La prison, cet accélérateur de la radicalisation des apprentis terroristes et des fichés S <!-- --> | Atlantico.fr
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Ali Watani publie « Les Soldats d’Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises » aux éditions Robert Laffont.
Ali Watani publie « Les Soldats d’Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises » aux éditions Robert Laffont.
©DENIS CHARLET / AFP

Bonnes feuilles

Ali Watani publie « Les Soldats d’Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises » aux éditions Robert Laffont. Ali Watani travaille sous couverture. Après l'attaque terroriste à Charlie Hebdo, il est parvenu à entrer en contact avec une cellule djihadiste française dans laquelle il s'est immergé pendant six mois. Extrait 1/2.

Ali Watani

Ali Watani

Ali Watani est journaliste. Il a publié « Les Soldats d'Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises » aux éditions Robert Laffont (2022).

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La mansuétude de la justice n’avait pas calmé Oussama, au contraire. Après son deuxième passage en prison, il s’était mis dans le giron du Tabligh, un courant de l’islam issu de l’Inde et du Pakistan, qui rassemble des conservateurs prosélytes, version musulmane des Témoins de Jéhovah. Mais trop modérés pour le jeune islamiste énervé qui préférait, aux sorties de démarchage religieux, les al-jawla, activité fétiche du Tabligh, Daech expliqué aux enfants via des vidéos de propagande soigneusement téléchargées sur les réseaux. Ne reculant devant rien, surtout pas une limite d’âge, il avait recruté un jeune d’à peine quatorze ans pour l’accompagner en Syrie. Mais sa pédagogie, extrême, n’avait pas plu à l’imam, un barbu pourtant peu avenant et à la théologie bien raide. Pour lui, Oussama représentait un danger bien réel, qu’il convenait d’éloigner.

Viré du Tabligh, et de chez sa mère dont le nouveau compagnon, un Blanc xénophobe violent, réagit mal aux tirades enflammées de son beau-fils sur le massacre des kouffar et à son prosélytisme – il cherche à convertir sa mère à l’islam –, Oussama traîne jusqu’à ce qu’il rencontre Youssef, un Français d’origine algérienne qui l’invite chez lui du côté de La Rochelle. Ensemble, ils font le pèlerinage en Belgique, à Molenbeek, devenue tristement célèbre en 2015. Là, Oussama et son compère prennent contact avec la crème des malfaisants islamistes et s’affichent avec quatre d’entre eux sans soupçonner que les services belges et français coopèrent.

De toute façon, depuis sa libération, mon nouvel ami est sous surveillance. Une double surveillance : celle de son père, qui l’appelle plusieurs fois par jour pour vérifier ses occupations ; celle des services, qui se baladent dans le parc où il me donne rendez-vous. Mais, s’il parle à voix basse et évite les gestes expressifs, il n’a pour autant pas remarqué le joggeur. Lequel vient courir à des horaires trop irréguliers selon des parcours chelous qui le font passer plusieurs fois devant nous, et se transforme parfois en promeneur avec, à son bras, une vraie collègue en fausse épouse. À ce moment-là, parce que je suis journaliste, parce que je ne fais rien de mal sinon mon métier, je ne m’inquiète pas de la DGSI, de les avoir bernés eux aussi, qu’ils me prennent pour un authentique élève terroriste, et en grippe. Je m’amuse plutôt à constater que, dans la base de loisirs de Châteauroux, nous sommes nombreux à jouer la comédie. À être sous couverture.

Oussama, malgré sa conversion affichée et déclarée, demeure sous surveillance et contrainte. Fiché S, interdit de sortir du département où il réside, l’Indre-et-Loire, obligé de pointer régulièrement, limité dans ses mouvements, il a besoin de complices sans antécédents compromettants, libres d’agir sans attirer l’attention. C’est cette virginité chez moi qui intéresse le jeune homme, dont je ne parviens jamais à évaluer s’il est malin ou stupide, diabolique ou candide, sérieux ou dilettante.

Il est capable de remplacer mon Coca, « la boisson du diable », qui sert à financer « les bombes qu’ils jettent sur nos frères », par un Sprite, produit par la même compagnie, ou de mettre une puce Lebara dans son téléphone en stressant à mort, les gouttes de sueur et l’attitude bizarre, sous les caméras d’un Leroy-Merlin et d’y téléphoner en ouvrant une ligne sous une fausse identité dénichée sur Internet. Mais aussi d’animer un réseau de daechiens et d’en prendre la tête. Il ne semble pas très bien connaître le Coran, seulement certaines prières et des promesses aux bons djihadistes, ceux qui mourront. Mais, à notre premier rendez-vous, en arrivant dans le parc, il a fait ses ablutions dans l’eau saumâtre du lac et il a utilisé son manteau en guise de tapis pour prier.

