La rupture entre le général de Gaulle et Georges Bidault autour de la question de l’Algérie française<!-- --> | Atlantico.fr
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Georges Bidault répond aux journalistes le 05 juin 1953, à la sortie de l'Elysée où il s'est entretenu avec le Président de la République Vincent Auriol.
Georges Bidault répond aux journalistes le 05 juin 1953, à la sortie de l'Elysée où il s'est entretenu avec le Président de la République Vincent Auriol.
©INTERCONTINENTALE / AFP

Bonnes feuilles

Maxime Tandonnet publie « Georges Bidault, De la Résistance à l’Algérie française » aux éditions Perrin. Militant chrétien sous l'entre-deux-guerres, Georges Bidault est devenu, en 1942, le plus proche compagnon de Jean Moulin avant de lui succéder à la tête de la résistance intérieure. Ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle à la Libération, il prit personnellement une part déterminante à la reconquête du « rang » international de la France en 1945. Au début des années 1960, son engagement en faveur de l'Algérie française acheva de le diaboliser et d'en faire un authentique paria contraint à l'exil. Extrait 2/2.

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

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Le Moulinois songeait depuis longtemps à un retour au pou‑ voir du général de Gaulle. À l’occasion d’un dîner dans les premiers jours de 1958, il prit à part Michel Debré : « Pourquoi vous donnez-vous tant de mal ! Restez donc tranquille ! Votre Général va revenir. Voilà qui est maintenant certain. Tout travaille pour lui, les hommes comme les événements. » Toutefois, il jure de n’avoir participé « à aucun des complots du 13 mai ».

Après son échec à la présidence du Conseil, il s’en remet à cet ultime espoir. Au lendemain de la constitution du Comité de salut public d’Alger, tandis que la France sombre dans le chaos, il écrit à l’ermite de Colombey-les-Deux-Églises : « Le second et dernier président du Conseil national de la Résistance vous adjure de jeter dans la balance le poids de votre nom et de votre parole pour le salut de la patrie en péril. Il est bien tard. Je crois qu’il n’est pas trop tard. » Autrement dit, vous seul êtes désormais en mesure de sauver l’Algérie française. Jean Lacouture parle d’un « premier ralliement de poids ». Le jour même, par un communiqué de presse, de Gaulle se déclare « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Un témoin de ces événements, le préfet Jacques Bruneau, proche collaborateur de Charles de Gaulle, rapporte que la lettre de Bidault fut déterminante dans la prise de position du Général, comme ce dernier le lui a personnellement confié.

Le 27  mai, de retour à Colombey-les-Deux-Églises après un passage à Paris, de Gaulle publie un nouveau communiqué : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain, capable d’assurer l’indépendance et l’unité du pays. » Le jour même, devant l’Assemblée nationale, Georges Bidault met durement en cause Pierre Pflimlin, président du Conseil, auquel il reproche l’opacité de ses contacts avec le Général. Puis, sous les acclamations d’une partie des députés, en particulier les gaullistes, il exalte une nouvelle fois la politique d’intégration, la République une et indivisible comme la nation elle-même, de Dunkerque à Tamanrasset :

Récemment, un chef de gouvernement que j’ai beaucoup combattu –  je le nomme, c’est M.  Pierre Mendès France –  a parlé des « grands ancêtres ». Lorsqu’il s’agissait de la défense de la République, les grands ancêtres disaient, « vive la nation ». M.  le président du Conseil, vous avez à sauver la nation, la République comprise, bien entendu, que l’on ne peut séparer d’elle. La patrie n’est pas séparable de la République. Mais je vous en conjure, ne nous présentez rien et ne nous dites rien qui nous permette de penser qu’en cette circonstance, la République puisse être par vous, une seconde, séparée de l’unité de la nation [de Dunkerque à Tamanrasset] !

