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Simple flammèche ou véritable étincelle : la "quenelle" annonce-t-elle un incendie de rejet de l'autre qu'on n'aurait pas vu venir ?
©Reuters

Indigestion

Les procès en racisme ont connu ces derniers mois un certain regain à mesure que le FN progressait dans les sondages. Dans le même temps, les adeptes de la "quenelle" de Dieudonné ont bénéficié d'une relative indifférence de l'opinion et des médias jusqu'à ce que Manuel Valls décide de s'y attaquer.

Atlantico : Politiques et médias se sont longtemps focalisés sur la montée du FN et n'ont pas forcément prêté attention au rejet du système cristallisé aujourd’hui par Dieudonné. La confusion entretenue entre une peur de dépossession ressentie par un nombre grandissant de Français et la peur de l'autre a-t-elle finit par nous empêcher de voir en face les manifestations réelles et avérées de la haine et du rejet de l'autre ? Avons-nous trop crié au loup ?

Jean Garrigues : Je ne pense pas que l'on puisse mettre dos-à-dos la montée du Front national et la multiplication des manifestations comme celles de Dieudonné. Les périodes de fortes crises sociales et morales générèrent forcément ce genre d'exagérations et de peurs intra-communautaires. Il y a toujours des groupuscules et des provocateurs pour exploiter ces peurs. C'est d'ailleurs toute l'histoire de l'extrême droite française depuis 1880. Il y aujourd'hui un lien affiché entre Dieudonné – ou en tous cas ce qu'il prétend représenter – et une famille politique qui est le Front national. L'un de ses enfants est parrainé par Jean-Marie Le Pen et il s'est prononcé sur certains points sur la même ligne que celle du FN.

Il n'y a donc pas eu focalisation sur un groupe par rapport à un autre puisque ces deux groupes sont liés. Un mouvement n'exclut pas l'autre même si l'origine politique d'un Dieudonné est très différente de celle du FN : c'est un antisionisme qui le conduit à un antisémitisme alors que le FN n'a jamais été antisioniste. Le discours de Dieudonné consiste avant tout à comparer la mémoire de deux drames historiques, l'esclavage et la Shoah, en disant que la société française étouffe la mémoire de l'esclavage au profit de la Shoah du fait des lobbys sionistes qui la gangrène. L'amalgame entre les positions de Dieudonné et celles du FN est celle du fantasme d'un lobby juif qui relève de l'antisémitisme social, une vieille tradition de l'extrême droite qui dans une période comme la nôtre peut resurgir. C'est ce que Nicolas Anelka, dans son absence de culture politique et dans sa naïveté absolue appelle "le système".

Qui sont les Français qui ont le plus de problème avec les autres communautés ou ethnies ? Les trouve-t-on aujourd'hui en majorité au Front national ? Sinon, où ?

Bertrand Rothé : J'ai du mal à imaginer que notre société soit de plus en plus raciste, pour tout vous dire je n’y crois pas. On aime se faire peur avec cette affaire Dieudonné. Aucun chiffre ne souligne une montée d’actes antisémites et racistes en France. Un million de personnes sont allés voir sur Internet la réponse de Dieudonné à François Hollande. Cela ne fait sûrement pas un million de racistes, ni autant d’antisémites.

De la même manière que je ne crois pas que l'ensemble des électeurs du Front national soit raciste. Marine Le Pen séduit de plus en plus d’électeurs qui la rejoignent pour d’autres raisons et pour certains qui sont mêmes socialistes. Il suffit d’analyser le report de voix au second tour dans le Lot et Garonne à la succession de Cahuzac pour s’en convaincre.

