L’Europe sur le toboggan du grand décrochage économique<!-- --> | Atlantico.fr
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Les conséquences économiques de la crise énergétique risquent d'avoir un impact plus lourd en Europe.
Les conséquences économiques de la crise énergétique risquent d'avoir un impact plus lourd en Europe.
©Daniel SORABJI / AFP

Trajectoires économiques

La récession européenne qui se profile devrait être plus forte qu'aux Etats-Unis, notamment avec l'impact de la crise énergétique.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Atlantico : Selon votre analyse, en matière économique la récession européenne qui se profile est partie pour être plus forte qu'aux Etats-Unis, amplifiant le décalage avec eux. L’Europe était depuis 30-40 ans à 80% du PIB américain. Nous allons décrocher au point de se demander si nous gardons un destin économique commun… Comment en est-on arrivés là ?

Alexandre Delaigue : Pendant très longtemps, il y avait un écart entre l’Europe et les Etats-Unis (et notamment pour la France). L’Europe était globalement plus pauvre que les Etats-Unis mais atteignait près de 80% du PIB américain. Il y avait 20% d’écart de PIB par habitant. Cela s’expliquait essentiellement par des différences de temps de travail. Les Européens avaient plus de jours de congés mais avaient quasiment la même productivité. Cela pouvait donc s’apparenter à un choix de qualité de vie et ne pas être imputable à un problème insoluble.

Depuis 10 ans, des évolutions ont généré des différences. Comme les Américains victimes de la crise dans les années 2000, les Européens ont été confrontés à la crise de la zone euro. Le redémarrage européen a été beaucoup plus lent. L’écart a donc commencé à se creuser entre les Etats-Unis et l’Europe. A l’époque, ce contexte pouvait être considéré comme temporaire.

Nous sommes actuellement dans une situation dans laquelle la crise s’explique par l’énergie. Elle a un effet asymétrique sur l’Europe et les Etats-Unis.

Les Etats-Unis sont assez largement autosuffisants pour une bonne partie de leurs besoins énergétiques. Avec le gaz naturel liquéfié, ils ont la possibilité de recourir aux exportations et de devenir des fournisseurs beaucoup plus importants pour l’Union européenne.

Une dissymétrie s’est créée. La situation va être bien meilleure aux Etats-Unis qu’en Europe avec à la base un problème structurel qui est le problème de la production d’énergie.

Les Etats-Unis, pour lutter contre l’inflation, ont lancé un vaste programme d’investissements dans le domaine de la production énergétique. La politique environnementale américaine va consister à subventionner massivement les énergies peu carbonées et donc être un pays qui produit énormément d’énergie. Cela va générer un décrochage économique très important.

Si vous avez de l’énergie en abondance, de nouvelles technologies peuvent être lancées, sans effets nocifs sur l’environnement.

Mais si vous vous lancez dans une économie de gestion de la pénurie, les freins sont beaucoup plus grands. Certains changements ne pourront pas avoir lieu. Les structures économiques seront très différentes. Cela pourrait concerner l’agriculture verticale avec la construction d’énormes silos éclairés nuits et jours par des Led pour produire et permettre de maîtriser les quantités d’engrais utilisées. Cela coûte très cher actuellement car cela consomme beaucoup d’énergie. En revanche, si l’énergie est très peu chère, cette technologie est à portée de main.

Pour la production agricole en Europe, lorsqu’il s’agit de production intensive, les serres sont dépendantes du gaz. Avec notre dépendance partielle vis-à-vis du gaz américain et avec une logique basée sur les économies, les trajectoires économiques seront alors très différentes avec une Europe qui stagne. Les Etats-Unis continuent de croître.

Existe-t-il des indicateurs qui témoignent que ce décrochage est déjà en cours ?

Il n’est possible de le voir et de le constater que sur le long terme avec la croissance économique. Pendant très longtemps, les Etats-Unis avaient un déficit commercial permanent. L’excédent commercial européen était le signe d’une conjoncture européenne qui n’était pas très bonne. Les revenus des exportations n’allaient pas forcément vers les Européens. Ils se retrouvaient directement réinvestis à l’étranger au lieu de soutenir la demande en Europe. Cela était symptomatique d’un modèle économique souvent assimilé à celui de l’Allemagne avec une pression sur les salaires et beaucoup d’exportations. Ce modèle était partagé par de nombreux pays européens. Il s’agit du modèle économique de « petits pays », des pays qui ne sont pas en capacité d’influencer les cours mondiaux. Ils vont avoir une politique fondée sur leur compétitivité.

