La réduction des écarts de salaires masque-t-elle un creusement des inégalités de revenus ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Il existe un sentiment d'être en bas de l'échelle sociale, sans se rendre compte que la pyramide des salaires est beaucoup plus vaste.
Il existe un sentiment d'être en bas de l'échelle sociale, sans se rendre compte que la pyramide des salaires est beaucoup plus vaste.
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Progrès chimérique

Dans son rapport annuel sur l'emploi et les salaires, et malgré le sentiment d'injustice sociale des Français, l'INSEE révèle que la disparité salariale a diminué depuis 1967. Ces chiffres masquent pourtant mal la réalité des inégalités de revenus.

Rémy Prudhomme et Jawad Mejjad

Rémy Prudhomme et Jawad Mejjad

Rémy Prudhomme est professeur émérite à l'Université de Paris XII, il a fait ses études à HEC, à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de l'Université de Paris, à l'Université Harvard, ainsi qu'à l'Institut d'Etudes Politique de Paris.

Jawad Mejjad est docteur en sociologie, chercheur au CEAQ-La SORBONNE, enseignant et responsable pédagogique au CNAM  et Directeur Administratif et Financier.

Ses réflexions et ses recherches portent principalement sur les valeurs et les structures d’organisation de la société, avec une focalisation sur l’entreprise, à l’aune de la postmodernité.

Il a publié Le rire dans l’entreprise, chez l’Harmattan, en 2010.

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Atlantico : Le rapport annuel de l’INSEE sur l’emploi et les salaires a révélé que la disparité salariale entre les Français a baissé entre 1967 et 2009 bien que ces derniers n’en aient pas la même perception. Comment mesure-t-on ces inégalités ?

Rémy Prudhomme : Il y a de nombreuses façons de mesurer ce genre d’inégalités en fonction de différents indicateurs mais dans le cas de ces chiffres de l’INSEE, la méthode utilisée est le rapport du premier décile au dixième décile. L’idée est donc de ranger l’ensemble des salaires du plus petit au plus grand avant de prendre les 10% des personnes ayant les plus petits salaires, d’en faire la somme, pareil pour les 10% de gens ayant les plus hauts salaires et on regarde comment évolue le salaire de l’une des catégories par rapport à l’autre. C’est une mesure qui a l’avantage d’être simple mais qui est loin d’être la seule.

Une autre méthode très utilisée et qui peut s’appliquer à d’autres domaines est celle que l’on appelle le coefficient de Gini qui prend plus de sens quand on le représente graphiquement. On range les gens par ordres de revenu, et on représente cela graphiquement avec les populations d’un côté et le pourcentage du revenu que ce pourcentage de gens possède de l’autre. Ainsi, 0% des plus faibles revenus possèdent 0% du revenu global mais bien évidemment, 20% des plus pauvres ne possèdent pas 20% du revenu global. Si tout le monde avait le même revenu nous aurions une ligne droite et si un seul individu possédait toute la richesse vous auriez une ligne verticale. C’est une méthode plus complexe à expliquer et ce qui compte le plus dans la mesure d’une évolution c’est son rapport dans le temps donc comme on peut peser juste avec une balance fausse, on peut isoler correctement une évolution avec un indicateur imparfait.

Cette réduction de l’écart salarial correspond-il vraiment à une réduction de la disparité des niveaux de vie ?

Non car les salaires sont une chose et les revenus des ménages en sont une autre. Un ménage peut avoir des revenus non salariaux, surtout les gens riches, mais surtout une analyse du niveau de vie uniquement basée sur les salaires exclurait une grande partie de la population. Les agriculteurs, les commerçants, les médecins ou les avocats ne sont pas des salariés et ils ne sont donc pas pris en compte dans ce genre de calculs. Si vous ne regardez que le salariat vous n’avez donc pas une mesure exhaustive. Enfin, pour bien comprendre la réalité de disparité du niveau de vie,  il faut regarder le nombre de salaires par ménage. Si les salaires se rapprochent ce n’est donc pas pour autant le cas des niveaux de vie. Il y a beaucoup de ménages qui ne reçoivent que des transferts sociaux alors qu’ils comptent deux adultes. Mais de l’autre côté, vous avez des couples dans lesquels il y a deux salaires et ce sont souvent ces couples-là qui ont le moins d’enfants. Cette inégalité d’évolution créé donc un véritable écart de niveau de vie entre les groupes sociaux. Nous sommes passé d’une société dans laquelle seuls les hommes travaillaient et travaillaient presque tous à une société dans laquelle une certaine population de femmes travaille pendant qu’une certaine classe d’homme ne travaille plus. La fourchette des salaires est peut-être plus étroite mais les inégalités de revenus des ménages ne suivent pas la même logique.

