L’industrie européenne face au mur du coût de l’énergie <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Une employée assemble un rotor, un composant d'un moteur électrique de Volkswagen, dans une usine de Salzgitter, en Allemagne, le 18 mai 2022.
Une employée assemble un rotor, un composant d'un moteur électrique de Volkswagen, dans une usine de Salzgitter, en Allemagne, le 18 mai 2022.
©John MACDOUGALL / AFP

Difficultés financières

75% des industriels de l’UE ont réussi à réduire leur consommation de gaz naturel depuis 6 mois mais seuls 39% pensent pouvoir aller plus loin. Et 53% disent qu’ils vont devoir réduire leur production.

Damien Ernst

Damien Ernst

Damien Ernst est professeur titulaire à l'Université de Liège et à Télécom Paris. Il dirige des recherches dédiées aux réseaux électriques intelligents. Il intervient régulièrement dans les médias sur les sujets liés à l'énergie.

Voir la bio »
Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

Voir la bio »

Atlantico : Après 9 mois de guerre, à quel point les entreprises souffrent-elles de la crise des prix de l'énergie entraînée par le conflit en Ukraine ?

Damien Ernst : Elles souffrent terriblement mais on a le sentiment qu’au niveau politique, on considère que le pire est passé car le pic des prix est passé. Or sur les marchés, le prix de 130-140 €/MWh, certes moindre que les 300 d’il y a quelques semaines, s’étend malgré tout jusqu’à fin 2023. Donc c’est préoccupant voir catastrophique pour les entreprises. Sur les marchés américains, c’est 25$/MWh, les marchés asiatiques ont aussi des prix nettement moins chers car découlant de prix indexés sur le pétrole. Se crée donc une concurrence parfaitement déloyale entre les entreprises. Cette différence de prix crée un problème quasi existentiel pour les entreprises européennes. Certaines entreprises étaient protégées par des contrats de prix fixes, mais elles les voient petit à petit disparaître.

Michel Ruimy : L’impact du prix de l’énergie sur le volume des affaires varie selon l’intensité énergétique du processus de production. Dans un environnement conjoncturel difficile, marqué par une succession de chocs, l’activité des entreprises françaises continue globalement à résister. En effet, les firmes de l’industrie, de la chimie, de la plasturgie, de la métallurgie et du bois papier imprimerie, fortement consommateurs d’énergie, déclarent plus fréquemment un impact fort sur leur activité passée.

S’agissant du trimestre à venir, un grand nombre d’entre elles, particulièrement dans l’industrie et dans le bâtiment, estiment que la situation énergétique aura un fort impact davantage sur leurs marges que sur leur activité tandis que, pour certaines activités de services (agences d’intérim, location automobile, services d’information…), l’impact sur l’activité est attendu comme supérieur ou équivalent à celui sur les marges.

À Lire Aussi

Europe ou Russie, qui va perdre la guerre de l’énergie ?

Il n’en demeure pas moins que, selon les estimations de la Banque centrale européenne, la hausse des prix de l'énergie amputerait, à moyen terme, de 1,4 point le produit intérieur brut de la zone euro. Pour un pays comme la France, ceci représenterait une perte annuelle de recettes publiques d’environ 20 milliards d’euros

La confiance des chefs d’entreprises a plongé en Europe, selon les chiffres évoqués par le FT, qu’est-ce que cela traduit ?

Damien Ernst : Cela traduit qu’ils ne voient pas la crise se terminer avant plusieurs mois et que leurs business s’en trouvent menacés. D’autant qu’en plus des prix de l’énergie il y a une inflation sur les salaires qui fait que pour un niveau de production constant, elles doivent dépenser plus. Beaucoup d’entreprises ont l’impression de ne plus pouvoir s’en sortir. Aucun des entrepreneurs avec lesquels j’échange n’envisage désormais d’investir dans des lignes de production en Europe. Les entreprises ferment et les nouveaux investissements se font en Amérique ou en Asie. Donc ils ont perdu espoir.

Michel Ruimy : L’indice de confiance des entreprises traduit le sentiment qu’ont les chefs d’entreprises et les industriels sur le niveau de leurs stocks de marchandises, de leur production, du carnet de commandes et sur l’évolution actuelle et à court terme de leurs chiffres d’affaires. Les opinions sont recueillies par rapport à une situation « normale » et l’écart entre les réponses positives et négatives fournit un indice qualitatif des conditions économiques. Le résultat est un indicateur avancé de la conjoncture économique i.e. du climat futur des affaires.

Selon le Financial Times, la confiance des chefs d’entreprises vient d’atteindre, au second semestre 2022, son plus bas niveau en Europe. Ce pessimisme quant aux perspectives du continent, est confirmé par leurs homologues américains qui prédisent une profonde récession dans l’Union européenne au cours des 12 à 18 prochains mois alors qu’ils estiment qu’il y aura qu’un ralentissement économique aux Etats-Unis. Ainsi, outre la proximité géographique, la guerre en Ukraine fait payer un tribut particulièrement lourd aux industries énergivores de l’Union européenne en raison notamment d’un effet multiplicateur tout au long de la chaîne de valeur.

À Lire Aussi

Tensions en vue sur l’électricité : mais au fait, quel est le plan si l’hiver devait être froid ?

La persistance de coûts élevés de l’énergie sape ainsi la compétitivité mondiale des sites de production européens et risque d’affecter le revenu réel des ménages européens et leur consommation, de manière plus ou moins importante en fonction des mesures prises par les gouvernements.

Que nous apprennent les chiffres de l’IFO business Survey sur les difficultés des entreprises allemandes, sur leurs projections pour l’avenir ?

