La France, cette "société violente et inflammable"... quand les élites dressent le constat mais s’aveuglent sur leur (lourde) responsabilité<!-- --> | Atlantico.fr
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Des violences ont éclaté après la mort de Rémi Fraisse sur le site de Sivens la semaine passée
Des violences ont éclaté après la mort de Rémi Fraisse sur le site de Sivens la semaine passée
©Reuters

Chimiquement instable

Selon le Premier ministre Manuel Valls, qui s'est exprimé à propos de la mort de Rémi Fraisse, un manifestant de 21 ans qui protestait contre le barrage de Sivens, la France est une société "violente" et "inflammable".

Michaël  Foessel

Michaël Foessel

Michaël Foessel est maître de conférences de philosophie à l'Université de Bourgogne, à l'Institut catholique de Paris, et commentateur d'Emmanuel Kant et de Paul Ricœur. Il est également conseiller de la direction de la revue Esprit. Depuis la rentrée 2013, il enseigne à l'École polytechnique et il remplace, à partir de la rentrée 2014, Alain Finkielkraut, atteint par la limite d'âge, à la chaire de philosophie.

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Virginie Martin

Virginie Martin

Virginie Martin est Docteure en sciences politiques, habilitée à Diriger des Recherches en sciences de gestion, politiste, professeure à KEDGE Business School, co-responsable du comité scientifique de la Revue Politique et Parlementaire.

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Atlantico : "Nous sommes dans une société violente, inflammable" a déclaré mercredi matin Manuel Valls sur RTL a propos de l'incident mortel de Sivens. Au vu de ces affrontements qui ont dégénéré peut-on effectivement dire que la société française est plus violente qu'avant stricto sensu, ou bien s'agit-il d'une violence spécifique à notre époque ?

Virginie Martin : Tout dépend de ce qu'on met derrière le mot "violence". Peut-on dire sérieusement que le 20e siècle a été un siècle de paix ? C'est le temps des guerres, des colonies, de la Shoah, des génocides en tout genre et de l'apartheid. Je demande donc : est-il sérieux de dire qu'en Europe et en France nous sommes en état de violence structurelle ? La réponse est non.

Sur un plan plus sociétal, est il aussi sérieux de dire que le 20e siècle est un siècle moins violent, alors qu'on mourait au fond des mines, qu'on mourait en couches ou qu'on se faisait avorter dans des conditions hygiéniques déplorables, qu'on n'avait pas le droit de vote, que les homosexuels étaient accusés de délit jusque dans les années 80 ? C'était peut-être une société non violente, mais pas pour les travailleurs, pas pour les femmes, pas pour les homosexuels...

Michael Foessel : Notre société n'est pas plus violente qu'avant au sens strict. J'ai écrit un livre là-dessus, je peux vous assurer que la violence physique est moins importante qu'au 19e et au 20e siècle. Les crimes et les viols sont moins nombreux qu'avant la Seconde Guerre mondiale, sans compter qu'à chaque fois qu'on parle de violence aujourd'hui dans notre société française, les formes les plus extrêmes nous ont été épargnées depuis plus d'un demi-siècle. La violence dont on parle est civile, et quoi qu'on en dise, elle est moindre. C'est la sensibilité qui a augmenté, par des voies médiatiques. A partir du moment où l'on dispose de moyens qui nous permettent de chiffrer ou d'être au courant du moindre événement, on a l'impression que les temps anciens étaient plus paisibles. La violence dont parle Manuel Valls est utilisée pour justifier la riposte policière.

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Une société au bout du rouleau mais trop atomisée pour se révolter… pour l’instant

La situation politique est "inflammable", car il est clair que toute une série de groupes extrêmes ne se reconnaissent plus dans le discours public et politique, alors que ce dernier est censé mettre en forme le conflit et éviter que celui-ci passe par une action directe. Dans l'exemple de Sivens, on a rompu avec l'idée que la violence pouvait être un instrument au bénéfice de l'émancipation vis-à-vis de l'autorité, c'est désormais la violence pour la violence qui prévaut : on le voit à Notre-Dame-des-Landes, ou encore avec les affrontements autour du projet de barrage à Sivens. Cette violence n'est pas portée par un discours général, mais sur un certain nombre de points d'abcès sur lesquels des citoyens s'opposent physiquement, sans forcément avoir un horizon politique clair et cohérent.  Cette violence est très difficile  à canaliser par le discours politique, qui envoie les forces de l'ordre, parce qu'en face on n'a pas forcément affaire à des exigences compatibles avec la discussion démocratique. Cela vaut pour tous les groupes violents d'aujourd'hui.

