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Le bio n’est pas épargné par la menace et les dangers de la fraude alimentaire.
Le bio n’est pas épargné par la menace et les dangers de la fraude alimentaire.
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Bonnes feuilles

Ingrid Kragl publie « Manger du faux pour de vrai » aux éditions Robert Laffont. La fraude alimentaire est un business juteux. Et pour cause : vendre de la nourriture trafiquée, illégale, contrefaite, contaminée est moins risqué – et parfois plus rentable – que de s'adonner au trafic de drogue ou d'armement. Cette enquête décrypte un phénomène savamment occulté. Extrait 2/2.

Ingrid Kragl

Ingrid Kragl

Journaliste, Ingrid Kragl enquête, creuse, recoupe, informe pour l'ONG foodwatch. "Manger du faux pour de vrai" est son premier ouvrage.

Voir la bio »

On est champions, on est champions… ou presque. Les Français dépensent en moyenne 178 euros par an en bio ; soit plus que les 144 euros dépensés par les Allemands, mais moins que les Suédois qui y consacrent un budget de 264 euros. Une alimentation bio ayant le vent en poupe (croissance à deux chiffres), une « envie de bio» partagée par toutes les tranches d’âge de la population, voilà de quoi réjouir le président et le directeur de l’Agence bio.

Défiance

Les consommateurs étant en effet de plus en plus sensibles au respect de l’environnement, attentifs à la qualité des produits et soucieux de l’impact de l’alimentation sur leur santé, ils voient dans ce mode de production une démarche saine. En 2019, près de trois Français sur quatre déclaraient consommer bio au moins une fois par mois et un sur sept tous les jours. Nous sommes donc de plus en plus demandeurs. Soit, mais, face à l’offre de produits qui s’élargit dans les supermarchés, nous voilà devenus sceptiques. Car l’alimentation arborant ce label n’est pas forcément locale, et les produits suremballés de plastique. Et faire pousser des tomates bio sous serres chauffées n’est en rien écolo… Dès lors surgit un paradoxe : l’engouement est mis en balance avec une défiance qui monte. Ainsi, en 2015, le taux de confiance dans le bio atteignait 82%, en 2019 il chutait à 59%, et même à 57 % concernant les marques distributeurs.

Vrai bio, faux bio : dans mon entourage – et peut-être aussi le vôtre – le débat fait désormais rage. En France, plus de 60% des interrogés doutent que le bio le soit vraiment. De fait, le secteur n’échappe pas aux fraudes, comme je vais le détailler en un menu où se retrouvent céréales, pommes, piments, œufs… Le tout assaisonné par des réseaux du crime organisé.

Multiples contrôles, oui, mais…

Il faut savoir que l’alimentation biologique est beaucoup plus contrôlée que n’importe quel autre secteur conventionnel. En bio, le cahier des charges est très strict, les rendements moindres qu’ailleurs. Dès lors, cette production s’avère beaucoup plus contraignante, ce qui justifie les prix plus élevés. Ainsi, pour produire de la viande bio, un éleveur doit renoncer aux antibiotiques, prévoir de l’espace pour l’animal, un accès vers l’extérieur, lui fournir une alimentation en priorité issue de la ferme.

Avec l’appétit pour le bio en hausse et l’offre qui peine à suivre, forcément la fraude gagne du terrain. Il faut parfois aller chercher les produits biologiques plus loin, multiplier les intermédiaires, passer par des traders, d’où des risques supplémentaires. L’expansion rapide du marché a ouvert la porte à des opérateurs peu scrupuleux en quête de profit facile. D’autant que les risques sont limités : une fois pris, ils voient juste leurs produits déclassés en conventionnel (et plus vendus au prix du bio). La marchandise, frauduleuse, n’est en rien rappelée et circule ensuite librement… Résultat, le faux bio peut envahir nos marchés pendant des années avant que ce soit découvert, comme ces ananas en provenance du Costa Rica exportés depuis quatre ans avec des certificats complètement frauduleux.

Qu’est-ce que du faux bio?

