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Face au nucléaire, les écolos japonais 
ont du mal à exister
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De Hiroshima à Fukushima

Malgré les catastrophes nucléaires à répétition que le Japon a connu dans son histoire, aucun parti "vert" n'a su trouver sa place sur l'échiquier politique nippon. La catastrophe de Fukushima peut-elle changer les mentalités ?

Toru  Yoshida

Toru Yoshida

Toru Yoshida est professeur associé à l'université d'Hokkaido (Japon).

Il est Docteur en sciences politiques, spécialiste de la vie politique française et japonaise.

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Damien Durand : Comment peut-on expliquer la très forte collusion, au Japon, entre l'industrie nucléaire et l'ensemble de la classe politique ?

Toru Yoshida : Il faut comprendre que le nucléaire, au Japon comme ailleurs, est le résultat d'une coopération entre industriels et monde politique. En France et au Japon, l'énergie est même clairement une politique publique « étatiste », comme l'ont été par exemple, dans l'archipel, l'automobile ou l'électronique. Les commentateurs économiques utilisent depuis longtemps la notion de « Japan Inc. » pour décrire la collaboration étroite entre ces différentes sphères.

Petit à petit cependant, les grands secteurs traditionnels au Japon ont dû renoncer à ce clientélisme, sous l'impact notamment des réformes libérales du Premier ministre Junichirô Koizumi (2001-2006). Des grandes entreprises, comme Mitsubishi, ont dû s'ouvrir à la concurrence extérieure, la Poste a été privatisée... Mais le nucléaire a toujours été protégé, l'intérêt qu'il représente étant considéré comme au-delà du clivage entre les partis politiques. Clientélisme et népotisme ont encore cours dans l'industrie nucléaire, réunissant hommes politiques et experts sur les mêmes positions. Pour critiquer cette proximité néfaste, on utilise au Japon la notion de genshiryoku-mura (« le village nucléaire ») qui résume bien la situation.


Le Japon donne l'impression de ne pas avoir de réelle opposition au nucléaire, du moins avant la catastrophe de Fukushima du 11 mars dernier. Pourquoi l'écologie politique était-elle si faible dans le pays ?

L'un des points notables de la vie politique japonaise, c'est l'absence d'un vrai parti écologiste au niveau national. Cela s'explique par la faiblesse historique des mouvements étudiants dans les années 60, contrairement en Europe, qui a empêché l'émergence d'une écologie politique. L'autre raison était l'hégémonie dans l'opposition du Parti socialiste japonais (NDLR : qui s'est dissous et a depuis donné naissance au Parti Démocrate du Japon, au pouvoir depuis 2009) qui parvenait toujours à un compromis sur le nucléaire avec le pouvoir en place, issu du Parti libéral démocrate (au pouvoir quasiment sans interruption de 1955 à 2009). Il n'y avait donc pas vraiment de débat politique sur le nucléaire entre les deux grands partis, aucune opposition ne pouvait donc émerger.

Les choses ont commencé à bouger après l'accident de Tchernobyl, puis également en 2002 après la mort d'un ouvrier sous-traitant dans une centrale nucléaire de Tepco. Mais l'opinion publique s'intéressait plus aux questions de la collusion entre industriels et politiques, qu'aux problèmes écologiques de la politique énergétique japonaise.

Mais comment expliquer que les Japonais, deux fois bombardés à Hiroshima et Nagasaki, ne soient pas naturellement hostiles au nucléaire ?

Pour répondre à cette question, il faut comprendre la place de la technologie et de l'innovation dans le Japon de l'après-guerre. Le progrès technique était synonyme de paix et de prospérité dans un pays qui traversait une période difficile de privations. Moderniser le pays, y compris en le dotant de réacteurs nucléaires, ne pouvait être que facteur de pacifisme.

Le manga Tetsuwan-atomu (NDLR : « Astro, le petit robot » en français) d'Osamu Tezuka, très populaire au Japon, illustre bien cette relation entre progrès et paix. Une autre raison de la tolérance des Japonais, c'est l'exceptionnel travail de communication réalisé par les industriels sur l'image des centrales « sans faille » qui a, à la longue, rassuré les Japonais. Ce qui a bien sûr été une grande erreur et, je l'espère, une bonne leçon à tirer pour l'avenir.


Depuis le 11 mars dernier, comment la classe politique et l'opinion publique se sont-elles repositionnées sur la question ? Le Premier ministre Naoto Kan, semble vouloir amorcer un retrait du nucléaire. Volonté sincère ou écran de fumée ?

Je pense qu'il est trop tôt pour juger, même si la population japonaise est très remontée contre Tepco et l'administration, ce qui laisse entrevoir une profonde restructuration du secteur. Mais la classe dirigeante est divisée.

Le Premier ministre essaie de renverser une situation très défavorable pour lui en adoptant une position critique contre le nucléaire. Mais les gens perçoivent cela comme une manœuvre, d'autant que sa proposition de « sortir graduellement du nucléaire sur le long terme » ne veut concrètement pas dire grand chose.

Personnellement, et malgré mon opinion (le milieu « intellectuel » est presque unanime pour sortir de l'atome), je pense que l'on restera dans une optique de « plus grande sûreté nucléaire », mais toujours avec des centrales. Ce n'est même pas une question de lobbying des grands groupes, ou d'immobilisme de la classe politique, c'est juste un point d'équilibre structurel de la société japonaise.

Un mouvement citoyen écologiste de grande ampleur, voire un parti, peut-il émerger suite à cette crise ?

La faiblesse des manifestations et de la participation au Japon sont là aussi des caractéristiques typiques de la vie politique nippone. Organiser un nouveau parti et surtout obtenir des sièges est très difficile dans le cadre des institutions actuelles. Mais un vrai mouvement populaire contre Tepco commence à émerger. Les « préfets » (NDLR : le Japon est divisé en 47 « préfectures ») qui sont élus au suffrage universel direct peuvent également agir sur le débat, ce qui est déjà le cas aujourd'hui, mais leur portée au niveau national restera forcément limitée.


Les évènements du 11 mars 2011 pourraient-ils amorcer une période de déclin politique ou économique irréversible au Japon ?

Malgré l'impact économique, les pires conséquences sont au niveau politique, avec une défiance totale des Japonais vis-à-vis leurs dirigeants, aggravée depuis le 11 mars. L'alternance de 2009 avait fait naître beaucoup d'espoirs, mais le Parti démocrate du Japon a complètement échoué à saisir ces opportunités. Le Parti libéral-démocrate, lui, ne semble pas en position de récupérer cette confiance perdue. Il y a donc au Japon une vraie possibilité d'émergence d'un mouvement populiste.

On parle beaucoup au Japon du déclin du Portugal au XVIIIè siècle après un événement similaire (NDLR : le 1er novembre 1755, un séisme suivi d'un tsunami ont détruit la ville de Lisbonne, tué entre 50 000 et 100 000 personnes, et amorcé la fin de « l'âge d'or » du Portugal comme grande puissance). Peut-être que le séisme a fait en sorte que les Japonais reconnaissent enfin clairement et consciemment leur déclin à venir, mais le plus dur sera de le vivre.

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Interview réalisée par Damien Durand, reporter indépendant, spécialisé dans les questions politiques et sociales en Asie de l'Est.


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