Le dimanche 1er juin 1958 à 23 h 30, désigné par René Coty après la démission de Pierre Pflimlin, « le plus illustre des Français » (selon la formule du chef de l’État) obtient la confiance de l’Assemblée nationale par 329 voix contre 224. L’adoption d’une nouvelle Constitution, renforçant l’autorité du président de la République et du gouvernement, est au cœur du programme de Charles de Gaulle. Et Bidault a voté en faveur de ce dernier… À sa demande, il est reçu au lendemain de cette investiture par le nouveau président du Conseil à Matignon. Leur contact, le premier depuis six ans, intervient dans le fil des consultations que mène le Général en vue de la formation de son ministère. Le nouveau chef de gouvernement s’attend à ce que Bidault sol‑ licite une place ou un rôle dans son équipe. « Parlons d’abord de vous ! » lui suggère le Général.

— Il ne s’agit pas de moi et je ne tiens pas à parler de moi.

— Mais si, vous avez été gentil avec moi ces derniers temps quelles que soient les graves contestations que nous ayons eues. […]

— […] Il faudra que, mais pas tout de suite, un peu plus tard, ceux qui ont été à l’origine de ce grand sursaut national, c’est-à-dire vous-même, Soustelle, Morice, veniez dans mon gouvernement. Au revoir, mon cher président.

Par la suite, l’annonce de la composition du nouveau ministère déçoit les partisans de l’Algérie française. La présence de personnalités favorables au dialogue avec le FLN, dont Pierre Pflimlin, ministre d’État, conjuguée à l’absence de Soustelle, nourrit leur suspicion envers les intentions profondes du Général et sa détermination à préserver l’appartenance des départements du sud de la Méditerranée à la France.

Georges Bidault est de nouveau reçu par de Gaulle au début du mois de septembre 1958. L’ancien ministre des Affaires étrangères fait part à ce dernier de son projet de se rendre en Algérie. Il entend y lancer un appel en faveur du « oui » au référendum prévu le 28 sur la nouvelle Constitution établissant la Ve  République. Celui qui fut l’accoucheur de la IVe  République se range ainsi au constat de son échec et de la nécessité d’un changement des institutions. Sa démarche procède d’un ralliement en bonne et due forme au futur régime et à son fondateur ; elle tend à reconstituer le tandem explosif, mais efficace, qui avait permis la reconquête de la place de la France au premier rang des nations de septembre 1944 à janvier  1946. Pourtant, le Moulinois se froisse de la froideur avec laquelle de Gaulle accueille son initiative, « qu’il approuva sans chaleur ni déplaisir apparent. »

Ce voyage est le premier connu de Georges Bidault en Afrique du Nord. C’est avec un profond enthousiasme qu’il foule le sol de cette terre française dont il a si souvent parlé dans ses cours d’histoire et de géographie sans la connaître vraiment. Quelques souvenirs littéraires tintent dans son cerveau. « Féerie inespérée et qui ravit l’esprit ! […] Qu’elle est jolie, la ville de neige sous l’éblouissante lumière ! Une immense terrasse longe le port, soutenue par des arcades élégantes […]. On regarde, extasié, cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle […]. Partout grouille une population stupéfiante. »

D’ailleurs le 15 septembre, le jour même de son arrivée, sa première déclaration à la presse se ressent de cette euphorie : « Je suis venu à Alger […] pour demander à ceux qui ont le souci de la fierté et de la grandeur nationale de se prononcer en faveur du “oui” au référendum. L’Algérie a montré hier le chemin de l’union, et même de l’unité. Il lui appartient de prolonger cet exemple pour que se réalise, des deux côtés de la Méditerranée, cette intégration des âmes, des esprits et des intérêts, sans laquelle tout ce qui a été accompli serait à perdre ou à recommencer. »

Dans son esprit, le « oui » à la Constitution du général de Gaulle se confond avec un « oui » à l’Algérie française. Car la nouvelle République doit être, par définition, celle qui saura restaurer l’autorité de l’État et préserver l’unité du territoire national de Dunkerque à Tamanrasset. En dix jours, il parcourt « cette immense province si française ». « Partout, raconte-t-il, on pouvait lire sur les murs, sur les toits, ces mots qui étaient la vérité : Ici, la France. » Le 19, à Oran, devant 25 000 personnes, il lance un « Oui à l’intégration […] qui s’est faite en Algérie depuis plus de cent ans dans les écoles et sur les champs de bataille ». Le lendemain à Alger, au stade Marcel-Cerdan, il interroge un public clairsemé : « Qui a fait de l’Algérie ce qu’elle est ? Est-ce M. Bourguiba ? Est-ce Sa Majesté magnanime le roi du Maroc ? Est-ce Son Excellence le colonel Nasser ? Qui donc l’a faite, sinon nos pères et nous tous en commun, c’est-à-dire la France ? » Le soir même à la radio d’Alger, France V, avant de prendre le chemin du retour, il invite de nouveau les Algérois à se mobiliser pour un « oui massif et déterminé ».