Un produit ne peut être vendu bio que s’il est certifié bio. Cela signifie que, pour apposer le logo vert à feuille, il faut qu’un organisme certificateur ait fait le job d’aller vérifier sur place que les pratiques du producteur, de l’usine de transformation ou de la chaîne de distribution sont conformes au cahier des charges bio tel que défini dans le règlement européen 834/20071 . «Les auditeurs d’un organisme de certification sont là pour évaluer un mode de production spécifique à l’agriculture biologique; de la même façon que les commissaires aux comptes auditent chaque année les comptes des entreprises pour attester qu’elles font les choses dans les règles de l’art, explique Philippe Thomazo, directeur général d’Ecocert, certificateur français actif dans 130 pays. Tous les opérateurs dans le secteur de l’alimentation biologique doivent se soumettre volontairement à ces audits, ils n’ont pas le choix s’ils veulent garder leur certification. Cela demande un effort conséquent pour les gens qui s’engagent en bio, il faut le souligner. » Si Ecocert certifie près de 60% des opérateurs bio en France, dans l’Hexagone les organismes aptes à agréer ces labels sont au nombre de douze. Les codes leur correspondant sont sur les emballages : FR-BIO-01 pour Ecocert, FR-BIO-10 pour Bureau Veritas, FR-BIO-16 pour Qualisud, etc.

Produire de l’alimentation bio ne se résume pas à évincer les pesticides, comme la plupart d’entre nous le croient. Un opérateur bio doit – c’est la loi – démontrer qu’il a tout mis en œuvre pour respecter les règles de cette agriculture. Le bio, en fait, est une obligation de moyens, non de résultats, ce qui peut surprendre. «On s’interdit d’utiliser des substances. Mais 93% des surfaces cultivées en France ne sont pas bio, donc un agriculteur bio peut être exposé à un coup de pulvérisation du champ voisin conventionnel. Et une contamination arrive. Des traces de résidus infimes sont possibles », explique Charles Pernin, délégué général du Synabio qui regroupe deux cents acteurs du secteur (des petits producteurs, des PME et des entreprises de taille intermédiaire dont des marques connues). Si le fermier conventionnel a traité son champ avec des produits phytosanitaires et qu’un gros coup de vent en amène vers l’espace bio du fermier qui se fait contrôler par le certificateur ce jour-là, forcément apparaîtront des résidus. Ce qui ne veut pas dire que le producteur triche. Évidemment, les auditeurs ne s’arrêtent pas à ces simples constats de résidu de pesticides, ils doivent aussi enquêter en profondeur pour comprendre, vérifier la manière dont le fermier travaille. Philippe Thomazo précise : «Un produit bio est issu d’un système de production très différent du conventionnel. La production en biologique respecte la terre, le sol, la santé du paysan (qui n’est pas exposé à des quantités de pesticides dangereuses), celle des consommateurs. C’est un système agricole qui veille à nourrir le sol et pas la plante avec des intrants chimiques. Le bio préserve la biodiversité, est engagé dans la rotation des cultures. Cultiver du maïs tous les ans sans utiliser de pesticides par exemple n’a aucun sens écologique, car cela épuise les terres. Il faut que la rotation des cultures soit intelligente. C’est un savant dosage et une responsabilité.»

L’organisme certificateur, on l’a compris, ne se contente pas de vérifier que le producteur se passe de pesticides. À la différence des fabricants d’aliments du conventionnel, les producteurs bio sont soumis à une sacrée pression : une fois par an au moins, Ecocert me dit visiter toutes les exploitations certifiées par elle. «Cela tourne plutôt autour de 1,5 contrôle par an pour les producteurs en France, indique Philippe Thomazo. Un contrôle annoncé par opérateur et un inopiné pour deux opérateurs. Tandis que chez les distributeurs et transformateurs bio (industrie agroalimentaire), on est sur une fréquence légèrement plus élevée, pouvant aller jusqu’à deux contrôles annuels. »

De la même façon qu’il y a des inspecteurs spécialisés dans les produits de la pêche ou la viande, les organismes certificateurs accueillent dans leurs rangs des experts en apiculture, en vanille, en viticulture, en fruits exotiques, etc. Plus que tout autre secteur agroalimentaire, le bio est donc tenu à l’œil de très près. «Ces contrôles exigeants de conformité constituent une garantie assez forte pour les consommateurs, poursuit le DG d’Ecocert. En bio, c’est absolument toute la chaîne qui est contrôlée : du producteur au distributeur. »

