Le libéralisme, un produit du protestantisme anglo-saxon ? C’est oublier l’impact des théologiens catholiques de l’Ecole de Salamanque<!-- --> | Atlantico.fr
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Une vue de l'Université de Salamanque.
Une vue de l'Université de Salamanque.
©DR / Capture d'écran

Pères spirituels

Les fondements de la liberté économique, de la légitimité du profit et de la justification du taux d'intérêt ne sont pas nés dans le monde protestant mais à Salamanque, dans l'Espagne du XVIe siècle.

Alexis Karklins-Marchay

Alexis Karklins-Marchay

Alexis Karklins-Marchay est chargé d'enseignement en finance à l'ESCP et à l'université de Caroline du Nord (États-Unis). Franco-américain, Alexis Karklins-Marchay est diplômé de Paris-Dauphine. Il est l'auteur de plus d'une centaine d'articles de finance, d'histoire et d'économie ainsi que d'ouvrages de théorie économique et de littérature.

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Atlantico : Quels ont été les atouts et les apports de l'École de Salamanque sur la réflexion économique moderne ?

Alexis Karklins-Marchay : L'École de Salamanque est le nom donné au XXe siècle à des théologiens (et des juristes) qui ont écrit tout au long du XVIe siècle, c'est-à-dire entre la fin de l'ère médiévale et la fin de la Renaissance. Ce nom vient de ce qui les réunit : avoir étudié et enseigné à l'Université de Salamanque, l’une des plus anciennes universités européennes, au même titre que La Sorbonne, Bologne, Oxford ou Coimbra au Portugal. Dès sa création au XIII siècle, Salamanque a été un lieu majeur de savoirs.

Fait trop méconnu du grand public, les théologiens de Salamanque ont grandement contribué à la philosophie politique moderne et à la réflexion économique. Ils ont notamment "inventé" le droit international avec Francisco de Vitoria (1483-1546). Ce dernier a nié la validité des bulles papales relatives à la possession des terres découvertes sur le continent américain. Il conteste en particulier le fait que conquérir un territoire rendrait le conquérant propriétaire. Il construit un argumentaire juridique et moral approfondi pour condamner la destruction des populations autochtones dans le contexte de la découverte des Amériques. Francisco de Vitoria a été l'un des premiers à concevoir l'idée des droits naturels, valables pour tous les êtres humains. C'était une révolution de l'écrire et de le penser ainsi dans une époque où beaucoup se plaçaient sous la protection divine pour justifier leurs exactions. Au XVIe siècle, l’Eglise est fortement interrogée sur la légitimité des massacres, de l'esclavage et de la possession des terres conquises. Rappelons-nous la célèbre controverse de Valladolid : les Indiens ont-ils une âme ou ne sont-ils que des enfants, voire des animaux ? Les théologiens de Salamanque ont eu le courage de démontrer que les Indiens étaient bien des êtres humains comme les autres, et qu'à ce titre, ils devraient avoir les mêmes droits que les Espagnols.

Dans le domaine politique, ils ont aussi apporté une réflexion intéressante sur les fondements de la souveraineté. Une distinction centrale a été notamment établie entre le pouvoir naturel d'un côté et le pouvoir spirituel de l'autre. Cela s’est accompagné d’une forme de rejet de l'autorité politique de l'Eglise et de l'absolutisme. J'insiste sur le travail réalisé et le cheminement intellectuel de ces théologiens du XVIe siècle pour arriver à cette distinction entre pouvoir naturel et pouvoir spirituel, dans une période où la Réforme mais aussi la contre-Réforme conduisent à repenser le pouvoir terrestre.

Un autre théologien très célèbre, Luis de Molina (1535-1600) défend l'idée que le pouvoir d'une nation réside dans les mains de chacun des administrés, que seul le peuple est souverain et qu'il peut décider de déléguer l'autorité politique à un ou à quelques hommes. Cela participe à l’idée que le pouvoir ne procède pas du divin mais que le pouvoir d'une nation réside dans les mains de chaque personne qui compose la communauté.

Sur le plan politique, Francisco Suarez (1548-1617) a été très influent dans la deuxième partie du XVI et au tout début du XVII siècle. Il considère que la forme de gouvernement la plus naturelle est la démocratie. La monarchie ou l'oligarchie peuvent être également acceptables mais uniquement si elles sont choisies et consenties par le peuple.

Ces théologiens ont ainsi posé les bases de réflexion du libéralisme politique.

Pourquoi est-il si important de redécouvrir cette école de pensée et les travaux des théologiens de l'École de Salamanque ? Quel a été leur héritage ?  

