La jurisprudence Truss (ou le secret des désastres politiques qui se répètent dans les démocraties occidentales)<!-- --> | Atlantico.fr
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Liz Truss a annoncé sa démission le jeudi 20 octobre 2022.
Liz Truss a annoncé sa démission le jeudi 20 octobre 2022.
©DAN KITWOOD GETTY IMAGES EUROPEGetty Images via AFP

Crise démocratique

La démocratie médiatique et sondagière est devenue une machine à sélectionner les personnalités les plus narcissiques et les plus clivantes (y compris en France).

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Liz Truss, la Premier ministre anglaise a démissionné après seulement 44 jours au pouvoir. Un laps de temps bref dans lequel elle a été désavouée par de nombreux membres de son parti et obligée d’abandonner son programme. Malgré des critiques en incompétence, elle avait remporté haut la main la primaire contre son opposant Rishi Sunak. Comment expliquer le désastre qui s’est produit ? 

Christophe Boutin : Mauvais choix, mauvais timing, mauvais soutiens, madame Truss n’aura pas eu de chance, et la chance fait aussi partie du jeu politique. Arrivée derrière Rishi Sunak au premier tour de l’élection à la tête du parti conservateur, elle l’emporte devant les militants. Face au richissime banquier, la fille de professeurs de gauche qui a eu une révélation tatchérienne entend lutter par tous les moyens contre la Russie et la Chine et ancrer le Royaume-Uni dans ses alliances maritimes (USA et Australie) et non européennes – elle n’était opposante au Brexit que parce qu’elle estimait que le libre échangisme profitait à son pays. Mais elle aura fait la différence avec son rival avec l’annonce d’un plan économique drastique mêlant baisses massives d’impôts, limitation des aides sociales et réduction du salaire des fonctionnaire.

Reste que son arrivée au pouvoir a été d’abord totalement effacé par la mort d’Élisabeth II et le fait que la vie politique du pays ait été suspendue pendant les dix jours de deuil national qui ont suivi. Le roi Charles III s’est montré ensuite peu amène envers celle qui annonçait vouloir diminuer les soutiens aux énergies renouvelables et accepter la fracturation hydraulique. Le 13 octobre, le souverain britannique, la recevant, lâchait en effet, en lui serrant la main devant les caméras, un : « De retour ! Oh mon Dieu. Enfin bon... ! » fort peu constitutionnel et qui sera abondamment commenté.

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Entre temps, l’annonce de la politique économique avait fait plonger la livre anglaise sur les marchés, la banque d’Angleterre devait intervenir sur le marché obligataire, et les Anglais s’inquiétaient – malgré l’annonce d’aides aux particuliers et aux entreprises face à la flambée du prix de l’énergie – du caractère peu social des réformes annoncées. Résultat politique, les sondages montraient la percée du parti travailliste – pour des élections certes prévues dans deux ans.

À partir de là, c’est un chemin de croix au 10 Downing street : dissensions au sein du parti conservateur, renonciation d’abord à la réduction des dépenses publiques, puis à l’ensemble des mesures prévues, avec limogeage du chancelier de l’Échiquier Kwasi Kwarteng, remplacé au pied levé par Jeremy Hunt… Sans soutien de l’opinion, du souverain, des marchés ni même de son propre parti il ne restait effectivement à madame Truss qu’à battre, avec 44 jours, le record de rapidité de passage au pouvoir pour un premier ministre anglais

À quel point la démocratie médiatique et sondagière dans laquelle nous nous sommes installés favorise-t-elle l’émergence de personnalités narcissiques et clivantes et/ou populiste sur la scène médiatique et politique ? 