De quelle tendance sociale cette évolution est-elle le signe ?  

C’est le signe d’une évolution dans l’accès à l’emploi pour les hommes et pour les femmes. Si l’on compare avec les premiers chiffres utilisés par l’INSEE, datant de 1967, on se réfère comme je l’expliquais précédemment à une époque où les travailleurs étaient essentiellement des hommes, le tout avec un chômage très faible. Les foyers ne recevant aucun salaire n’existaient donc presque pas. Ainsi, même si la distribution du revenu n’avait absolument pas changé, que les salaires n’avaient ni augmenté ni baissé, on aurait quand même atteint une plus grande inégalité de revenu à l’arrivée. Si ces chiffres de l’INSEE apporte une information non négligeable, il est très important de les mettre en perspectives notamment avec le fait que nous connaissons mieux les salaires et leur évolution que celle des revenus non salariaux.

Comment expliquer que les Français aient le sentiment que les inégalités se creusent un peu plus chaque jour ?

Jawad Mejjad : Le sentiment lui-même est toujours indépendant de la réalité des faits, c'est une représentation de la réalité qui s'impose à chacun. Cela est davantage à mettre en rapport avec le sentiment d'injustice par rapport aux efforts fournis par chacun qui ne se retrouvent pas récompensés. Cette peur de l'avenir, quand on annonce des plans sociaux, cela marque beaucoup que les statistiques. Il y a deux phénomènes concomitants qui se mettent en place : le sentiment d'individualité, chacun juge par rapport à lui-même et non en fonction du groupe, qui ne peut générer qu'un sentiment d'injustice, on croit toujours plus donner qu'on ne reçoit. L'autre sentiment est celui de la société solidaire, le plus important est ce qu'on va donner, plus que ce qu'on va recevoir. Le deuxième élément qui crée ce sentiment d'injustice est la peur de l'avenir, et la conscience que malgré tous les d'efforts qui ont été faits, le passé n'a plus d'importance dans nos sociétés : quelqu'un qui a fait des actions importantes au sein d'une entreprise pendant des années peut se retrouver licencié. 

Cela est-il dû à une focalisation sur les hyper-riches ?

L'importance du symbole est primordiale. On donne aux gens comme représentation celui qui va gagner 200 000 euros par semaine, ce qui a pour conséquence que, forcément, quand on se compare à ces modèles-là on ne peut jamais être satisfait. Il y a donc un sentiment d'être en bas de l'échelle sociale, sans se rendre compte que la pyramide des salaires est beaucoup plus vaste. Ce sont des symboles qui ne sont pas représentatifs de la société dans sa globalité.

Réduire les écarts a-t-il un intérêt si le niveau perçu d’amélioration est nul ? Comment éviter ce phénomène ?

Le problème du salaire minimum a des effets pervers. Depuis plusieurs années, les salaires augmentent très peu, voire stagnent. Les salaires les plus bas sont régulièrement augmentés par l'Etat. Quand on regarde dans une entreprise "classique", le pourcentage de ceux qui sont au SMIC ne représente que 5 à 10 % de l'entreprise, mais il y a une grande masse qui ne va être payée que 10 à 20 % au-dessus du salaire minimum, et les personnes concernées se voient ainsi rattrapées par la précarité, car ces salaires-là n'ont pas été revalorisés.

Il faudrait revenir à des salaires d'équipe qui contrairement au système actuel qui fait que tout est individualisé. Il faut encourager les gens à gagner plus ensemble. Toutes les participations doivent être valorisées, ce qui permettrait de solidariser et de trouver des objectifs communs. C'est d'ailleurs ce que les gens demandent de plus en plus. Les gens refusent l'individualisation à outrance, la comparaison et  l'isolation. Il faut retrouver une solidarité d'ensemble qu'on a dans les politiques de rémunération. 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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