Je me méfie beaucoup des amalgames. Ces deux organisations fonctionnent sûrement sur le même modèle. Au cœur, il y a le noyau dur des inconditionnels. Les vieux de la vieille, ou plutôt les vieux du vieux pour Jean Marie Le Pen, on peut imaginer que beaucoup sont racistes. Chez Dieudonné, il y a sûrement des antisémites. Mais pour les autres ? Il y a les personnes qui écoutent Marine Le Pen, qui écoutent Dieudonné, et ce groupe là n’est pas homogène. Loin s’en faut. Il y a là sûrement des intellectuels, des jeunes, des adolescents, des vieux, des noirs, des Français qui se rêvent de souche, des déclassés. Certains sont là parce qu’ils ont peur de l’avenir, d’autres parce qu’ils ont voté pour un président socialiste qui se révèle aussi libéral que son prédécesseur, d’autres parce qu’ils rejettent la mondialisation, d’autres parce qu’à la télévision ils en ont ras le bol d’entendre que les réformes ne sont pas suffisamment volontaires, d’autres parce qu’ils rêvent d’accéder à un peu de pouvoir.

S’il n y avait que des racistes chez les uns et des antisémites chez les autres leurs bataillons seraient clairsemés. Les auditeurs, les internautes adhèrent à une autre partie du discours. La force des propos de Dieudonné et de Marine Le Pen c’est le rejet du système. C’est l’élément fédérateur. Il y a aussi une méfiance à l’encontre des élites. Voire un ras le bol. Ces deux groupes, qui se superposent sûrement, rejettent les médias, les politiques, et de nombreuses institutions. Pas toutes. Certaines résistent, comme la Nation, l’armée. Je renvoie les lecteurs à un livre que vient de publier Sylvain Crépon : Enquête au cœur du nouveau Front national. Il a rencontré les nouveaux militants du FN. Il s’est entretenu avec des sympathisants de fraiche date du parti de Marine Le Pen. Il s’est déplacé dans le canton d’Hénin-Beaumont. Il a pris le temps d’écouter et il en conclut que le discours du FN qui porte aujourd’hui est celui qui affirme que la gauche a abandonné le monde ouvrier. Que pour beaucoup il est le seul parti qui puisse les défendre est le FN.

Quels sont les modes d'expression de ces mouvements ?

Jean Garrigues : Ces gens inventent des formes d'expressions partisanes qui sont d'autant plus dangereuses qu'elles sortent des discours politiques. On a l'exemple de la "quenelle". Cela se voit encore à travers les réseaux sociaux où la parole est libre et où l'on peut démultiplier les provocations, faire entendre des discours fantasmés. Cela peut générer des communautés totalement irréductibles au contrôle des pouvoirs publics.

Au-delà de la revendication du symbole anti-système, quel message se cache derrière la "quenelle" de Dieudonné ?

Bertrand Rothé : J’entends beaucoup de gens dire : "mais c’est évident c’est un salut nazi à l’envers". J’affirme que rien n’est mois évident. Cela ne résiste pas un instant à l’analyse.Prenez l'exemple de Yann Barthès du Petit Journal. On l'a vu en photo en train de tendre le bras vers le bas et remonter la main vers l’épaule. Est-il nazi ou est-il stupide ? Il n’est ni l’un ni l’autre. C’est un bon petit soldat de la télévision marchande. Il suffit de regarder son émission pour se rendre compte que c'est un homme qui a envie de s'amuser et que c’est à peu près sa seule motivation. Le principal, c’est que son auditoire se marre, pour le reste il doit avoir la conscience politique d’un patron : ne pas effrayer le système, faire entrer la pub et fidéliser le client.

Reste que l'historique de la quenelle est introuvable et l'histoire que Dieudonné raconte lui-même est à dormir debout.

Mais de façon globale je n'ai pas l'impression que l'on aille vers une société de nazis. Le jeune homme qui m’a expliqué son principe il y a quelques mois dans un café ne rêvait pas de défiler aux pas de l’oie sur les Champs Élysées, en revanche il aurait bien aimé la place de Yann Barthés. Mais ça c’est une autre affaire… 

Comment expliquer qu'un nombre grandissant de personnes s'identifie à ce signe assumé comme ouvertement sulfureux même s'ils ne cherchent pas forcément à en connaître le sens réel ? Quels facteurs ont permis d'en arriver là ?