Vous posez ici une autre question car il n’est pas certain que madame Truss soit une personnalité « narcissique », et moins encore une personnalité « populiste ». Clivante par contre, c’est sans doute beaucoup plus le cas, et la question peut se poser de savoir pourquoi de telles personnalités semblent parvenir plus facilement qu’avant au pouvoir dans nos démocraties. Mais la réponse suppose ici que l’on évoque plusieurs points pour comprendre comment un faisceau d’éléments plus qu’une explication mono-causale est à envisager.

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Premier point, nos démocraties sont devenues des sociétés de l’apparence et de l’instant, dans lesquelles la popularité se construit essentiellement à coups de « clics », sur les réseaux sociaux bien sûr, mais aussi maintenant dans la plupart des médias. Dans ce cadre, une personnalité clivante va nécessairement attirer beaucoup plus qu’une personnalité modérée, qui va passer pour beaucoup trop neutre, et pour laquelle ne jouera aucun effet de surprise. Exister médiatiquement, c’est « faire le buzz », c’est arriver à ce que l’on parle de nous, et peu importe ici que cela soit en bien ou en mal - tant du moins que l’on ne remette pas en cause certains tabous modernes. Il serait trop facile de donner ci le nom de personnalités actuelles qui surjouent la provocation dans ce seul but.

Mais puisque nous avons évoqué les tabous modernes, il ne faudrait pas sous-estimer par ailleurs que dans nos démocraties nous sommes confrontés à un discours officiel qui rend de moins en moins bien compte de la réalité vécue par nos concitoyens. Entre euphémisation routinière d’une novlangue épurée pour ne pas choquer, et réelle volonté de cacher des faits par crainte des réactions populaires, le monde que l’on nous décrit a la même valeur que les villages Potemkine, ces façades derrière lesquelles il n’y avait rien. Dans ce cadre, il est bien évident que la seule expression de la réalité, brisant ce ronron de l’entre-soi et sortant des sentiers battus de la doxa, apparaît immédiatement comme fortement clivante… Elle sera dénoncée par certains comme étant un erreur politique majeure ? Sans doute mais les citoyens reconnaîtront leur réalité, leur monde, leurs vérités ; ils comprendront ce langage qui leur parle de leur vécu quotidien et soutiendront ces personnalités clivantes.

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En quoi ces personnalités, à l’image de Boris Johnson, Donald Trump, Giorgia Meloni, etc. répondent-elles à un besoin de la population de « renverser la table » ?

Vous évoquez ici, à juste titre, un autre aspect de la question, qui se situe dans le prolongement des deux autres, la question de savoir si, actuellement, une part non négligeable de nos concitoyens en France, mais aussi des citoyens d’autres pays, ont envie de voir quelqu’un « renverser la table ». C’est toute la question de la lutte entre progressisme et populisme.

L’idéologie progressiste entend diriger la société en mettant en place un système oligarchique, prétendument expertocratique, mais en réalité essentiellement lié à la protection des intérêts financiers. Pour ses tenants, pour reprendre la célèbre formule d’un autre Premier ministre britannique, Margaret Tatcher, « There is no alternative (TINA) », il n’y a pas d’autre solution que celle que dictent nos dirigeants.

Dans ce cadre assez étouffant où aucun de ces choix oligarchiques qui pèsent sur le quotidien de nos concitoyens ne semble jamais devoir être remis en cause, une part de la population, qui se trouve parfois être majoritaire, prise en étau, tente effectivement de « renverser la table ». Elle ne veut pas être jetée dans un monde qui lui fait horreur, mais continuer à vivre dignement : c’est tout le sens de la révolte populiste qui se manifeste dans les démocraties occidentales.

Ne leur manque que des leaders à porter au pouvoir. Que ces derniers soient ou non issus de la classe dirigeante (Donald Trump ou Boris Johnson font partie de l’élite) ne change rien quand ils entendent, d’une part, porter ce langage de réalité que nous avons évoqué, et, d’autre part, accepter de prendre réellement en compte les inquiétudes et les vœux de leurs électeurs. Où l’on s’aperçoit d’ailleurs que telles personnalités ne sont en fait « clivantes » au sens péjoratif du terme que pour les tenants de la doxa, car elles traduisent en fait le choix d’une majorité qui se félicite au contraire de leur manière de se comporter.