Pour le droit international, l’influence majeure de l'École de Salamanque est liée à la réflexion sur les droits naturels. Francisco de Vitoria a probablement été lu par Hugo Grotius (1583-1648), le père du droit international. Grotius va ensuite avoir beaucoup d'influence sur les Lumières écossaises au XVIIIe siècle, en particulier sur Francis Hutcheson et Adam Smith.

Les théologiens de l'École de Salamanque ont ainsi constitué un maillon important avec l'affirmation des droits naturels mais aussi du droit à l'émancipation. Le fait que chaque être humain puisse avoir les mêmes possibilités puisque nous avons tous les mêmes droits naturels. 

Sur le plan économique, l'héritage est encore plus important. Dans sa monumentale Histoire de l'analyse économique (1954), Joseph Schumpeter a été l'un des premiers à mettre en lumière les travaux de Salamanque en la matière.

Depuis, les travaux des historiens ont aidé à redécouvrir des textes remarquables datés du XVIe siècle.Des textes écrits en espagnol, parfois traduits,en anglais, rarement en français. Ces travaux ont permis de diffuser plus largement la connaissance des apports à la réflexion économique des théologiens. Grâce à eux, l'université de Salamanque peut-être désormais considérée comme l'un des berceaux de la pensée économique moderne.

Les "outils" contemporains du capitalisme en matière de banque, de fiscalité, de structures légales et de mécanismes assurantiels sont certes nés en Italie, à l'époque médiévale à Pise, à Amalfi, à Gênes, à Venise et à Florence. Mais nous avons peu d'exemples de réflexions économiques qui proviennent des cités marchandes italiennes. A l'inverse, les Espagnols étaient moins avancés sur les plans des outils du capitalisme. Mais, dès le début du XVI siècle, Salamanque et plusieurs lieux de la péninsule ibérirque, voient fleurir des réflexions économiques abouties.

Il faut rappeler qu'à la Renaissance, le commerce international est alors en plein essor en Europe, avec le nord de l'Italie et les Flandres comme places principales des échanges. Interrogé par des marchands d'Anvers, Francisco de Vitoria conclut que le commerce est légitime parce qu'il permet aux hommes de se rencontrer et qu'il contribue à la richesse de la communauté. Il y a donc une légitimation du commerce.

Un autre théologien, Diego de Covarrubias (1512-1577) s'appuie sur l'argumentaire de Thomas d'Aquin, et d'Aristote avant lui pour défendre l'idée que la propriété privée stimule l'activité économique. Luis de Molina explique lui que les biens sont mieux entretenus par un propriétaire privé que lorsqu'ils sont en propriété commune. Il y défend ainsi le travail et la propriété privée. L'héritage aristotélicien, notamment dans « L'Ethique à Nicomaque » et dans « La Politique », est évident.

Un autre théologien majeur de l’Ecole de Salamanque, Juan de Mariana (1536-1624) démontre que l'interventionnisme du prince déstabilise l'économie. Observant la situation espagnole, il constate que le royaume ne s'enrichit pas malgré ses conquêtes, malgré cet or et cet argent qui affluent des Indes. Pour lui, les interventions incessantes du roi dans l'économie en sont en partie responsables. Car elles se traduisent par une fiscalité lourde et défavorable au peuple, ainsi que par une appropriation d'une partie de la richesse des sujets pour nourrir la cour et ses fastes. Mariana considère qu’il faut avoir le consentement du peuple avant de prélever l'impôt et condamne toutes les formes déguisées de taxation, comme les monopoles d'Etat ou la manipulation des cours des monnaies. Ces réflexions sont d’une modernité remarquable.

Un autre théologien, peut-être le plus connu avec Vitoria et Molina, Martin d'Azpilcueta (1491-1586), originaire de Navarre, a établi les bases de la théorie quantitative de la monnaie, quelques années avant Jean Bodin en France (1530-1596) et bien sûr, plusieurs siècles avant Irving Fisher. Azpilcueta explique ainsi que pour combattre l'inflation, il faut éviter d'émettre de la monnaie à profusion. Il faut également équilibrer le budget royal. Il regrette lui aussi les dépenses somptuaires de la cour d'Espagne, à cause de ces commissions, des pensions royales et des postes octroyés à foison. Cela déstabilise complètement les finances royales.