Damien Ernst : Les entreprises ont essayé tant bien que mal de maintenir leur production, avec plus ou moins de réussite. Pour cela, ils ont notamment fait du switch avec du diesel, mais ils sont plus ou moins arrivés à la limite de ce qu’ils peuvent faire. Ils ne peuvent plus économiser beaucoup plus et se retrouvent exposés aux prix. La seule manière de diminuer les coûts, c’est de réduire la production ou de délocaliser.

Les entreprises ont fait le gros dos en utilisant leur trésorerie, en payant plus cher et en s’appuyant sur des contrats à prix fixes. Mais les trésoreries sont de plus en plus vides, les contrats arrivent à échéance, il n’y a plus de quickwins possible. Et personne ne voudra investir en Europe tant que le problème énergétique n’est pas résolu. Donc la situation est beaucoup plus difficile qu’il y a un an.

Michel Ruimy : L’indice Ifo, qui sonde l’humeur des chefs d’entreprise allemands quant à la situation économique actuelle de leur pays, est en baisse et prévient que l’Allemagne se dirige vers une récession.

Il ne faut pas chercher l’explication bien loin : l’inflation galopante (proche de 10% et les instituts économiques allemands prévoient une hausse des prix, en 2023, à un rythme annuel de 8,5% par rapport à 2022) qui pèse sur la demande des consommateurs et sur les coûts de production et les marges bénéficiaires des entreprises, qui ne peuvent répercuter la hausse des coûts.

À Lire Aussi

Et pendant ce temps là, le Qatar et la Chine signent un énorme contrat sur la fourniture de LNG au nez et à la barbe de l’Europe

De manière générale, la guerre en Ukraine a probablement marqué la fin du modèle économique de l’Allemagne : importer de l’énergie et des matières premières russes bon marché, tout en exportant des produits de haute qualité dans le monde entier et en profitant de la mondialisation. Le pays est désormais en pleine mutation, accélérant la transition écologique, restructurant les chaînes d’approvisionnement et se préparant à un monde moins globalisé.

Les entreprises se préparent-elles à des sacrifices en termes de production ? De quel ordre ?

Damien Ernst : Si le gaz reste à ce prix, le risque est grand que tout le tissu industriel européen s’érode sans aucun renouvellement pour compenser le phénomène. Il renaîtra dans d’autres endroits, mais pas en Europe. Il suffit de regarder l’exemple des batteries. Il y avait plusieurs projets de construction d’usines de batteries et ces projets sont tous à l’arrêt.

Quelle pourrait être l’ampleur de la vague lorsque Martin Brudermuller, président de BASF, s'exprime sur les perspectives économiques de l'Europe : « Nous courons toujours le risque réel d'une vague de désindustrialisation, car les coûts énergétiques toujours élevés sapent la compétitivité mondiale des sites de production européens » ?

Damien Ernst : Pour l’industrie chimique qui dépend beaucoup de CH4, donc de gaz, les prix vont faire qu’à terme l’industrie chimique ne pourra plus dépendre du gaz en Europe. La désindustrialisation qui en découle peut être colossale. Et la divergence de prix selon les continents rend toute possible de survie en Europe impensable.

Michel Ruimy : La demande européenne de gaz naturel et d’électricité a diminué au cours du 3ème trimestre de cette année. Cette baisse est due non seulement au fait que les entreprises industrielles abaissent les thermostats mais aussi à des fermetures d’usine. Si l’hiver est rigoureux, cette tendance pourrait s’accentuer car le secteur industriel sera le premier à subir des coupes en cas de pénurie, les ménages augmentant le chauffage. Historiquement, lorsque des arrêts temporaires se produisent, des fermetures en découlent.

L’érosion industrielle redoutée est déjà en cours : l’Europe est devenue, cette année, pour la première fois, un importateur net de produits chimiques. Si la base industrielle européenne pourrait finir par être structurellement non compétitive en cas de persistance de hausse des coûts énergétiques, les entreprises d’industries à forte intensité énergétique risquent de déplacer définitivement leur site de production vers des lieux où l’énergie bon marché abonde, comme les États-Unis. Cette stratégie pourrait conduire à une désindustrialisation rapide de l’Europe. Depuis des décennies, l’industrie européenne déplace sa production vers des lieux où la main-d'œuvre est moins chère et les autres coûts moins élevés. Une crise énergétique durable pourrait accélérer cet exode.

Même si une loi européenne sur les matières premières critiques afin de constituer des réserves de minéraux indispensables à la transition vers l’économie verte (lithium, bauxite, nickel, terres rares) devrait être proposée l’an prochain, les efforts de l’Occident pour décrocher des approvisionnements non seulement en énergie, en minéraux clés utilisés dans les véhicules électriques et les infrastructures renouvelables, sont menacés par les prix élevés de l’énergie. Sans davantage d’énergie renouvelable et une baisse des coûts, il est peu probable que les entreprises investissent en Europe. 

La Banque centrale européenne estime que la crise de l’énergie va amputer de 1,4 point le PIB potentiel de la zone euro à moyen terme. Cela vous semble-t-il une bonne estimation ?

Damien Ernst : Je pense que c'est un discours trop rassurant. Les coûts énergétiques en Europe représentent aujourd’hui 17% du PIB européen. Donc cette valeur de 1,4 point me semble trop rassurante. Pourquoi ? Car les prix de l’énergie vont augmenter le PIB lorsqu’ils sont vendus. Donc cela compense en partie des baisses de PIB dans certains autres secteurs. Ce chiffre ne représente pas l’appauvrissement réel du continent. Il serait plus pertinent de regarder les chiffres des balances commerciales. Ces derniers témoignent déjà de l’ampleur de la désindustrialisation. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !