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"La Chinarctique : un fantasme absolu au service de la désinformation"
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Fausse invasion

Le discours alarmiste qui prétend que la Chine est en train de faire main basse sur l'Arctique est erroné. Vis-à-vis de "l’Arctique européen", l'empire du Milieu n’a qu’une très faible marge de manœuvre.

Mikaa Mered

Mikaa Mered

Mikaa Mered est professeur de géopolitique des pôles Arctique et Antarctique à l’Institut Libre d’Étude des Relations Internationales (ILERI) à Paris. Son ouvrage Les Mondes polaires (PUF, 2019) sortira en librairie le 16 octobre.

 

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Parfois, tensions diplomatiques peuvent être provoquées par un ou quelques analystes produisant conclusions et recommandations simplistes parce qu’ayant adopté une approche insuffisamment holiste de leur objet d’étude. Ceux-ci, par un discours souvent alarmiste, parviennent à obtenir l’oreille d’une sphère médiatico-politique en quête de bouc-émissaires, diversions, ou tout simplement propice à monter de fausses vérités en épingle lorsqu’elle-même est désinformée par sa source. Ce que je décris abstraitement ici est aujourd’hui à l’oeuvre depuis début août, dans les médias sud-européens, avec l’émergente médiatisation du fantasque concept de « Chinarctique ».

Au sud d’un axe Nuuk-Copenhague-Moscou, j’ai pu récemment lire pêle-mêle dans la presse que la Chine mettait actuellement la main sur les richesses minières Arctique, qu’elle se servait de sa puissance économique et militaire pour mettre une pression diplomatique sur les états souverains riverains de l’Arctique, voire qu’elle pouvait devenir le contrepoids des USA dans la région… Après le dixième article développant ces inepties, je me suis dit qu’il était nécessaire de réinformer le lecteur lambda : la future réalité de tels prospects est tout bonnement nulle.

Cependant, la désinformation alla plus loin. Je pus lire de sombres inepties issues d’une poignée d’esprits rêveurs telles que la Chine projetterait bientôt une force militaire dans l’Arctique, installerait une base militaire en Islande, ou encore rachèterait politiquement le Groenland à la couronne danoise dont l’île glacée dépend grandement. Dans ce contexte, comment expliquer en un seul billet que ces multiples fantasmes ne sont en aucun cas la réalité actuelle ou future de l’Arctique ? Impossible labeur : il me faudrait de trop nombreuses lignes pour démontrer l’irréalité de ces déclarations qui, elles, tiennent malheureusement en une phrase.

Dès lors, j’entame ici ma toile de Pénélope. En attendant d’autres papiers complémentaires, je vais d’abord démontrer rapidement ici pourquoi la Chine n’est pas du tout entrain de créer une situation de dominance sur les états riverains de l’Arctique européenne : Groenland/Danemark, Islande, Norvège.

Vis-à-vis de la Norvège, la Chine est un partenaire économique compliqué et un partenaire diplomatique craint. Au-delà de la remise du prix Nobel de la paix à l’opposant pacifiste Liu Xiaobo en Octobre 2010, les relations sont tendues depuis que la Chine émet des velléités de casser le balbutiant marché pétrolier en « arctique occidentale » par l’apport d’un flux sans précédent de capitaux et surtout de travailleurs susceptible à terme de souffler de futurs gisements clés en Arctique au pétrolier national norvégien Statoil. Ce-dernier étant l’un des poumons économiques et sociaux de la pétro-démocratie norvégienne, toute atteinte à son leadership naturel en Arctique — encore jalousement préservé, tant en termes technologiques qu’économiques ou politiques — est une atteinte au développement du pays.

D’abord au cœur du conflit territorial entre la Norvège et la Russie en Mer de Barents, dans la perspective de l’exploitation des gizements du champ de Shotkman (dans lequel Total a depuis pris une participation minoritaire), puis élément moteur de la résolution pacifique aboutie en 2010, Statoil est le partenaire incontournable en Arctique par lequel la Chine devra passer pour s’y affirmer. Affronter Statoil est une stratégie vouée à l’échec diplomatique et à l’échec technique, les majors chinoises ne possédant pas les technologies nécessaires pour travailler en offshore Arctique.

Vis-à-vis du Groenland et son tuteur danois, la visite du président chinois Hu Jintao le 15 Juin dernier à la Reine Margrethe du Danemark fut une première historique. Cependant, cette visite fut l’occasion, d’abord, d’une annonce cordiale « en personne » par la Chine de ses appétits vis-à-vis des abondants gisements Groenlandais, avant la proposition d’une entente cordiale (un futur duopole sino-danois plus ou moins marqué) sur le marché mondial des « terres rares ». En effet, la Chine détient aujourd’hui environ 97% du marché mondial de ces matériaux conducteurs au cœur de toute machine de haute technologie. D’après les diverses estimations mondiales disponibles à l’été 2012, seuls le Japon mais surtout le Groenland peuvent tailler des croupières à Pékin sur ce marché-clé dont la Chine s’est longtemps servie à des fins de pressions diplomatiques.

