La bombe atomique, le péché originel (1945)<!-- --> | Atlantico.fr
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Photo prise le 09 août 1945 de l'explosion nucléaire sur Nagasaki, lors d'une frappe effectuée par l'armée américaine.
Photo prise le 09 août 1945 de l'explosion nucléaire sur Nagasaki, lors d'une frappe effectuée par l'armée américaine.
©AFP / US AIR FORCE

Bonnes feuilles

Jean-Marc Le Page a publié « La Bombe atomique : De Hiroshima à Trump » aux éditions Passés / Composés. Des explosions nucléaires au Japon en 1945 à la récente escalade entre l'Iran et les États-Unis, en passant par la crise du détroit de Formose entre Taïwan et la Chine populaire (1954), celle des missiles du Cuba (1962) ou encore la guerre du Kippour (1973), Jean-Marc Le Page dévoile les coulisses des moments où l'humanité retint son souffle. Extrait 1/2.

Jean-Marc Le Page

Jean-Marc Le Page

Jean-Marc Le Page est professeur agrégé et docteur en histoire, chercheur associé à l'EA Tempora de l'université Rennes 2. Diplômé de l'IEP de Paris, il est spécialiste de la guerre d'Indochine, d'histoire du renseignement et de la guerre froide en Asie. Il est notamment l'auteur des Services secrets français en Indochine paru en 2012.

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Le 30 mai 2018, le Master Sergeant Jonathan J. Dunbar des forces spéciales américaines est tué par l’explosion d’un engin explosif lors du passage de son véhicule près de la ville de Mandij en Syrie. Sans doute a-t-il reçu une Purple Heart, médaille militaire décernée au nom du président des États-Unis aux soldats blessés ou tués au service de l’armée. Le sergent Dunbar avait 36 ans. La décoration en aura sans doute 73. En effet, les unités américaines déployées en Irak ou en Afghanistan disposent encore de dizaines de milliers de pièces d’un stock de 500 000 Purple Heart constitué en 1945 en prévision de l’invasion du Japon. L’opération Downfall n’aura pas lieu et, depuis cette date, les forces américaines liquident le stock. En 2003, il en restait encore 120 000. Le 15  août 1945, l’Empire du soleil levant capitule et les opérations militaires cessent. La pression militaire américaine et soviétique est trop forte et les bombardements nucléaires des 6 et 9 août en sont le symbole majeur. Hiroshima et Nagasaki ne relèvent pas au sens strict des crises nucléaires. Néanmoins, leur destin fait entrer le monde dans l’ère nucléaire et il a pu être considéré comme l’un des points de départ de la guerre froide. Au premier abord, la décision prise par le président Truman est évidente. Cependant, le déroulé des événements des mois de juillet et août 1945 se révèle nettement plus complexe, à tel point que cette décision est sans doute l’un des sujets de débat historiographique les plus virulents de ces dernières décennies.

Le 12 avril 1945, le président Franklin Delano Roosevelt est foudroyé par une hémorragie cérébrale. Comme le veut la Constitution, le vice-président Harry Truman lui succède et prête serment. Il doit prendre en main la destinée d’un pays en guerre, engagé sur deux fronts. Tenu à l’écart des décisions présidentielles – il n’a rencontré en tête à tête le président que deux fois – le 33e  président des États-Unis doit rapidement endosser le costume du chef de guerre.

La situation sur le front européen est très favorable. Le 16 avril, l’Armée rouge déclenche l’offensive qui la conduira jusqu’à Berlin. Le 25 avril, les troupes américaines et soviétiques font leur jonction à Torgau, ville située sur l’Elbe. La fin du régime nazi n’est plus qu’une question de semaines. Dans le Pacifique, qui devient le front principal, les forces américaines poursuivent leur stratégie du « saut de moutons », qui les voit progresser d’île en île et se rapprocher du Japon. Le 26 mars, l’île d’Iwo Jima est prise et depuis le 1er avril la bataille pour Okinawa fait rage. Cette île est importante autant du point de vue symbolique que stratégique. Pour la première fois, les Marines se battent sur le sol japonais. C’est le début de la dernière étape de la guerre qui doit conduire les troupes américaines sur les îles principales de l’archipel, d’où l’importance de la prise de contrôle d’Okinawa. Elle constitue un formidable point de départ pour l’invasion qui doit mettre définitivement à genoux le Japon.