D’emblée, lorsque je suis intégré par Oussama après notre premier rendez-vous aux échanges virtuels du groupe Junud d’Allah, je suis atterré par la faiblesse du niveau de conversation de ses membres. Alors que je me figurais d’authentiques méchants, intelligents, ombrageux, laconiques, stratégiques, qui parleraient d’idéologie, de politique et de leurs pratiques d’assassins, j’entends des discussions qui portent sur les modèles de Nike Air, les Smarties, les poupées gonflables de la téléréalité, les séquences vulgaires d’émissions de divertissement de la TNT, telles que celle de Cyril Hanouna, dont ils font des captures d’écran, leur apparence physique, rassurée par le mantra « T’es trop BG (beau gosse) », ou les jeux vidéo GTA4 ou Hitman, employé comme pseudo virtuel par Abou Souleyman, le daechien de la clique qui habite Roubaix. Ce qui semble les réunir, c’est l’univers, culturellement indigent, dans lequel ils ont baigné.

Depuis leur enfance dans des quartiers modestes ou pauvres, ils ont été perfusés aux marques, au porno, à la violence, nourris au McDo/Quick/KFC, imbibés de programmes télé ou Internet débilitants, réduits à la cupidité bas de gamme de sans-moyens, élevés à la médiocrité rageuse des banlieues effacées, des périphéries fades où l’industrie du pavillon Kaufman règne, où l’insipide des vies, l’ennui de l’avenir et les remords du passé affaissent ou font exploser les individus. De ce non-lieu, je viens aussi. Et de ce « loin derrière le périphérique » viennent tous ceux qui s’agitent, s’énervent, revendiquent, veulent faire la révolution, par les mots ou par le sang, par la mobilisation ou par les explosifs, ceux qui gagnent le cœur de la capitale pour le faire flamber… Ce sont ces banlieues anonymes et apathiques qui fournissent la majorité du contingent de Français partis en Syrie pour le djihad.

Leur trajet s’explique, s’il ne s’excuse. À force de vivre dans le rien, dans la non-zone, dans l’indifférence, ils se mettent à fantasmer une existence autre, aux antipodes de la leur, dans laquelle ils seraient en chair et en os les personnages glorieux, les héros de leurs écrans. Un autre moi que le leur. Leurs cerveaux lavés et délavés, abîmés et troués par des flux de vide numérique, sont du pain bénit, des réceptacles béants pour la propagande de Daech. Lentement, mon image des terroristes s’effondre.

Leurs songes de chahids, de martyrs assez fameux pour avoir une fiche Wikipédia à leur nom, c’est ce qui les soude maintenant. Et ce qui, moi, m’intéresse, c’est de comprendre. Les premiers temps de mon infiltration, le sujet de préoccupation récurrent, le projet primordial, reste la fuite en Syrie, à Raqqa, capitale de l’EI, encore au faîte de sa puissance et attractive pour des milliers de djihadistes, dont environ cinq mille Européens. La France en tête devant l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Belgique, puisqu’elle aurait fourni finalement presque deux mille soldats d’Allah au Califat.

Mais l’entreprise migratoire pour mes compères de Junud d’Allah semble, si ce n’est impossible, en tout cas compromise et ardue, car, à l’instar d’Oussama, ils ont – certains d’entre eux – déjà fait un essai infructueux qui leur a valu emprisonnement, fichage S, privation de passeport. Le jeune Abou Shahid, quinze ans, d’origine yéménite, a été interpellé par la police, alors qu’il fuyait la France en train, lui aussi balancé par son père avec lequel maintenant il vit reclus à Metz. Les deux autres adolescents du groupe, les Orléanais Abou Imran et Sofiane, dix-sept et dix-huit ans, sont, eux, fichés S depuis qu’ils ont tenté en vain de partir.

Le plus charismatique de la fine équipe, la partie déjà grillée, c’est Cédric V., alias Mohamed Abu Abd Al-Wahab, vingt-cinq ans, catholique converti à l’islam. Son aura provient surtout de la prison d’où il tchatte avec nous. Il a été incarcéré une première fois en 2014 pour avoir activement participé à un réseau d’enrôlement pour le djihad, acheminement vers Raqqa compris et tentative en groupe. Il est lié à l’ultra-dangereuse cellule de Verviers, animée par Abdelhamid Abaaoud. Dans le village de l’est de la Belgique, le 15 janvier 2015, soit une semaine après l’attaque à Paris dans les locaux de Charlie Hebdo, la police belge a fait une descente pour mettre la main sur trois djihadistes suspectés de projeter un attentat le lendemain, à Bruxelles. Deux d’entre eux sont tués, le troisième arrêté, mais leur chef, Abaaoud, court toujours. Frustré, celui-ci remonte aussitôt un groupe avec des potes de Molenbeek avec, cette fois, Paris en ligne de mire, et un projet plus ambitieux d’attaques simultanées. Le 13 novembre. Cédric, lui, sorti avec un bracelet électronique, s’est fait arrêter à nouveau, cette fois sur le chemin du Califat. Il a été condamné à six ans de prison.

Une peine qu’il purge tranquillement, en attendant que ses relations frappent, à Villepinte, d’où il nous parle, en vidéo, de la salle de musculation. D’où il nous envoie également des photos grotesques de ses muscles et nous exhorte à prendre le chemin béni de l’EI.