Bruxelles qui menace de retoquer le budget français mais qui ne le fait pas, le projet de barrage de Sivens qui est suspendu, Thierry Lepaon qui aurait rénové son appartement aux frais de la CGT… Face à une telle relativité et fragilité des choses, quel est le sentiment des Français ? Comment vivent-ils ces contradictions permanentes ?

Virginie Martin :La vraie violence, aujourd'hui, qui est devenue insupportable, c'est la violence d'Etat. Les citoyens sont éclairés, éduqués, on leur a appris la paix en Europe et la démocratie, on leur a appris à participer aux élections à 18 ans, on leur a donné internet... et là, l'Etat, les forces de l'ordre et les institutions en général disent : "on fait sans vous". On a demandé aux citoyens d'être démocrates, et l'Etat continue de les infantiliser. Mais qui sont ces élites qui nous disent que tout ça, c'est pour la paix et la concorde ? Le citoyen lambda pense qu'on se moque de lui, donc il ne voit plus pourquoi il serait le seul à jouer le jeu. Cette violence symbolique des institutions, les individus la perçoivent.

Les médias créent un focus trop important sur chaque dérapage, tout devient un sujet : chaque mort compte, et c'est tant mieux d'ailleurs. La mobilisation autour de quelques personnes décédées prouve que la société ne veut pas de cette violence. Néanmoins, si les institutions qui ont le monopole de l'autorité ne font pas un aggiornamento et ne viennent pas s'abaisser sur les seuils des maisons et continuent à vivre sur le dos des citoyens, des syndiqués...  ça va craquer.

Michael Foessel : La parole politique est très dévalorisée. Ceux qui recourent à la violence physique utilisent précisément l'argument selon lequel ils sont seulement dans la réponse à la violence qui leur est faite. La violence se présente toujours comme une contre-violence face à la violence. Même si les éléments que vous citez dans votre question ne peuvent pas tous être mis sur le même plan, ce qui est certain, c'est que la parole politique ne fonctionne plus, car elle est dévalorisée par toute une série de comportements.

Le spectacle politique et social n'est pas le seul à peser sur le ressenti des Français. Chaque jour apporte son lot d'informations scientifiques destinées à faire peur ou à impressionner. On aurait par exemple découvert chez des prisonniers finlandais le gène de la violence : une information à prendre avec beaucoup de prudence, mais qui est mise sur le même plan que beaucoup d'autres. Si tout est relatif, y a-t-il encore du sens ? Comment le vivent les Français ?

Virginie Martin : Le problème, surtout, c'est celui du temps court, qui par définition peut vous faire perdre le nord : toujours plus d'instantanéité, qui empêche de mettre en perspective les informations. C'est un mouvement perpétuel, qui déstabilise. Les médias ne travaillent pas le temps long, et le politique, qui lui est dans le temps long, doit séduire dans le temps court. L'environnement n'est donc pas, de ce point de vue-là, violent, mais perturbateur

Michael Foessel : En philosophie on a pour habitude d'opposer la violence et le discours. Le discours médiatique se caractérise par la hiérarchisation dans le but de trouver la vérité. Le triomphe de l'instantanéité ne peut que créer une équivalence généralisée entre les nouvelles. Les citoyens-sujets ne sont pas forcément passifs, mais le pire dans cette affaire est que la hiérarchisation se fait au prorata de son caractère spectaculaire. Dire qu'on a trouvé le gène de la violence dans une société effrayée par la violence, c'est le succès assuré : les journalistes – et les politiques aussi - ont trop intégré le fait que leur parole n'était plus reçue avec la même croyance, ils se disent que c'est le public lui-même qui hiérarchisera les infos. Si l'on voit qu'un drame crée plus d'intérêt, alors on la met au premier rang. D'une certaine manière cela crée une tentation journalistique mais aussi politique à l'irrationnel. Nous sommes dans la culture de la sur-réaction. Cette montée en force du spectaculaire est hypocrite. On est dans une société qui se dit pacifique, mais qui se complait dans le traitement de la violence : une société qui ne veut plus voir le conflit social et la réalité sociale ne voit plus que la violence.