C’est cette situation stratégique que découvre le nouveau président des États-Unis, Harry Truman, lors de sa prise de fonction. L’ancien sénateur du Missouri élu aux côtés de Roosevelt en novembre 1944, populaire mais finalement peu connu et sans ambition politique, doit se muer en chef de guerre. Rapidement, il endosse la fonction et c’est le même homme qui va prendre la décision qui va profondément bouleverser les relations internationales pour les décennies à venir. Il n’est informé du projet Manhattan par le secrétaire à la guerre Stimson que le 25 avril.

La bombe atomique, un choix

Les combats pour Okinawa vont profondément marquer les esprits de l’état-major américain. Du 1er avril au 22 juin, les troupes de la 10e   armée comptent 10 000 tués et près de 40 000 blessés auxquels il faut ajouter 10 000 tués et blessés dans l’US Navy. Les combats ont été acharnés. Le Japon emploie massivement les kamikazes, et les charges massives d’infanterie, surnommées Banzaï par les alliés, ont illustré la détermination des soldats à faire payer très cher les gains de terrain à l’ennemi.

L’île, désormais entre les mains des Américains, représente un formidable tremplin pour le dernier acte de la guerre : l’invasion des îles principales de l’archipel japonais. Les plans sont en cours d’élaboration sous la direction conjointe du général MacArthur – commandant des forces armées américaines dans le Pacifique – et de l’amiral Nimitz – commandant les forces navales américains dans le Pacifique. L’opération Downfall comprend deux phases : Olympic, lancée le 1er novembre, consiste à prendre pied sur l’île de Kyushu et d’en contrôler la partie sud avant Coronet le 1er mars 1946. L’objectif est l’île de Honshu et les armées américaines doivent progresser par la plaine du Kanto au sud de Tokyo. Ainsi, si tout se passe conformément aux plans, le Japon serait poussé à la capitulation durant l’été 1946. Durant les préparatifs, l’emploi de la bombe atomique n’est pas encore envisagé. Le secret est bien gardé et rares sont les officiers et politiques au courant du projet Manhattan.

Les choses changent doublement en juillet 1945. Le 16, la première bombe atomique, baptisée Gadget, est testée dans le désert à Alamogordo. C’est un succès et le secrétaire à la Guerre Stimson est aussitôt averti. Il se trouve à Potsdam où s’ouvre, le lendemain, une conférence internationale qui réunit les dirigeants américains, britanniques et soviétiques. Il en réfère immédiatement au président Truman. L’emploi de la bombe atomique devient une option.