Cette spectaculaire réconciliation entre deux grandes figures de la Libération sera-t-elle durable ? Tout juste un an plus tard, le 12 septembre 1959, de Gaulle, élu chef de l’État dans le cadre de la nouvelle Constitution, remet à l’ancien président du CNR la croix de la Libération. La cérémonie dans les salons de l’Élysée est suivie d’un dîner en tête à tête du couple présidentiel avec Georges et Suzanne Bidault. Une telle invitation dans un cadre familial et intime est exceptionnelle de la part du Général. La conversation porte sur tous leurs sujets de passion communs, les hommes de la Résistance, l’histoire et la religion. À l’heure du café, le président s’adresse à son ancien ministre sur le ton de la confidence :

— Je n’aime pas cette maison. Il ne s’y est jamais rien passé de grand.

— Vous oubliez le coup du 2 Décembre.

Cependant, il n’a jamais été question, tout au long de la soirée, du thème qui domine alors les esprits : l’avenir de l’Algérie. Entre personnes bien éduquées et surtout en présence des conjoints, il convient d’éviter les sujets qui fâchent. À l’issue de cette réception, Georges Bidault perplexe ressasse les derniers développements de sa relation avec de Gaulle. La croix de la Libération ? Une vieille histoire qui remonte à plus de dix ans… À la fin de l’hiver 1947, le général Koenig, chancelier intérimaire de l’ordre de la Libération, avait remis au Bourbonnais « un bout de papier pelure » reproduisant un décret du 27 août 1944, signé Charles de Gaulle et Adrien Tixier, commissaire de l’Intérieur, nommant le président du CNR « compagnon de la Libération ». Depuis, le Général n’avait jamais trouvé le temps et l’occasion d’officialiser cette reconnaissance par un geste solennel. Bidault, qui déteste les cérémonies, ne s’en était pas formalisé. Mais pourquoi ce geste si tardif ? Et pourquoi cette étrange tentative de séduction ? Que recouvre-t-elle ? En tout cas, le film télévisé de l’accolade entre les deux grandes figures de la Résistance bouleverse les admirateurs de l’un comme de l’autre : « Laissez-moi vous dire combien cette image m’a ému », lui écrit un ancien compagnon de L’aube.

Cependant, quatre jours plus tard, le 16  septembre 1959, la foudre s’abat sur le Bourbonnais. Le Général, qui s’adresse au pays dans une allocution télévisée consacrée à l’Algérie, est assis derrière son bureau, le visage grave mais fébrile. Il dresse un  tableau satisfaisant de la situation des départements du sud de la Méditerranée : retour à l’ordre, baisse des violences, développement économique, essor des effectifs scolaires… Il insiste sur les progrès de la démocratie qu’il attribue à son gouverne‑ ment : égalité des droits et collège unique. Dans quinze ans, prévoit-il, l’Algérie sera un pays « prospère et productif ». Il retrace l’histoire de la colonisation française, succédant aux occupations romaine, arabe, turque, comme une ultime étape vers la fondation d’un État algérien n’ayant jamais existé. Puis soudain, il lève le voile sur sa vision de l’avenir de cette région, qu’il envisage comme distinct de celui de la France. Reconnaissant à tous les habitants de l’Algérie le « droit de disposer de leur destin en toute connaissance de cause », il se prononce en faveur de « l’autodétermination. » Distinguant trois scénarios – la francisation totale, la sécession ou le gouvernement des Algériens par les Algériens en union étroite avec la France –, il donne la préférence à ce dernier. À ses yeux, cette troisième hypothèse n’est pas le fruit d’une fatalité. Elle ne relève pas d’une solution de compromis destinée à mettre un terme aux hostilités. Bien au contraire, elle se présente comme un choix politique et philosophique assumé, fondé sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur le principe de réalité : la France n’a pas vocation à relever le défi économique, social et démographique d’une Algérie dont la population double tous les trente-cinq ans.