Le plus troublant n'est pas seulement la violence dans la société, mais la manière dont elle est jugée insupportable. On ne veut pas la voir et pourtant on en parle tout le temps : moins on la comprend et l'analyse, plus on la montre, ce qui nourrit l'illusion selon laquelle nous vivons dans une période de violence totale : rappelons qu'au 19e siècle à Paris on ne sortait pas la nuit sans craindre pour sa peau.

Dans quelle mesure cette perte de sens et de repères contribue-t-elle à alimenter chez les Français l'impression qu'ils vivent dans une société "violente", pour reprendre le terme de Manuel Valls ?

Virginie Martin : Notre environnement est plutôt rassurant : malgré la précarité il y a encore le chômage et la sécurité sociale. Sans occulter les problèmes qui existent, on ne peut pas dire que la France est un pays où il fait foncièrement mal vivre. Cependant ce brouillage temporel crée des formes de violence et d'incertitude, mais le politique est lui-même perturbé, donc il ne peut pas rassurer. C'est un monde en mouvement perpétuel auquel nous ne sommes pas habitués, et c'est ce qui me fait dire que c'est devenu un monde violent.

Si auparavant la violence était plus forte, plus terrible, elle avait un caractère un peu plus simple, qui appelait des réponses claires : le meurtrier allait en prison, si une mine de charbon s'écroulait on la renforçait, lorsque Hitler a exercé sa violence, on s'est employé à y mettre fin, etc. Aujourd'hui il s'agit de poches de violence très symboliques et contre lesquelles il est très compliqué de lutter. C'est notre bouleversement et notre incertitude qui créent un sentiment de violence.

Michael Foessel : Si le discours politique et médiatique était cohérent, cela créerait un cadre d'interprétation qui manque cruellement aujourd'hui. Dans tous les cas de figures il existe des outils pour comprendre les climats de violence. Aujourd'hui cette violence apparaît comme une catastrophe qui n'a pas de sens et qui est incompréhensible, et en même temps qui est intolérable et qu'il faudrait faire disparaître. Or il y a une contradiction à vouloir voir un phénomène et à vouloir en même temps qu'il disparaisse.

Les politiques peinent à convaincre qu'ils croient en ce qu'ils défendent. Malgré les faiblesses de l'Europe par exemple, ils continuent de soutenir le projet. Quel est l'impact de ce constat chez les citoyens ?

Virginie Martin : Le gouvernement actuel, a priori, aimerait voir une Europe plus forte, peut-être plus fédérale, plus audacieuse, mais en même temps il s'avère que cela n'est pas payant sur le plan électoral. Les politiques ont une base financière qui  est leur électorat, par conséquent ils sont aussi prisonniers de leur "audimat". Si les gouvernements reculent sur le droit de vote des étrangers aux élections locales, c'est parce qu'ils savent qu'ils n'y gagneront rien.

A terme, l'impression que nous vivons dans une société violente génère-t-elle de facto de la violence ? Là où rien n'a de sens, la violence peut-elle servir pour certains de catalyseur ?

Virginie Martin : Cette société-là peut générer des violences ponctuelles, mais peut aussi entraîner une indifférence structurelle et durable. C'est plutôt cette dernière que l'on observe aujourd'hui, beaucoup de personnes se détournent de la chose publique pour cultiver leur jardin. Les organisations comme les bonnets rouges pour ne citer qu'eux, ou même la CGT et l'UMP, ne parviennent plus à se mobiliser. Par conséquent les citoyens se replient sur la sphère privée. Et l'indifférence est une sorte de violence. Une fois que la démocratie est vidée de son sens, c'est la réaction la plus normale, car la société se trouve dans un trop grand confort pour se mobiliser massivement.

Michael Foessel : La violence peut être mise au service d'une cause. La violence dans un monde qui a perdu l'essentiel de ses croyances politiques est une violence tendanciellement gratuite. Leur combat est mené contre quelque chose qui, du point de vue d'un gauchiste des années 60, est dérisoire : un barrage, et non un vaste combat idéologique. De la même manière à droite l'idéologie ne parvient plus à s'exprimer, et n'est plus reçue dans la société. Dans tous les cas on a le sentiment qu'il s'agit d'empêcher le pouvoir d'agir, sans que ce soit subordonné à un message politique d'ordre plus général.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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