L’armée américaine n’a pas attendu ce succès pour envisager son utilisation. Le 27 avril 1945, se réunit pour la première fois le Target Committee sous l’autorité du général Leslie Groves. Ce comité est constitué de militaires et de scientifiques du projet Manhattan. Leur rôle est de déterminer les conditions d’utilisation de la bombe et de définir une liste de cibles. Les critères ne laissent rien au hasard. Une pré-liste de dix-sept villes est établie. La cible doit être une aire urbaine de plus de 5 km de diamètre (3 milles), être comprise entre Tokyo et Nagasaki, si possible ne pas avoir encore été bombardée au début du mois d’août et avoir une véritable valeur stratégique… Les recommandations sont rendues lors de la seconde réunion du comité, le 10 mai. Une liste de cinq cibles prioritaires est présentée : Kyoto, Hiroshima, Yokohama, Kokura Arsenal et Niigata, les deux premières étant prioritaires. La destruction de Kyoto, du fait de son statut de capitale culturelle du Japon, aurait un impact psycho‑ logique majeur sur la population ; Hiroshima, quant à elle, est une grande place militaire et un port au centre d’une aire industrielle. De plus, la ville n’a pas encore été la cible des B-29 de l’Air Force. Mais il est évident que, plus que les objectifs militaires, ce sont les villes elles-mêmes qui sont ciblées. Les objectifs et le calendrier des attaques sont déterminés en fonction des buts de guerre de l’armée qui contrôle tout le processus, c’est-à-dire en finir au plus vite. La seule interférence de civils dans la démarche de désignation des cibles est venue du secrétaire Stimson, qui a obtenu le retrait de Kyoto de la liste, au titre que l’ancienne capitale impériale est justement le cœur historique et culturel du Japon et que la ville doit être protégée. Il est confirmé sur ce point par Truman. Après le test Trinity du 16  juillet, la liste est réduite à trois cibles : Hiroshima, Yokohama et Kokura Arsenal. Nagasaki sera ajoutée à la toute fin du mois de juillet.

Au Target Comittee est ajouté un Interim Committee le 9  mai. Dirigé par Stimson, il n’est composé que de civils, dont James Byrnes, très proche conseiller du président –  et secrétaire d’État à partir du 3 juillet – qui est son représentant spécial. Sont égale‑ ment membres les principales personnalités scientifiques du projet Manhattan, dont Enrico Fermi et Robert Oppenheimer. Leur présence est liée à leur expertise mais a également pour but d’apaiser un mouvement naissant d’opposition à l’utilisation militaire de la bombe. Il n’y a pas d’officiers au sein du comité, mais Marshall comme Groves assistent à de nombreuses réunions. La constitution d’un tel groupe doit montrer à l’opinion américaine, comme inter‑ nationale, que des décisions aussi importantes que l’utilisation de la bombe sont bien entre les mains du pouvoir politique. Stimson est conscient que l’invention de l’arme nucléaire est révolutionnaire et qu’elle va avoir des conséquences qui iront bien au-delà des simples considérations militaires. Elle n’est pas simplement une « nouvelle arme », « mais un changement révolutionnaire à l’échelle de l’univers ». Le groupe doit débattre du futur développement de l’arme nucléaire. La question de l’utilisation de la bombe est discutée une première fois de manière informelle lors du déjeuner du 31 mai 1945, qui réunit tous les membres du comité. La matinée avait été consacrée à un rapport d’Oppenheimer sur la puissance de la bombe, de 20 kt pour la première génération, mais qui pouvait atteindre les 100  kt pour la seconde génération. Discussions qui s’étaient poursuivies sur les questions du contrôle international et du problème de la Russie. Presque par accident, le sujet de l’utilisation sur le Japon est abordé à table. C’est Byrnes qui interroge le physicien Lawrence sur la pertinence d’un avertissement préalable à l’attaque des villes. Durant une dizaine de minutes, la discussion tourne autour de cette question. Les échanges se poursuivent après le déjeuner, à tel point que Stimson modifie l’ordre du jour et dirige le débat sur la manière d’utiliser la bombe. Le lendemain, la conclusion est claire : la bombe doit être utilisée au plus tôt ; la cible doit être un site industrialo-militaire entouré du domicile des travailleurs ; il n’y aura pas d’avertissement. Le panel de scientifiques se range à cet avis, ne voyant pas d’alternative. Par contre, ils sont d’avis de prévenir les alliés de l’existence du programme et de sa future utilisation, demandant la mise en place d’une coopération internationale sur ce sujet.

