Le gâchis : tout ce (et ceux) que le droit du travail français a sacrifié sur l'autel du CDI<!-- --> | Atlantico.fr
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Le CDI enchaîne l'employeur à l'employé, rendant les licenciements très difficiles.
Le CDI enchaîne l'employeur à l'employé, rendant les licenciements très difficiles.
©Reuters

Ad vitam æternam

Ce mardi 9 juin, Manuel Valls doit présenter en Conseil des ministres une série de mesures visant à favoriser l'embauche dans les PME, excluant d'emblée en début de semaine dernière de modifier le CDI, qui plombe pourtant le marché de l'emploi.

François Taquet

François Taquet

François Taquet est professeur en droit du travail, formateur auprès des avocats du barreau de Paris et membre du comité social du Conseil supérieur des experts-comptables. Il est également avocat à Cambrai et auteur de nombreux ouvrages sur le droit social.

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Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Atlantico : Lors de ses concertations avec les partenaires sociaux, le Premier ministre s'est engagé à "ne pas toucher au contrat de travail". Il souhaite pourtant favoriser l'embauche dans les PME. Les deux objectifs sont-ils conciliables ?

Philippe Crevel : Non, pas du tout. Premièrement, aujourd'hui on voit bien qu'on a un problème sur le CDI et que cela fait vint ans qu'il existe. La preuve est que plus de 82% des embauches aujourd'hui se font en CDD ou sous forme d'intérims, quand en revanche le stock des emplois est en CDI (environ 80% des emplois). Tous les nouveaux entrants sur le marché du travail, du moins les 4/5ème, le font à travers des CDD, en travaillant par intérim, ou pas d'autres types de contrats. On voit bien qu'il y a aujourd'hui deux mondes du travail, celui constitué des "insiders", et celui des "outsiders". On peut évidemment le regretter, cependant une réalité économique s'impose et il faut, à un moment, poser la question du CDI, qui est aujourd'hui une machine à détruire des emplois et à pénaliser la compétitivité des entreprises.

Là où est dans la mauvaise foi ou dans l'aveuglement, c'est que d'un côté on souhaite évidemment inverser la courbe du chômage et que de l'autre on ne crée par les conditions réelles pour permettre la création d'emplois et assurer une équité, une égalité de traitement, entre ceux qui sont sur le marché du travail, et ceux qui sont à la recherche d'un emploi. Aujourd'hui toute sortie du monde du travail est une chute de cinq mètres, alors que cela devrait être une chute d'un seul mètre. De la même façon, ceux qui sont en dehors du marché du travail, doivent franchir l'Everest pour regagner un CDI. Il faudrait donc recréer quelque chose, ce qui ne veut pas dire pour autant détruire les droits sociaux. L'erreur est de considérer que le CDI est le summum en matière de droits sociaux, et qu'il n'y a pas un autre monde possible que le CDI. C'est là une erreur de la part de ce gouvernement, comme, d'ailleurs, des précédents.

François Taquet : Ne pas vouloir toucher au contrat de travail revient à ne rien vouloir faire ! Une des doléances des employeurs, surtout dans les TPE, est la complexité du Code du travail (avec ses 12 000 articles…contre 54 pour la Suisse !) et a multiplicité des contrats de travail (38, certains pays comme la Grande Bretagne connaissant le contrat de travail unique).

On pourrait comprendre cette position dès lors que notre système en vigueur protégeait les salariés. Mais c’est le contraire ! Finalement nous avons un système aujourd’hui qui a ce double effet de déplaire tant aux employeurs qu’au salariés. Avec au milieu, un gouvernement qui semble s’en contenter !

On a l'impression que le CDI a aujourd'hui été "totémisé" en France, qu'il s'agit d'une pierre angulaire intouchable. Comment le droit du travail a-t-il été modifié en ce sens ? Quelles sont les dispositions venues le contourner afin de ne pas le remettre fondamentalement en cause ?