Bertrand Rothé : Je suis persuadé que les jeunes prennent la pause avant tout pour se marrer. L’histoire nous apprend à prendre du recul. Leurs pères ont cru faire la révolution en affrontant quelques CRS à Saint-Michel et les plus adaptés ont terminé dans la pub et électeurs de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande. Alors pas de panique.

Mais il ne faut pas nier que notre société se tend et qu’elle se divise. La France qui va mal envie celle qui va bien. De l’autre côté, je n'ai jamais vu autant de mépris de classe d'une partie de la société française vis-à-vis de l’autre, un mépris qui s'ignore mais qui existe, et qui est de plus en plus perçu par les plus faibles.

Les classes dominantes jouent un rôle important dans cette histoire. Leur cynisme, leur morgue est aussi condamnable, peut-être bien plus que la quenelle de certains adolescents. Une partie des auditeurs de Dieudonné, comme ceux de Marine Le Pen ont compris que la société est bloquée. Ils l'expriment peut-être très mal. Sûrement très mal. Mais on ne peut leur donner totalement tort. Faut-il rappeler que l’échelle des salaires est passée en trente ans de 1 à 90 pour aujourd’hui s’étendre de 1 à 400, et que depuis quelques semaines on leur fait une pédagogie de la baisse du Smic ? Depuis que le PS est arrivé au pouvoir il y a une montée des tensions entre les classes sociales et c'est très dur à admettre pour un gouvernement qui se rêve de gauche.

Fait aggravant Terra Nova avait choisi les noirs et les beurs contre la classe ouvrière pour porter le PS au pouvoir. Les électeurs de la périphérie ont fait le boulot, ils attendent d’être récompensés de leurs efforts et ils s’impatientent. Qu’est ce qu’on leur donne en retour un très mauvais jeu de mots du président dans une soirée du CRIF. 20 minutes titrait le lendemain, « La blague de Hollande devant le Crif ne passe pas à Alger », nos Français issus de l’immigration n’ont pas du non plus apprécier. Ils se rebellent. C'est plutôt sain non ?

Les gens qui sont à la marge du système et qui veulent l'intégrer peuvent avoir « la haine » pour les classes dominantes. On peut regretter que ce soit Dieudionné et Marine Le Pen qui portent leur voix... Il serait beaucoup plus sain que cette tension s'exprime dans le jeu politique. Cela devrait être le rôle du PS de défendre leur cause, voire celui du Front de gauche, mais comme le dit si bien Jacques Juliiard "La gauche a perdu le contact avec le peuple, le peuple s’est senti négligé,… Le peuple va vers ceux qui l’écoute ".

Jean Garrigues : Il y a d'abord le "talent" du provocateur qui draine des gens. Cela s'appuie sur un manque de culture. Certains voient l'aspect comique, provocateur, mais ne perçoivent pas le drame de l'antisémitisme, le déchirement du tissu national.

Ceux qui le perçoivent voient plusieurs  choses et notamment une rébellion anti-système, un discours commun aux extrêmes, que ce soit le Front national ou le Front de gauche. Il y a également la thématique de la repentance. Ce thème-là est capable de fédérer. Il y a une sorte d'amalgame de tout cela.

Quelles réponses la société et les pouvoirs publics peuvent-ils apporter à ce phénomène ?

Jean Garrigues : On voit bien la tentation de censurer Dieudonné mais c'est à mon avis un danger majeur qui est celui de le transformer en martyr, de le sanctuariser aux yeux de ceux qui me suivent. On est dans une telle absence de repère pour ceux qui le suivent que c'est dangereux.

Il y a en revanche des garde-fous juridiques : la loi sanctionne les paroles racistes. Toutes les fois qu'un discours dépasse les limites, l'arme juridique doit être utilisée. Une réponse politique doit également être apportée : il faut en permanence expliquer, décortiquer, les tenants et les aboutissants de ce discours, dénoncer les amalgames.

Bertrand Rothé : Je pense d’abord que tout acte antisémite et raciste doit être condamné par les institutions républicaines. Pour le reste c’est une course de vitesse, les partis républicains doivent faire vite pour retrouver l’écoute du peuple, sinon… ce ne seront peut être pas des quenelles.

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