Cet avis ne sera pas suivi par le président Truman lors de la conférence de Potsdam qui s’ouvre le 17  juillet. Le 24  juillet, il s’entretient avec Staline et lui fait part de la mise au point d’un nouvel explosif, sans que cela ne provoque de réaction particulière du président soviétique. Il faut dire que le NKVD – le service de sécurité et de renseignement soviétique  – suit de très près le programme Manhattan. Cependant, la conférence de Potsdam est importante. Le 26 juillet, un ultimatum signé par les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Chine et suivi par l’URSS est lancé au Japon. Il est explicite : « Nous appelons le gouvernement du Japon à prononcer aujourd’hui la capitulation sans conditions de toutes les forces armées japonaises. […] La seule alternative pour le Japon est une destruction rapide et totale. » Truman demande également à Staline de respecter la promesse faite à Yalta le plus rapidement possible. Lors de la conférence sur les bords de la mer Noire en février  1945, le dirigeant soviétique avait promis de déclarer la guerre au Japon trois mois après la capitulation de l’Allemagne. À Potsdam, il réitère sa promesse. L’engagement soviétique n’est plus qu’une question de jours, voire de semaines.

La déclaration de Potsdam est reçue par l’agence de presse Domei le 27 juillet à 4 h 30. Elle est immédiatement communiquée au Premier ministre japonais. La réponse révèle les dissensions du pouvoir. La formule de la capitulation inconditionnelle n’est pas nouvelle. Annoncée lors de la conférence du  Caire en 1943, elle est régulièrement répétée. Depuis le 9 juin 1945, des programmes radiophoniques sont diffusés par la Navy sur les ondes japonaises. À l’intérieur du gouvernement japonais, il existe deux factions. L’une est favorable à la paix à la condition de maintenir l’empereur à la tête de l’État. C’est le cas du Premier ministre Kantaro Suzuki ou du ministre des Affaires étrangères, Shigenori Togo. Face à eux, les militaires du Conseil suprême de guerre dirigé par le ministre de la Guerre, Korechika Anami. Lui et les autres chefs des armées ne souhaitent pas capituler, ou alors à des conditions inacceptables pour les Alliés. Ces divisions sont parfaitement connues des Américains. Les télégrammes diplomatiques japonais sont interceptés et déchiffrés grâce au programme Magic : ils peuvent donc suivre les tentatives japonaises de médiation auprès de la Suisse, du Vatican ou de Moscou. L’expression « reddition inconditionnelle » pose d’énormes problèmes aux autorités japonaises, mêmes les plus ouvertes, car elle interroge le futur du Japon, c’est-à-dire la place et le devenir du système impérial. Ainsi, à la fin de l’année 1944, Bunshiro Suzuki (directeur général du journal Asahi Shimbun à Moscou) déclare à l’ambassadeur de Suède Widar Bagge – lui aussi écouté –, que la demande des alliés – formulée une première fois lors de la conférence du Caire en 1943 – était « l’un des principaux obstacles à la paix ». D’un autre côté, elle renforce le camp des militaires, qui entendent bien faire plier les forces américaines sur les plages et le sol de l’empire. Kantaro Suzuki répond le 28 juillet à 16 heures, à l’occasion d’une conférence de presse. Sa déclaration est le résultat d’un compromis entre les différentes parties. Le Premier ministre cherche à temporiser. Il ne souhaite faire aucun commentaire, ce qui aurait été un signe positif envers la population indiquant que la guerre touchait à sa fin. Il est cependant contraint de répondre sous la pression des militaires.

Mais il tombe dans l’ambiguïté en temporisant : « D’après moi, cet ultimatum n’est rien d’autre qu’une reprise de la déclaration du  Caire. Le gouvernement du Japon considère qu’il n’a aucune valeur. Nous répondons simplement mokusatsu-suru. Notre seule alternative est la poursuite de la lutte jusqu’à la fin. » Le mot est dual et peut prêter à confusion : il peut pouvoir dire « ne pas tenir compte de » ou « ignorer » mais également « sans commentaire », voire parfois « traiter avec mépris ». Suzuki expliquera plus tard que, dans son esprit, c’était « sans commentaire » auquel il pensait. Hasagawa Saiji – de l’agence de presse japonaise Domei Press – traduit le mot par « ignorer » et Associated Press et Reuters reprennent la déclaration en utilisant « rejeter ». Les grands titres de la presse américaine du 30 juillet, en particulier le New York Times, écrivent : « Le Japon tourne le dos à l’ultimatum. » La nouvelle parvient à Truman qui réagit durement. Mais ce n’est évidemment pas ce mot qui a entraîné la décision du bombardement atomique. Celle-ci était déjà prise.