Philippe Crevel : On voit bien qu'aujourd'hui on a contourné l'obstacle à travers, d'un côté, les contrats à durée déterminée qui permettent de s'affranchir, à la fois, des règles d'ancienneté et également d'un certain nombre de blocages liés au droit des licenciements. Ensuite, il y a le travail à temps pareil, qui s'est beaucoup développé ces dernières années, qui permet de s'affranchir d'un CDI à temps plein. Il y a aussi le recours à l'intérim, par définition plus flexible. D'ailleurs, ce qui est fou c'est que le patronat est prêt à accepter une majoration du coût du travail à travers le coût plus élevé de l'intérim, et cela afin de bénéficier de la souplesse, de pouvoir recruter ou non un travailleur intérimaire en fonction de son carnet de commande, et cela se fait au détriment des salariés et de la fiche de salaire.

Au niveau légal, certains ont voulu tordre le cou aux CDD en interdisant leur prolongation, leur renouvellement ou en limitant leur durée. Pourtant, on vient bien qu'aujourd'hui il existe un certain consensus, à droite comme à gauche, avec les partenaires sociaux pour laisser le droit du CDD tel qu'il est. Il s'agit d'accords progressifs depuis maintenant une vingtaine d'années. Il y a bien eu quelques tentatives pour freiner sa durée, et son renouvellement (pas plus de deux fois), mais il y a globalement un statuquo sur le CDD et sur l'intérim. Il y avait également, sur le temps partiel, l'idée de limiter la multi-activité. Cependant, on voit bien aujourd'hui que plus de 80% des nouveaux emplois se dont par cette forme-là, donc les toucher revient à prendre un risque important d'accroitre le chômage. Plus personne ne veut donc toucher au CDD, à l'intérim ou au tems partiel.

François Taquet : Notre système est pour le moins  paradoxal et les idées véhiculées reposent bien souvent sur des malentendus.

Le sésame et le contrat classique pour un salarié est le CDI. Or, 80% des embauches en France se font sous CDD. Quand on sait que le CDD ne peut être utilisé que dans des cas exceptionnels (surcroit d’activité, absence pour maladie, contrat saisonnier…), on se dit qu’une majorité de ces contrats est conclue illégalement et camouflée de fait des périodes d’essai ! Déjà là, les pouvoirs publics devraient s’interroger sur un arsenal légal qui ne correspond absolument pas à la pratique, mais qui, paradoxalement donne lieu à peu de contentieux.

Mais là où le système devient cocasse, c’est que la souplesse du contrat de travail pour les employeurs se rencontre davantage dans le cadre du CDI que dans celui du CDD. En effet, rompre un CDD par anticipation est une opération très périlleuse pour un chef d’entreprise et qui peut donner lieu à des dommages intérêts très élevés. 

Le CDI est pourtant porteur d'effets pervers pour le marché de l'emploi et l'économie française. Quels sont les principaux effets pervers du CDI et les modifications qu'il a connu ?

Philippe Crevel : Le CDI en tant que tel est aujourd'hui pervers pour l'économie à cause de sa rigidité pour les licenciements, mais également de son rattachement à des droits à l'ancienneté. Une fois qu'on est rentré dans le statu du CDI, on bénéficie à la fois de la protection de l'emploi et d'une augmentation récurrente du salaire, à laquelle s'ajoute d'autres droits. Les conditions de rémunération et de protection en matière de chômage, les contraintes en matière de licenciement, font du CDI, à tort ou à raison, un totem auquel personne ne veut toucher. De l'autre côté, le patronat, lui, en fait une montagne.

D'autre part, le CDI est aujourd'hui antiéconomique car il freine la mobilité, l'initiative de la part des entreprises qui ne veulent pas embaucher en CDI et investir dans l'humain. Le développement des entreprises est donc entravé, et cela se révèle contre-productif. Par ailleurs, quelqu'un qui a un CDI aura peur de prendre des risques, sa mobilité sera donc freinée. Cela ne facilite donc pas le dynamisme économique. Il faudrait supprimer la notion de droit à l'emploi pour la remplacer par celle de droit à la personne, globalement c'est l'individu en tant que tel qui compte, et les droits sociaux devrait être attachées non pas à l'emploi qu'on occupe mais à la personne que l'on est.