L’incitation, c’est sa spécialité, il œuvre à mobiliser comme d’autres produisent ces films d’endoctrinement que j’ai consultés sur Internet pour me mettre dans le bain, pour en arriver là, intégré dans un groupe Telegram de daechiens. Leur idéologie, leur vocabulaire, et leur imagerie, j’ai passé des heures sur les réseaux à les absorber dans l’obscurité d’une chambre d’hôtel en m’inscrivant sur des pages Facebook, en rejoignant des groupes tels que « Un livre qui guide et une épée qui secourt », administré par Cédric V., en accédant à des images insoutenables, égorgements, enfants-soldats, esclaves yézidis, jusqu’à la nausée, jusqu’aux cauchemars, ou à des vidéos complotistes d’Américains dégénérés. Il fallait en passer par là pour être crédible, entrer en contact avec Oussama, puis avec ses amis peu recommandables comme Cédric V. ou Abou Daoud.

À seulement vingt et un ans, ce dernier a un casier long comme sa barbe. Impliqué dans des affaires de banditisme, recherché, d’après ses dires, en Belgique, en attente d’un jugement dans l’Hexagone pour séquestration et torture, instable, il est très grand et large, tout en muscles. Mais son physique impressionnant contraste avec ses difficultés d’expression dont les vidéos qu’il poste témoignent. On dirait qu’il est déficient, limité, il n’a pas l’ascendant de son comparse à Villepinte ou d’un autre, Abou Youssef, qui nous envoie des photos depuis Tabka, une ville située à une soixantaine de kilomètres de Raqqa. Originaire de Tunisie, il est passé par la Libye pour atteindre, en 2012, la Syrie où il occupe le poste de formateur. En clair, il est chargé d’entraîner les brigades qui ont rejoint le drapeau noir de Daech. À ses heures de loisir, il étend sa mission hors des frontières du Califat, en France notamment, où il motive ceux qui seraient susceptibles de franchir le pas. Avec le petit groupe, il ne ménage pas ses efforts, distribuant le titre de « lion », des portraits des « frères du Sham », les décédés pour la cause, et des photos de lui, entouré de mitrailleuses lourdes et de lance-roquettes.

Qu’un djihadiste en Syrie communique avec un autre en prison ici m’a surpris et prouvé que nous avions des raisons valables d’être inquiets, et moi, de les coller. Grâce à Internet, aux pages masquées sur Facebook, au réseau crypté Telegram, à des années d’impunité sur Twitter, les daechiens ont pu se connecter, se mettre en réseau, et faire circuler toutes sortes de documents utiles, des tutoriels pour la préparation logistique d’une attaque terroriste aux communiqués, en passant par les films de propagande au montage hypnotique. Telegram demeure leur plateforme favorite, la plus sécurisée, celle où ils sont le mieux hébergés, dont le fondateur se dédouane de toute responsabilité morale, et où Abu Julaybib, un élément de Junud d’Allah basé à Charleroi, propose de monter une opération conjointe sur les sols belge et français, avec une force de conviction qui trahit une détermination effrayante. Peut-être les services belges l’ont-ils repéré, mais il n’est pas encore marqué au front comme le sont la plupart. L’autre « vierge » de la clique, c’est Abu Tamimah, isolé à Abidjan où il s’ennuie dans sa famille aisée et aspire à intégrer Boko Haram, plus accessible pour lui que la Syrie. Mais il s’interroge – ce qui me rassure et me prouve qu’il n’est pas idiot – sur la sauvagerie du pendant africain de l’EI dont les adeptes ne reculent devant aucune abomination, dont le massacre de bébés.

Malgré le profil dangereux d’un Cédric V., l’arsenal d’un Youssef, ou l’obsession commune de buter des mécréants, au début, je doute de leurs véritables compétences à agir, à concrétiser leur idéal morbide. Trop mal organisés, trop dispersés, trop paumés. Mais quelque chose change brutalement entre ma troisième et quatrième rencontre avec Oussama, comme si mon radicalisé avait eu une révélation, il semble fortifié, enhardi, soudain guidé. Depuis, il désigne des cibles spécifiques, les militaires, les journalistes, il me représente la tour Eiffel avec les mains, il veut m’emmener tuer des passants, il s’énerve.

Ce nouvel esprit qui souffle sur lui, il me l’a annoncé, vient de Raqqa. C’est un homme puissant et décidé, un ponte du Califat, qui a l’expérience et le cerveau pour mener à son terme une entreprise terroriste. Il compte faire « un truc de dingue » sur le territoire français, il s’est rapatrié dans ce but, et nous a fait l’honneur de nous choisir pour exécuter son plan. Ses instructions, Oussama me les a transmises : être patient, parce que ceux qui avaient voulu aller trop vite avaient mal fini, arrêter nos activités Facebook, et commencer à mettre de l’argent de côté pour financer l’opération. Maintenant, nous sommes aux ordres, Oussama nous a trouvé un maître, et moi, un objectif : le voir pour le filmer à son insu, notre envoyé béni, notre mentor, dont je demande, intrigué, le nom à Oussama.

Il s’appelle Abou Souleyman. 

Extrait du livre d’Ali Watani, « Les Soldats d’Allah. Infiltré au coeur des cellules djihadistes françaises », publié aux éditions Robert Laffont

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