En Europe, pendant assez longtemps, cette politique était appliquée. Cela générait des écarts entre les pays européens. L’Allemagne et les Pays-Bas appliquaient ce mode de fonctionnement. L’Italie en revanche s’en détournait. La France aurait voulu orienter l’Europe dans une autre direction.

Le déficit commercial en soi n’est donc pas forcément un signe.

Si l’Europe investissait massivement dans des panneaux solaires, nous importerions énormément de panneaux solaires en provenance de Chine. Cela correspond à de gros investissements qui sont menés une fois. Lorsqu’ils sont faits, il est possible de produire de l’énergie en très grosse quantité.

Une politique d’investissement comme celle-là pourrait très bien passer par un fort déficit commercial. La vraie question est de regarder le niveau du PIB par habitant. Le véritable indicateur clé est le taux de croissance sur le long terme.

Sur les taux de croissance, la différence entre une croissance à 0,5% et une croissance à 2%, au jour le jour personne ne s’en rend compte. Les perceptions sont difficiles. Même chose d’un point de vue des salaires.

Si vous vous mettez sur des périodes de temps plus longues, au bout de 20 à 30 ans, ce genre de choses s’accumulent et c’est là que l’on peut observer les différences considérables entre les pays.

Si vous avez une croissance en augmentation à 1% par an, votre PIB va doubler en 70 ans. Si vous avez une croissance de 2%, votre PIB va doubler en 35 ans.

Au bout de 70 ans, le premier pays a fait fois deux.Le deuxième pays a lui connu une multiplication par quatre au final. Ce type d’écart se cumule donc de manière assez importante alors que sur le moment, ce constat n’est pas forcément visible à l’œil nu. Cela se joue clairement sur le long terme.

Economiquement, il est possible de considérer que l’Espagne et le Portugal ont une communauté de destin économique assez similaire aux autres pays européens. Par contre en évoquant l’idée d’une communauté de destin économique entre la France et le Brésil, cela n’est pas possible car les situations n’ont rien à voir. Certains pays ne se ressemblent plus du tout sur le plan économique. Un peu comme les Etats-Unis et l’Amérique Latine. Il est à craindre qu’à terme, les Etats-Unis et l’Europe ne se ressemblent plus sur le plan économique.

Est-ce une tendance inéluctable ? Est-il possible de l’empêcher ?

L’énergie reste la question centrale et une technologie de base. Un redémarrage européen en matière énergétique est toujours envisageable. Jusque dans les années 70, le pétrole et ses produits dérivés étaient moins chers en Europe qu’aux Etats-Unis. Les producteurs nationaux américains étaient protégés avec des barrières douanières. Les Européens achetaient le pétrole du Golfe Persique qui coûtait très peu cher. Le choc pétrolier a très fortement impacté les Européens. Mais un réflexe productiviste s’est mis en place avec notamment une mobilisation sur les économies d’énergie. Le plan Messmer est alors intervenu pour développer les centrales nucléaires pour être moins dépendant et afin de disposer d’une autre technologie. En 17 ans, nous avons construit une capacité nous permettant de faire face à 80% de nos besoins d’électricité. Malheureusement, ces dernières années s’est posée la question des difficultés liées à la construction de l’EPR.

Le plan américain vise de son côté à financer les énergies non carbonées. Plusieurs domaines sont concernés.Cela va des panneaux solaires, aux véhicules électriques, en passant par le remplacement du charbon par le gaz. Alors qu’en Europe, tout ce qui peut être fait dans une direction ne peut être fait qu’au détriment d’autre chose. Rien n'avance vite.

Nous avons aussi des opposants à tout. Certains politiques ont exprimé leur opposition aux éoliennes par exemple. Cela donne l’impression qu’il n’est pas possible d’être favorable au nucléaire et aux énergies renouvelables en même temps. Il faudrait choisir l’un ou l’autre. Nous assistons à un combat stérile. Au niveau européen,ce fonctionnement surréaliste perdure également dans le cadre des classifications pour savoir si telle dispositif est bon pour l’environnement ou non. Tout doit passer par de la règlementation. On s’écharpe sur des nomenclatures et sur des choses qui n’ont aucun sens. Nous assistons à un règne de l’absurde où l’objectif est de dicter des normes et de la règlementation. Il faudrait en réalité agir et produire des choses concrètes.

Ce fonctionnement dans l’irréalité est symptomatique de l’Union européenne. Dès qu’il y a un vrai problème concret d’action collective, il y a beaucoup de chacun pour soi. De l’autre côté, la règlementation est toujours privilégiée comme unique chose que nous parvenons à faire au lieu de produire.

L’Europe n’est donc pas perdue. Mais cela implique des changements d’attitude et de direction qui sont considérables, notamment vis-à-vis de la croissance économique.

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