Les employeurs sont frileux à l'embauche car ils pensent aux coûts de licenciement si la personne ne fait pas l'affaire, si la conjoncture sur leur marché se retourne. Ils se immédiatement qu'il faudra mettre en place un plan de licenciement, le justifier auprès de la direction du travail, qu'il sera impossible d'embaucher qui on souhaite à cause de la priorité de réembauche … Toutes ces contraintes réglementaires sur les licenciements pèsent sur les employeurs et le rend frileux.

François Taquet : Le professionnel que je suis entend toujours les mêmes souhaits de la part des chefs d’entreprise : simplicité à l’embauche, simplicité dans les modes de rupture, sécurisation du licenciement ! Car, aujourd’hui, il faudrait que nos politiques comprennent que notre droit du travail a le triple inconvénient de mécontenter le chef d’entreprise, de le dissuader d’embaucher et de ne pas protéger le salarié ! Amer constat ! Et soyons clair, ce n’est pas en créant un plafonnement d’indemnités de rupture abusive (dont on peut d’ailleurs s’interroger sur le montant) que la situation va se modifier ! Une piste intéressante serait de créer un contrat de travail unique, comme cela se pratique dans d’autres pays !

Pourquoi refuser cette solution sauf à vouloir maintenir 80% des premiers embauchés dans la précarité, et revoyons dans le même temps les différents modes de rupture du contrat de travail afin de garantir la sécurité juridiques des entreprises !

Quel est aujourd'hui le profil type de l'employé en CDI ? De celui qui en est exclut et qui bénéficie d'un contrat qualifié de "précaire" ? Finalement qui est vraiment "protégé" par un CDI maintenant ?

Philippe Crevel : Le CDI est aujourd'hui le cœur des salaries, avec plus de 80% d'entre eux qui sont sous ce contrat. C'est quand même très important. On va trouver le cœur de la population active, c'est-à-dire les 30-55 ans, on trouve là 90% de CDI. C'est la première grille. La seconde est celle des salariés des grandes entreprises, qui sont souvent en CDI, grâce aux conventions collectives de branche etc. Ce sont, notamment, les entreprises qui ont beaucoup embauché dans les années 60/70.

On va trouver le travail en  CDD ou en intérim chez les nouveaux entrants, donc chez les jeunes, de 18 jusqu'à 30 ans. Et on peut également retrouver, en fin de course, des seniors, qui ont des difficultés à retrouver un emploi s'ils sont tombés de cheval. Pour ces seniors de 50-55 ans, il s'agit souvent de petits boulots, d'intérims, ou bien ils se mettent à leur compte, comme consultants, comme indépendants, travailleurs non salariés (TNS) … On voit une très forte progression du nombre de TNS, qui est également une forme de remise en cause du CDI, à défaut de pouvoir être salarié on est prestataire de services.

 Le CDD bénéficie d'un certain nombre de protections, il y a la prime en fin de contrat, le fait que pendant le contrat on peut être plus protégé qu'avec un CDI. Cependant, pour une grande partie de la population le CDI reste un graal. Le CDI est souvent vu comme l'équivalent du statut de fonctionnaire, et cela surtout dans les grandes entreprises, il y a un parallèle fonction publique/CDI. Après, il est vrai qu'aujourd'hui nous sommes dans une société qui est plus mobile, qu'on doit pouvoir changer, qu'on peut en avoir envie plusieurs fois, et c'est vrai que la logique d'un contrat attaché à la personne est plus moderne que le CDI qui est le symbole des années 60 et de ses très grands combinats économiques.