Les fermiers, éleveurs, industriels, distributeurs doivent donc être capables, une à deux fois par an, de mettre sur la table tous les documents et de démontrer la traçabilité sans faille de leurs matières premières, d’un bout à l’autre de la chaîne. En cas de doute, les auditeurs effectuent des prélèvements, envoient des échantillons de terre ou de produits au labo. Sur les 60000 contrôles effectués par Ecocert chaque année, 10% s’avèrent non conformes. Parce qu’il y a bien sûr des ratés dans le bio, comme ailleurs. «Parfois, c’est par ignorance, constate Philippe Thomazo, surtout chez un agriculteur qui se lance. S’il n’est pas suffisamment informé, formé, ça peut donner des couacs. »

La sanction est alors une suspension immédiate de certification ou un retrait de celle-ci. On ôte le caractère bio à tout ou partie de la production, procédure appelée le déclassement vers du conventionnel. Le produit n’a plus le droit de se prétendre bio. Il arrive même que, suite aux inspections, les produits doivent être retirés des rayons des supermarchés; c’est arrivé en France avec une huile qui n’avait de bio que le nom. Mais, là encore, les consommateurs ne sont pas nécessairement informés par des rappels publiés sur les sites officiels…

Dans tous les cas, les organismes certificateurs informent la Répression des fraudes des non-conformités et déclassements qu’ils décident. L’année suivante, en cas de suspension temporaire, l’opérateur pourra postuler de nouveau en vue de récupérer sa certification bio, mais il sera surveillé de très près. Si la certification lui a été retirée à cause de manquements graves – par exemple l’utilisation volontaire de produits interdits ou une comptabilité incomplète qui ne permet pas de vérifier la traçabilité des produits –, il n’aura pas le droit de la retrouver avant deux à trois ans. Parfois, enfin, l’organisme certificateur doute, suspecte une double comptabilité, une fraude. Chez Ecocert, ce type de suspicion remonte auprès de la Répression des fraudes plusieurs fois par an.

Vrai ou faux bio : une sacrée différence de prix

L’appât du gain pousse à la fraude. Si un opérateur remplace un important volume de pommes bio par des conventionnelles, au bout du compte, il empochera des profits vertigineux. À la Commission européenne, on reconnaît que « la différence de prix substantielle entre les produits biologiques et les produits conventionnels (en moyenne environ 30% plus élevée), rend le secteur économiquement intéressant. En décembre 2020, Europol a révélé qu’un groupe de criminalité organisée, opérant en Espagne mais qui commerçait aussi en France, vendait des pistaches biologiques jusqu’à 80% plus cher que celles issues de la production conventionnelle … alors qu’elles étaient notamment traitées avec du glyphosate. L’économie de la fraude biologique se caractérise par des bénéfices élevés, de faibles pénalités, une faible probabilité de détection, qui se traduisent par des profits élevés pour les fraudeurs. Actuellement, comme il n’y a pas d’harmonisation au niveau de l’UE sur un catalogue de sanctions, certaines sanctions sont relativement laxistes, les sanctions financières sont rares et limitées, voire inexistantes».

En 2019, l’Europe a donc décidé de se concentrer sur la fraude dans le bio. Seize pays de l’Union européenne ont participé à une vaste opération dans le cadre d’Opson VIII, coordonnée par le Réseau européen de lutte contre la fraude (Food Fraud Network), Europol et Interpol. L’une des actions, Bad Juice, a permis de démanteler un réseau organisé tentaculaire vendant du jus de pomme concentré bio supposé européen, mais fabriqué en réalité avec des pommes pourries serbes, impropres à la consommation en raison de la présence de mycotoxines (patuline). Or la patuline est pathogène, reconnue pour provoquer des désordres gastro-intestinaux avec ulcérations, distensions et hémorragies, voire des perturbations de la fonction rénale à plus forte dose, selon l’Anses. Les fruits en décomposition étaient aussi contaminés par des produits chimiques, tels que des fongicides, des insecticides et des herbicides, non autorisés dans l’agriculture biologique. À la mixture finale, les fraudeurs ajoutaient de l’eau et du sucre pour faire passer leur breuvage ni vu ni connu auprès des acheteurs européens.