Ce discours du général de Gaulle précipite la vertigineuse descente aux enfers de Georges Bidault. Ce dernier, interloqué, déclare dès le lendemain à la presse : « Il y a une solution et une seule : l’Algérie française ! » De cette formule lapidaire, il balaye les circonvolutions du discours sur l’autodétermination. Après la mise en sommeil de l’USRAF, il crée le Rassemblement pour l’Algérie française, avec deux anciens résistants du réseau Orion, spécialisé dans l’évasion vers l’Espagne : Jean-Baptiste Biaggi et Pascal Arrighi, juristes d’origine corse, âgés d’une quarantaine d’années. Puis, du 18 au 21 décembre 1959, il se rend de nouveau en Algérie pour y plaider la cause de cette nouvelle formation politique. Organisée par Joseph Ortiz, cafetier d’origine espagnole à Alger, l’un des fers de lance de l’activisme en faveur de l’Algérie française, cette tournée ne fait guère recette. Un public de 8 000 personnes, dont seulement une centaine de musulmans, assiste à son premier meeting au stade municipal de Saint-Eugène, alors que ses partisans en attendaient 40 000. « Je suis venu dire non à l’interminable et sacrilège processus des abandons », clame l’orateur, avant d’ajouter : « Le destin de la France et celui du monde libre se rejoignent ici ! Ce bastion doit être défendu jusqu’au bout ! »

La situation personnelle de Georges Bidault s’envenime brusquement au début de l’année 1960. Le voilà désormais dans le collimateur des services de l’État. Son appartement de Saint-Cloud est placé sous la surveillance permanente de trois policiers armés de pistolets-mitrailleurs au prétexte d’assurer sa protection. Son épouse et lui sont suivis dans leurs déplacements jusqu’à La Celle-les-Bordes, où ils passent leurs week-ends. Pendant une nuit glacée à la campagne, les trois occupants de l’Aronde qui les suit partout et stationne à proximité de leur maison demandent de l’eau chaude à des voisins.

— Mais pourquoi est-ce que vous couchez dehors ?

— On veille M. Bidault.

— Vous veillez M. Bidault ? Vous le veillez en bien ou en mal ?

Le 21  janvier 1960, prévenu de préparatifs du Bourbonnais pour se rendre de nouveau outre-Méditerranée, le délégué du gouvernement en Algérie, Paul Delouvrier, lui notifie un arrêté qui lui interdit « l’accès au territoire de l’Algérie jusqu’au 1er  février ». En cette période, Alger connaît une violente recrudescence des troubles politiques et sociaux, déclenchés par les opposants à l’autodétermination, dont le point d’orgue est la sanglante « semaine des barricades ». Retenu par sa conscience légaliste, Bidault n’a rien tenté pour s’affranchir de cette interdiction.

Mais le 14 juin, à l’occasion d’une nouvelle allocution télévisée, le Général ironise sur le passé colonial de la France : « Il est tout à fait naturel que l’on ressente la nostalgie de ce qui était l’empire, comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme des équipages. Mais quoi ? Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités ! » Il invoque « l’Algérie algérienne » pour la première fois et s’adresse aux « dirigeants de l’insurrection », c’est-à-dire au FLN.

Bidault lance alors, avec Soustelle, une nouvelle initiative destinée à élargir la base politique des soutiens à l’Algérie française. Tous deux organisent un colloque à Vincennes auquel assistent des personnalités issues de la gauche non communiste ou de la droite modérée : Roger Lacoste (socialiste), André Morice et Bourgès-Maunoury (radicaux), Pierre André, François Valentin et Roger Duchet (Indépendants), Léon Delbecque, René Moatti et Bernard Cornut-Gentille (gaullistes), de nombreux syndicalistes et universitaires. Les participants constituent un comité permanent et proclament que « l’Algérie est une terre de souveraineté française et qu’elle doit demeurer partie intégrante de la République [rejetant] toute formule telle que celle d’Algérie algérienne qui conduirait fatalement à la sécession et à la dictature du terrorisme ».