François Taquet : Dans la croyance populaire, on peut penser qu'un salarié en CDI est d'avantage protégé. En droit certainement pas. C’est même l’inverse. Actuellement, tous les plans de licenciements économiques ne concernent que les CDI. Et pour cause. En effet, les salariés sous contrats précaire ne peuvent être licenciés économiques. Ce qui démontre, si cela était encore nécessaire que le CDI ne donne aucune protection particulière au salarié. Il est paradoxal que gouvernement et syndicats s’arque boutent sur des images qui ne correspondent plus à la réalité.

En quoi le CDI a-t-il contribué à creuser un profond fossé entre les insiders du marché du travail (les salariés en CDI) et les outsiders (les autres) ? Comment cette inégalité se manifeste-t-elle ?

Philippe Crevel : Le CDI est souvent attaché à la grande entreprise, ainsi l'insider, celui qui est dedans, bénéficie d'une protection du droit du travail qui fait que le licenciement est difficile à mettre en œuvre, deuxièmement des avantages sociaux du comité d'entreprise, mais aussi, même si ce n'est plus tout à fait vrai, de l'accès à la complémentaire d'entreprise qui était en général bonne. Il y a une série d'avantages du fait qu'on est dans une forme d'emploi permanent, en particulier dans une grande entreprise.

L'outsider est dans une situation non-continue, il ne peut donc bénéficier, sur l'ensemble de sa carrière professionnelle, des avantages liés au CDI.

L'idée d'évoluer vers un contrat unique, à l'anglaise, se justifie-t-elle économiquement ? En France cette réforme est-elle plausible ?

Philippe Crevel : En France, il y a des progrès qui ont été faits. Par exemple, le compte formation, qui a permis de détacher les droits de formation de l'entreprise dans laquelle on était. Ces droits sont maintenant attachés à l'actif, au salarié, et s'il sort de l'entreprise il ne perd pas ses droits à la formation. C'est une avancée, mais il faut aller plus loin. En matière de droit du chômage, d'allocations, de protection et de couverture, il faut être dans une situation d'égalité, qu'on soit en CDI, en CDD, dans une grande entreprise, une PME etc. Il faut donc détacher cela de l'entreprise et même du statut. Sur la question des salaires, aujourd'hui le CDI bénéficie de clauses de revalorisation annuelle de son salaire, ce qui fait qu'un sénior coûtera très cher, par rapport à un jeune, de plus il est difficilement licenciable car il a acquis des droits au sein de son CDI. Cela se retourne contre les jeunes, qui ne peuvent entrer, et ceux de plus de cinquante ans, licenciés, qui ne peuvent pas retrouver d'emploi. Là le CDI est pervers, il faudrait, à travers un mécanisme assurantiel, faire qu'un certain nombre de droits soient détachés de l'entreprise et géré à l'extérieur de l'entreprise pour éviter qu'une entreprise voulant embaucher quelqu'un de 50 ans prenne plus de risques qu'avec quelqu'un de 35. Il faut donc externaliser les coûts.

Globalement, le contrat unique fait aujourd'hui peur. Il faudrait peut-être lui trouver un autre nom. Mais il faut que le contrat de travail soit attaché à la personne, avec des droits réels, sociaux, qui existent : le droit à la formation, une certaine garantie de revenu quelque soit son âge (on ne peut pas dire à quelqu'un de 50 ans qu'il gagnera quatre fois mois qu'avant).

François Taquet : C’est la situation économique favorable qui créera de l’emploi. Le rôle du juriste se résume à plusieurs choses : ne pas créer de freins à l’embauche et trouver un équilibre entre les droits légitimes des salariés et l’avenir de l’entreprise. Nous en sommes très loin. Il y a de cela deux ans, nous avions organisé un colloque à l‘Assemblée Nationale (GESICA – IESEG) intitulé : le droit du travail français est il un frein à la compétitivité des entreprise ? La réponse on s’en doute a été positive : trop de texte, trop de contraintes, une administration trop punitive. Tout cela à l’encontre de cette idée du Président Pompidou qui soutenait qu’il fallait arrêter d’ "emmerder" les Français. Quand les hommes politiques, de quelque bord qu’ils soient, prendront ils enfin conscience de cette réalité ?

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