Plusieurs entreprises étaient impliquées. Plus de 1400 tonnes de ces faux jus ont été saisies pour une valeur d’environ 5 millions d’euros, 9 personnes arrêtées et plus de 6,5 millions d’euros saisis par les inspecteurs de l’ICQRF et la Guardia di Finanza de Pise, les deux sociétés qui revendaient les produits serbes frelatés étant basées en Italie. Les autorités reconnaissent que ces «mauvais jus» ont été achetés par des entreprises leaders de l’industrie agroalimentaire européenne, notamment pour fabriquer des confitures et marmelades. Ce sont des organismes de contrôle néerlandais et allemands qui avaient sonné l’alarme, ayant de sérieux doutes quant à l’origine et la production du jus de pomme concentré. Mais rien, malheureusement, n’a filtré sur les marques concernées… Malgré les quantités astronomiques, on n’en a jamais rien su.

(…)

En France, un produit biologique n’arrive sur le marché qu’avec des papiers en règle : un certificat d’inspection biologique (COI), délivré en plus du document sanitaire commun d’entrée pour les marchandises soumises à contrôle sanitaire. Ce document électronique atteste la qualité biologique des produits et doit être délivré par un organisme tiers officiellement reconnu par la Commission européenne. Onze postes de contrôle frontaliers de la Répression des fraudes ont été ouverts : Marseille, Le Havre, Roissy, Saint-Nazaire, Bordeaux, Perpignan, Dunkerque, Lyon, Strasbourg, la Guadeloupe (Les Abymes) et la Réunion (Saint-Denis).

Or, en 2018, 1 produit sur 12 contrôlé était non conforme (8,1%). Mais, pour certaines denrées, le taux montait, notamment à cause de la présence de pesticides dans des baies de goji originaires de Chine (17%) ou des piments venus d’Égypte (23%). Quant à des arachides en provenance du Sénégal, elles présentaient un taux de non-conformité très élevé (80%), dû au risque de contamination aux aflatoxines. En principe, chaque lot doit être accompagné d’un certificat sanitaire et avoir fait l’objet d’une analyse avant son exportation vers l’Union européenne. Mais, dans les faits, la DGCCRF constate que « la certification des produits biologiques est difficilement respectée par les pays tiers » (comprenez : hors l’Europe). La moitié des certificats bio contrôlés en France le sont pour des produits provenant du Maroc, de la Turquie, de la Tunisie, de Madagascar, d’Inde, de Chine, du Sri Lanka, du Japon et du Pérou, et, souvent, ça coince. «De nombreuses erreurs dans l’établissement et la validation des certificats par l’organisme certificateur du pays tiers sont constatées lors des contrôles documentaires. » Une centaine de certificats a ainsi été rejetée en 2018. Sur les 9 000 lots d’aliments biologiques contrôlés par la Répression des fraudes (environ 145000 tonnes), 274 tonnes ne satisfaisaient pas aux critères. Cela fait tout de même beaucoup de produits essayant de se faire passer pour ce qu’ils n’étaient pas…

Il y a donc du faux bio en circulation chez nous, c’est indéniable. Après vérifications sur les marchés, dans les restaurants, les grandes surfaces et les domaines viticoles, la direction départementale de la protection des populations des Alpes-Maritimes a estimé, fin 2019, que 30% des produits bio étaient frauduleux. «Un primeur antibois a reçu une visite surprise pour avoir écrit “bio” sur son ardoise alors que les fruits et légumes qu’il vendait présentaient des pesticides », relate France Bleu. Pas de bol, son certificat était falsifié…

A lire aussi : La fraude alimentaire nuit gravement à la santé

Extrait du livre d’Ingrid Kragl, « Manger du faux pour de vrai, les scandales de la fraude alimentaire », publié aux éditions Robert Laffont

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