Le besoin de changement, de radicalité se fait-il parfois au détriment de la fiabilité, de la compétence, pouvant expliquer les échecs et retours de bâtons, comme dans le cas de Liz Truss ?

Le besoin de changement est tel, la pression est telle, que le bouleversement politique se fait sans doute parfois au détriment de la fiabilité et de la compétence du dirigeant « clivant » ainsi élu, mais soyons ici prudent.

Quelle fiabilité d’abord, et quelles compétences ? Nos démocraties progressistes se présentent volontiers comme le monde de la Raison. Entre deux courbes et trois camemberts, entre cartes et statistiques, les experts, les « sachants », les « technos » nous emmènent, nous assurent-ils du moins, vers le meilleur des mondes. Il n’est pourtant que de voir où nous en sommes, d’examiner, par exemple, les accumulations d’erreurs grossières, couvertes ensuite par des mensonges éhontés, lors de la gestion des dernières crises, pour comprendre que ces experts auto-proclamés n’ont servi qu’à justifier une politique voulue par d’autres sans tenir compte de ses conséquences.

Liz Truss était-elle moins compétente, ou moins fiable, que d’autres candidats à la direction de son parti ? Piètre politique sans doute, et il est effectivement permis de remettre en cause ses choix écologiques, économiques ou diplomatiques, mais étaient-ils aberants ? Bien sûr, il y a toujours cette crainte de voir « un clown » ou « un fou » arriver au pouvoir par les urnes, vieille angoisse de nos démocraties. Mais Beppe Grillo en Italie a-t-il démérité au point de paraître ridicule et d’être définitivement discrédité, ou ce personnage « clivant » n’a-t-il pas tenté d’apporter sa pierre à la reconstruction sociale de son pays ? Ajoutons qu’au moment où les dirigeants de nos démocraties occidentales ont les yeux de Chimène pour Vladimir Zelenski, il semble difficile d’écarter comme « peu fiables » ou « incompétent »s ceux qui, avant d’arriver au pouvoir, sortaient des sentiers battus…

Dans quelle mesure ces personnalités se retrouvent-elles, aussi, dans l’incapacité de mener à bien leurs programmes, renforçant encore le malaise démocratique ?

À partir du moment où ces personnalités clivantes répondent à un double ou triple besoin des populations, un besoin de clarté et de vérité d’abord, de remettre en cause la doxa progressiste ensuite, enfin d’en terminer avec la toute-puissance de l’oligarchie au pouvoir, leur échec est quelque part celui du peuple. Cet échec est-il dû à leur incompétence ou au fait que se liguent alors contre eux dans une admirable union sacrée tous les tenants de l’orthodoxie et de la doxa ? La question est finalement secondaire. Ce qui est certain, c’est qu’une fois revenus au pouvoir ces derniers, échaudés, ne vont pour autant pas prendre en compte les revendications qu’ils avaient ignorées et qui avait conduit à la victoire de leur adversaire « clivant », mais vont continuer leur fuite en avant en se protégeant simplement d’une nouvelle surprise par tous les moyens, même légaux.

On voit bien ici que ce qui manque à nos démocraties : un véritable débat politique. La possibilité d’entendre des experts, sans doute, mais divers, et aussi, sans les écarter d’un geste méprisant, les « déplorables », selon le mot d’une ex-future présidente des États-Unis, ceux « qui roulent au diesel et qui fument des clopes », comme le disait un artiste en selfies, ou ceux « qui ne sont rien » pour reprendre le mot de son patron. Seul ce véritable débat – qui n'a que peu de rapports avec un « grand débat » passé ou d’autres manifestations de « démocratie participative » - permettrait de dissiper le malaise ambiant.

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