La décision

La décision de bombarder le Japon est prise par Truman le 21 juillet. Le 24, cet ordre est relayé par Henry Stimson au général Thomas Handy, chef d’état-major de la division Opérations. Celui-ci transmet l’ordre le 25 juillet au général Carl Spaatz, commandant les forces stratégiques. Le 509e  groupe de la 20e  Air Force devra larguer la première « bombe spéciale » dès que la météo le permettra à compter du 3 août, sur Hiroshima, Kokura, Niigata ou Nagasaki.

D’autres bombes seront utilisées sur les cibles suivantes dès qu’elles seront prêtes.

Truman prend cette décision en s’appuyant sur les conseils de ses proches mais aussi en fonction des informations qui lui parviennent. Il est évident que la première des raisons est de mettre un terme rapide à la guerre. La victoire approche, l’invasion des îles principales se prépare. Les premières considérations sont militaires. Les estimations des pertes ont été produites par le colonel B. Kendrick de l’état-major de la 6e armée, qui devait mener les débarquements sur Kyushu lors de l’opération Olympic : les prévisions sont nourries par les retours sur les combats à Luzon et Leyte aux Philippines –  qui ont une géographie similaire à celle de l’île de Kyushu –, croisée avec le taux de pertes à Okinawa et le nombre de divisions que la 6e   armée rencontrera. Le chiffre de 100 000 tués et blessés par mois, de novembre  1945 à la fin de l’année 1946, est avancé20. On tient compte de l’expérience de la guerre du Pacifique mais également du renforcement rapide des défenses sur Kyushu. Les militaires japonais sont convaincus que le débarquement aura lieu sur la face sud de l’île et ils sont décidés à se battre jusqu’au bout. Les écoutes des communications Magic informent au jour le jour du renforcement des défenses et sont confirmées par la reconnaissance aérienne. Entre le début de 1945 et juillet, les troupes japonaises passent de 150 000  à 545 000  hommes. Les montagnes sont creusées de galeries, de postes de tir, de bunkers qui débouchent directement sur les plages. Des unités kamikazes constituées de bateaux, de torpilles humaines, de sous-marins se préparent à se jeter sur la force d’invasion. Pour y faire face et éviter une « boucherie » sur les plages, des sites secondaires sont envisagés et étudiés. Mais l’horloge tourne et, si l’on souhaite que la guerre s’achève avant la fin de l’année 1946, il faut que l’invasion ait débuté avant la mousson. Il est nécessaire également de disposer de terrains d’aviation pour soutenir les armées américaines et, là encore, c’est Kyushu qui présente les meilleurs atouts. La géographie japonaise impose d’impossibles contraintes. L’emploi de gaz de combat est envisagé, mais c’est clairement l’existence des « grosses bombes » qui offrent les plus grands avantages.

Néanmoins, l’argument diplomatique n’est pas à rejeter non plus. Harry Truman a été fortement impressionné par la détermination de Staline à Potsdam à imposer ses ambitions territoriales vers la Méditerranée et le Moyen-Orient. Il est devenu évident pour lui que l’URSS n’aura pas de droit de regard sur le devenir du Japon d’après-guerre. Il commence à se méfier de Staline, qu’il n’avait pas rencontré avant Potsdam. D’ailleurs, le 3  juillet, son plus proche conseiller, le secrétaire d’État James F. Byrnes, est convaincu de l’efficacité de la « diplomatie atomique » dans les négociations à venir avec l’URSS qui pourrait rendre les Soviétiques plus manœuvrables. Plus généralement, les motivations qui ont conduit Truman à accepter l’utilisation de la bombe atomique peuvent se résumer en cinq points : son engagement à terminer la guerre au plus vite ; le besoin de justifier le coût financier et indus‑ triel massif investi ; le gain diplomatique dans la rivalité naissante avec l’URSS ; l’absence d’alternative à l’utilisation de la bombe et le désir de vengeance sur le Japon coupable de l’« infamie » de Pearl Harbor.

La réponse du gouvernement japonais à l’ultimatum, comme la poursuite des efforts du Japon pour obtenir une médiation soviétique tout en refusant obstinément d’accepter la capitulation – les écoutes montrent que l’ambassadeur Sato à Moscou la demande encore le 3  août  – n’incitent pas Truman à surseoir l’ordre du 21 juillet. Le 6 août, la météo est dégagée sur Hiroshima. À 2 h 45, le bombardier Enola Gay, piloté par le colonel Paul Tibbets, décolle de la base de Tinian dans les îles Mariannes à l’est de la mer des Philippines. Après 5 h 30 de vol, il largue à 8 h 15 la bombe Little Boy au-dessus de la ville. Les effets sont apocalyptiques. Les récits des témoins décrivent des scènes similaires :

La bombe explosa dans un terrible flash bleu-vert, comme un immense éclair de magnésium. Le flash fut de courte durée et accompagné d’un éclat et d’une chaleur intenses. Il fut suivi par une gigantesque onde de choc et le grondement de l’explosion. […] Un immense nuage blanc comme neige s’éleva rapidement dans le ciel, tandis qu’au sol, les alentours étaient plongés dans l’ombre, d’abord par une brume bleuâtre, puis par un nuage brun-violet de poussière et de fumée.

L’explosion a eu lieu à 580 m au-dessus de l’hôpital Shima dans le centre-ville. Les constructions en briques sont détruites jusqu’à 1 600 m de l’hypocentre et les dommages sont irréparables jusqu’à 2 000 m. Les vitres ont explosé jusqu’à une distance de 8 km :

Sur un total de 76 327 structures endommagées par l’explosion, seules 5 % ont été complètement détruites par le souffle ou l’explosion, mais près de 63 % ont été complètement brûlées. Cela signifie que près de 70 % des bâtiments situés dans le périmètre de l’explosion ont été totalement anéantis. Les 30 % restants ont été à moitié détruits (c’est-à-dire irréparables pour 24 %, ou partiellement détruits pour 6 %).

Le bilan humain de l’explosion de 15 kt est difficile à déterminer car le nombre de personnes dans la ville n’est pas sûr. La population d’Hiroshima était d’environ 350 000  personnes : 90 000  à 140 000 furent tuées.

Le bombardement est une nouvelle étape dans la stratégie des chocs développée par Henry Stimson. Chacun de ces chocs, depuis le bombardement de Tokyo –  100 000  morts le 10  mars  –, doit conduire le Japon à la capitulation. Après cette nouvelle étape, les autorités américaines attendent les réactions japonaises, mais sans baisser la garde pour autant puisque le 7 août l’usine de liquéfaction de charbon d’Omuta est détruite. Ils attendent une réaction qui ne vient pas, au contraire : Magic permet en effet de suivre les efforts du ministre des Affaires étrangères Togo, qui poursuit ses recherches de médiation auprès de Moscou. Il tente de sauvegarder le système politique et l’Empire contre des concessions territoriales. Il n’y a aucune réaction officielle qui pourrait conduire à la suspension des opérations.

Extrait du livre de Jean-Marc Le Page, « La Bombe atomique : De Hiroshima à Trump », publié aux éditions Passés / Composés.

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