Quelle que soit la suite donnée diplomatique par Copenhague, il est à noter deux éléments socio-politiques clés vis-à-vis de la gouvernance des richesses groenlandaises. Premièrement, en aucun cas le peuple Groenlandais ne sera prêt à sacrifier sa culture — si difficile à maintenir avec seulement 57.000 membres éparpillés sur un territoire grand comme six fois l’Allemagne — sur l’autel d’un développement économique qui s’annonce débridé. En effet, la difficulté inhérente à la gestion publique des ressources, explorations, exploitations et revenus de sources minières au Groenland réside dans l’impossibilité de l’administration Groenlandaise à contrôler les futurs exploitants. Nuuk ayant accédé à l’auto-détermination de sa politique minière en 2008 après un referendum co-organisé avec les autorités danoises, les partis au pouvoir se déclarent incapables de gérer cette manne sans un appui administratif danois et sans un appui sécuritaire de l’Union Européenne — dont le Groenland n’est plus membre depuis 1985 — ou de l’OTAN.

En somme, le Groenland appartiendra à celui qui l’épaulera politiquement et l’éduquera bureaucratiquement tout en maintenant la spécificité culturelle de sa population, notamment par la limitation de l’immigration. A ce jeu, les danois sont maîtres en leur pays et favoriseront donc à terme la danoise Dong Energy (ainsi que Statoil et Nunaoil entre autres) en permettant un contexte de concurrence internationale libre, mais à forte préférence communautaire et atlantiste.

L’Islande est encore un cas différent dans le sens où les relations entre Reykjavik et Pékin se basent sur le développement d’une coopération scientifique, avec particulièrement la création d’un Institut sino-européen de Recherche et de Coopération pour les études arctiques (ISERCEA) installé à Shanghai. A cet effet, une station d’observation de lumière polaire sera ouverte dans le nord de l’île aux volcans pour y étudier les phénomènes climatiques et environnementaux. Cet échange est au cœur de la stratégie de séduction chinoise vis-à-vis de Reykjavik, laquelle voit en la Chine un débouché majeur pour son futur développement industriel autour de l’ingénierie énergétique propre (principalement hydrologie, marémotrices, hydrogène) et un épouvantail de choix dans ses négociations au Conseil de l’Arctique, au Conseil Nordique et vis-à-vis de la Commission Européenne.

En somme, vis-à-vis de « l’Arctique Européen » dans son ensemble, la Chine n’a qu’une très faible marge de manœuvre propre et est même utilisée. Pis, géostratégiquement enclavée par les multiples bases militaires américaines stationnées sur la première rangée d’îles pacifiques sur toute la longueur de la côte chinoise, de Hokkaido au Vietnam en passant par Okinawa ou Taiwan, la Chine ne peut rien projeter dans le grand nord sans fenêtre maritime directe et doit coopérer avec les riverains du nord : six pays en crise économique et/ou politique qui comptent bien jouir de leurs droits internationalement reconnus sur l’océan glacial Arctique avant de commencer à se demander s’ils sont prêts à partager le gâteau.

Comme l’exprimait très récemment un haut-membre de l’administration Arctique russe sur la radio russe « La Voix de la Russie », la Chine n’est aujourd’hui dans l’Arctique qu’un simple membre du club des pays ultra-exportateurs d’Extrême-Orient qui cherchent à optimiser leurs échanges avec l’Ouest via l’Arctique plutôt que via les canaux de Suez et Panama et à se positionner sur l’échiquier diplomatique comme un outsider à la parole crédible pour les futures négociations touchant les richesses polaires. Dans ce club pointent ses rivaux japonais et coréen, ainsi que l’inde dans une moindre mesure. Dès lors, une question s’impose : qu’ont les Chinois de plus à offrir que des Japonais et Coréens qui sont parfaitement intégrés au modèle économique et diplomatique occidental, en plus d’être moins agressifs d’un point de vue sécurité et ambitions hégémoniques ?

En attendant de revenir sur cette question dans un futur billet, j’ose espérer que, malgré la rapidité — donc la relative superficialité — de cette présentation, vous lecteurs intéressés par les grands enjeux arctiques garderez en tête à l’avenir que, si dans un temps prochain un analyste vient expliquer que la Chine a tout pour acheter et contrôler l’Arctique, il vous faudra alors cordialement changer de chaîne… car la « Chinarctique » n’existe et n’existera pas dans l’ordre actuel des choses ; tout juste Pékin parvient-elle à jouer des coudes pour ne pas passer à côté du siècle Arctique.

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