Les théologiens de Salamanque vont également établir les fondements de la théorie subjective de la valeur. Alors que depuis Aristote (et jusqu'à Ricardo et Marx), la théorie principale voulait que la valeur d'un bien ne dépende que de la quantité de travail nécessaire à sa production (théorie de la valeur travail), Salamanque va apporter un nouveau regard, là encore révolutionnaire. Eux pensent que le juste prix d'un bien ne repose pas sur le travail et les coûts qui sont entrés dans sa production, mais de l'utilité que ce bien a pour l'acheteur. Cette théorie de la valeur subjective, longtemps occultée avant de prendre son envol à la fin du XIX siècle à la suite des travaux des économistes Jevons, Menger et Walras, pour finalement devenir la théorie de référence, trouve ses racines à Salamanque, trois siècles plus tôt.

Les théologiens espagnols ont enfin beaucoup réfléchi à propos de la légitimation du prêt à intérêt. Nous croyons souvent que c'est le calvinisme qui a transformé la vision sur l'intérêt financier. Les analyses puissantes de Max Weber dans son Ethique protestante et esprit du capitalisme, parfois en étant dévoyées, ont contribué à cette croyance largement partagée. En réalité, à la même époque que Calvin, Salamanque expliquait aussi que l'intérêt financier est justifié, en s'appuyant encore sur les arguments de Thomas d'Aquin mais en allant plus loin. Oui, les prêts à intérêt ne sont pas immoraux affirment-ils puisque l'intérêt doit contribuer à partager le profit réalisé par l'emprunteur, à rémunérer le risque pris par le prêteur, et à indemniser ce dernier qui se prive d'une somme d'argent pendant le prêt. Le prix du temps en quelque sorte.

En synthèse, l'Ecole de Salamanque a été décisive dans l'histoire de la pensée humaine, dans son apport à la modernité et en particulier dans les réflexions philosophiques et économiques à la base du libéralisme.  

Est-ce que ces idées et ces théories des théologiens de l’Ecole de Salamanque sont à l’origine de la pensée libérale ? La pensée et les écrits de ces théologiens sont-ils des sources d’inspiration pour réinventer et pour revaloriser le libéralisme comme vous le proposer dans votre ouvrage « Pour un libéralisme humaniste » ?

Je le crois sincèrement. N'oublions pas que ce sont des théologiens. Ils s'intéressent aux conditions de l'équité, de ce qui est juste, de l'éthique. Le fait de légitimer le profit, le commerce, le prêt à intérêt pour des questions de justice et pour des questions d'éthique contribue à démontrer les bienfaits du libéralisme économique. Ce dernier n'est pas seulement le système le plus efficace. Sous certaines conditions, il est aussi moralement le plus juste.

A travers mon ouvrage « Pour un libéralisme humaniste » (Presses de la Cité, 2023), j’ai souhaité rendre hommage à l'ordo-libéralisme, à ce libéralisme allemand de l'entre-deux guerres, qui a trouvé ensuite son accomplissement dans l'après-guerre. Dans cet ouvrage, j’aborde notamment la dimension humaniste du libéralisme. Ce dernier est trop souvent réduit à l'égoïsme et l'obsession du profit comme s'il en avait l'exclusivité. Pourtant, tant à Salamanque que chez les ordolibéraux, il y a bien une conscience des dérives possibles d'une société libre qui ne serait fondée que sur la recherche de l'intérêt personnel sans autre considération. L'être humain n'est pas seulement un homo oeconomicus ou un homo consumens. Il est aussi un homo spiritualis, un homo culturalis. Nous devons nous enrichir par la spiritualité et la culture, pas seulement par le commerce.

Un dernier mot sur l'influence de Salamanque. Dans un autre ouvrage, « Histoire impertinente de la pensée économique - D'Aristote à Jean Tirole » (Ellipses, 2016), j’étais revenu sur cette École et ses liens avec l'un des courants économiques libéraux modernes les plus influents. En l'occurrence l'école autrichienne, dont Ludwig von Mises, Friedrich Hayek et Murray Rothbard sont les représentants les plus connus. C'est d'ailleurs de ce courant dont le nouveau président argentin, Javier Milei, se revendique. Et bien, tous les grands thèmes philosophiques et économiques de l'école autrichienne peuvent se rattacher à des réflexions de leurs précurseurs espagnols. 

Je trouve d'ailleurs qu'il y a une sorte de "révolution copernicienne" à considérer que le libéralisme tel que nous le connaissons ne serait pas né dans des pays anglo-saxons comme on le croit souvent, mais dans les couloirs et les patios de l'une des plus vieilles universités catholiques d'Europe. Les peuples de culture latine devraient arrêter de souffrir de complexes vis-à-vis des Etats-Unis, du Royaume-Uni ou même de l'Allemagne. Salamanque a ouvert la voie de la liberté avant bien d'autres.

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