Cependant, ce bel œcuménisme qui transcende les clivages idéologiques traditionnels ne mobilise qu’une couche superficielle de la société française. De fait, il est en rupture totale avec le pays profond et, par conséquent, voué à l’échec. Désormais, à l’issue d’un spectaculaire basculement de l’opinion publique en l’espace de cinq ans, 64 % des Français sont favorables à une « Algérie algérienne liée à la France » contre 10 % seulement qui la rejettent60. Le pays, qui veut surtout en finir avec cette guerre, est massivement rallié à la politique du général de Gaulle. D’ailleurs, lors du référendum sur l’autodétermination, le 8 janvier 1961, 75 % des Français répondent « oui » au chef de l’État. Rarement, la France contemporaine, pays traditionnellement divisé et rebelle, n’aura communié dans un tel consensus derrière son chef…

À compter de ce vote, le Bourbonnais cesse de nourrir l’espoir d’interrompre la marche vers l’indépendance. « Sous l’effet de drogues puissantes [la prospérité], la nation elle-même, constate-t-il plein d’amertume, ne peut être tenue pour innocente de l’amputation […]. L’Alsace-Lorraine, cette fois, n’a pas été perdue. Elle a été donnée. » Il ne voit, dans la formule gaullienne « d’une souveraineté algérienne dans l’union avec la France », qu’une utopie doublée d’une duperie et préparant l’abandon pur et simple. Car un État est indépendant ou il ne l’est pas : une fois la sécession intervenue, elle sera totale. « Il n’était pas besoin d’être un profond connaisseur en psychologie musulmane, ou en psychologie de n’importe quel peuple, pour prévoir ce qui devait résulter de cette orientation. » Suzanne confirme l’état d’esprit de son mari en cette période, qui n’avait rien de celui d’un illuminé ou d’un rêveur : « Il ne se faisait pas d’illusion […]. Il estimait qu’il fallait, même sans espoir, porter témoignage. [Il] a défendu une cause perdue parce qu’il croyait à l’honneur. » De fait, son comportement dès lors ne relève plus de la raison politique, mais de la colère et d’une fuite en avant désespérée.

La volte-face de la classe politique dans son ensemble, longtemps arc-boutée sur le maintien de l’Algérie dans la République et soudain convertie à son indépendance, inspire au Bourbonnais une violente aversion. Le 4 juin 1958, de Gaulle avait lancé son célèbre « Je vous ai compris ! » à la foule algéroise assemblée pour entendre sa parole. Puis le 6 juin, à Mostaganem, quatorze mois avant le dis‑ cours de l’autodétermination, il avait récidivé en des termes encore plus clairs : « Vive l’Algérie française ! » Le 3  octobre, il avait annoncé le plan de Constantine, destiné à promouvoir le développement économique et social des départements du sud de la Méditerranée dans le cadre d’une mobilisation nationale.

Le Général a entraîné dans son changement de cap l’ensemble de ses troupes et nombre de fervents adversaires de l’indépendance, qui ont privilégié le lien d’allégeance personnelle sur leurs convictions, à l’image de Michel Debré. L’immense majorité des gaullistes, jadis partisans inconditionnels de l’intégration, ont emboîté le pas de De Gaulle. Or, le tempérament réfractaire de Bidault ne se prête pas au choix de la soumission. Alors que les derniers indociles rentrent dans le rang, tout comme l’immense majorité des partisans de l’Algérie française, lui se raidit dans la solitude et la souffrance. Selon quelle logique, s’interroge l’intellectuel, ce qui était blanc en 1954‑1956 serait devenu noir à compter de 1959 ? Il ne pardonne pas au héros du 18 juin 1940 un revirement qu’il attribue non à une révision déchirante liée aux circonstances, mais au cynisme et au double langage de celui qui cache son jeu depuis le début. Le sentiment d’avoir été trahi est vécu chez lui comme une torture morale.

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Extrait du livre de Maxime Tandonnet, « Georges Bidault, De la Résistance à l’Algérie française », publié aux éditions Perrin

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