Islam : pourquoi la laïcité nous empêche parfois de comprendre la signification de pratiques religieuses comme le Ramadan<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Ramadan a débuté officiellement ce mardi 9 juillet.
Le Ramadan a débuté officiellement ce mardi 9 juillet.
©Reuters

Myopie

Alors que le Ramadan débute officiellement ce mardi, le commentaire d'un élu UMP de Nîmes a une nouvelle fois fait la preuve des difficultés que l'on peut rencontrer à penser la pratique de l'islam dans le cadre strict du concept français de laïcité.

Thierry Rambaud,Rémi Brague et Jean-Luc Pouthier

Thierry Rambaud,Rémi Brague et Jean-Luc Pouthier

Thierry Rambaud est professeur agrégé de droit public. Il enseigne à l'Université de Strasbourg et à Sciences Po (Paris).

Ancien membre de la Commission de réflexion juridique sur les rapports entre les pouvoirs publics et les cultes (Ministère de l'Intérieur), il est également conseiller expert auprès du Conseil de l'Europe.

Rémi Brague est un écrivain, philosophe, universitaire, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive. Ses recherches se penchent sur l'histoire des idées et sur la comparaison entre christianisme, judaïsme et islam. Depuis 2009, il est membre de l'Académie catholique de France.

Jean-Luc Pouthier est le fondateur et président du Centre d'Etude du Fait Religieux Contemporain, CEFRELCO. Il est professeur à Sciences Po Paris, où il donne deux cours, " Les trois monothéismes " et " Religions et société". Il enseigne aussi l'histoire et la communication à l'Institut catholique de Paris.

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Atlantico : Le principe français de laïcité semble parfois en décalage avec la réalité des défis que pose la pratique de l'islam au quotidien. Comment l'expliquer ? Peut-on considérer que la laïcité est un concept fondamentalement chrétien ? Peut-on aller jusqu'à parler d'incompatibilité ?

Rémi Brague : Il importe de rappeler l’origine française du mot "laïcité", intraduisible dans d’autres langues, même européennes. Il s’agit, non d’une vache sacrée intangible, mais d’un compromis né de circonstances historiques particulières, une manière de réglementer le rapport entre l’État et la religion dominante. D’autres pays en ont choisi d’autres : religion d’État en Angleterre, concordat en Allemagne, etc.

Compatible avec l’islam ? Si l’on veut dire : "les musulmans d’aujourd’hui souhaitent-ils sincèrement quelque chose comme la laïcité à la française ?", beaucoup le font, et parfois là où on ne l’attendrait pas, comme en Iran. En France, quel pourcentage ? Je l’ignore…

Si l’on pense à la logique interne de la religion islamique, c’est plus compliqué. Le problème n’est pas celui de la séparation du politique et du religieux. On nous serine que l’islam les confondrait. Le vrai problème me semble être celui de l’origine des normes. L’Occident distingue un droit dit "naturel" et un droit "positif", posé par des hommes, le critère dernier du bien et du mal restant leur conscience. Pour l’islam, en principe, toutes les normes sont positives, et d’origine non pas humaine, mais divine. Le seul législateur légitime est Dieu. Les parlements ne peuvent proposer que des règlements précaires, qui devront toujours le céder à ce qui est édicté par le Coran ou à ce dont la vie de Mahomet, le "bel exemple", montre que c’est permis. 

En terre d’islam, l’expérience de la laïcité n’a jamais été faite. Contrairement à ce que l’on entend, la Turquie n’est pas et n’a jamais été un pays laïc en notre sens, c’est-à-dire un État neutre en religion. La "laïcité" turque est le contrôle de la religion par l’État.

Quant à l’étymologie, le "laïc" est le membre du laos, terme archaïque que les traducteurs de la Bible grecque, les "Septante", avaient choisi pour rendre le mot hébreu qui désigne le peuple en tant que peuple de Dieu.

Thierry Rambaud : La question de la laïcitéest une question importante qui implique de se plonger dans les théories et les doctrines de l'islam par rapport à notre conception de la laïcité qui repose sur une distinction spirituelle et sur l'affirmation de l'autonomie de la sphère politique par rapport à la sphère religieuse et à l'autonomie de notre ordre juridique par rapport à la loi religieuse, ce qui est le principe fondamental de notre laïcité

Lorsque l'on regarde les différentes doctrines pour se demander s'il y a compatibilité, on s’aperçoit que dans l'histoire moderne et contemporaine du monde arabo-musulman, il y a eu plusieurs positions qui se sont exprimées.

Tout d'abord, il y a eu une vision quelque peu radicale de la part de penseurs musulmans qui considèrent que l'islam est incompatible avec le concept de laïcité que l'on trouve en Occident. Par exemple, l'ancien président de la Bosnie-Herzégovine dit bien dans un ouvrage paru en 1999, Le manifeste islamique, qu'il y a une incompatibilité entre la prétention globale de l'islam qui vise à couvrir l'ensemble de la vie interne et externe de l'homme, sur le plan moral et sociétal, spirituel et matériel, avec ce principe de laïcité qui implique une séparation de la religion et de la politique.

Mais il est intéressant de constater que l'islam n'est pas monolithique par rapport à la laïcité. Il existe des expériences et des écrits qu'il serait opportun de revisiter à l'heure du "choc des civilisations".

Il y a toute une série de penseurs musulmans qui ont considéré que la laïcité en tant qu'autonomie du politique était une nécessité. On peut se rappeler du penseur Mohammed Ali, chef d’État égyptien de la fin du XVIIIe siècle qui, tout en étant croyant et en défendant la place de l'islam, prônait une laïcisation de l’Égypte. Cela signifiait qu'il fallait adopter des codes juridiques d'inspiration européenne mais aussi adopter une constitution moderne et un système représentatif. Il y a donc plusieurs positions dans l'histoire récente de l'islam sur cette question de la compatibilité avec la laïcité.

En France, il faut bien comprendre qu'au regard des enquêtes sociologiques qui ont été menées, il y a une forte tendance à pouvoir concilier le respect des institutions républicaines avec la pratique religieuse, pour des raisons d'insertion à la vie sociale. C'est une tendance majoritaire chez les musulmans que de pouvoir réconcilier leurs pratiques religieuses avec une insertion dans la communauté nationale au travers de principes communs.

Il y a des éléments qui sont radicalement incompatibles avec la République et qui viseraient à remettre en cause notre ordre constitutionnel, libéral et démocratique qui repose sur le pluralisme et qui s'inscrit dans le respect de notre histoire nationale. Ce modèle de société doit évidemment être défendu. Mais, il est possible de prévoir quelques aménagements pour permettre une pratique de la liberté religieuse, comme cela a été fait pour les autres religions et en excluant bien sur tout ce qui pourrait faire le lit de tout extrémisme.

Jean-Luc Pouthier : Le problème de fond est la définition de la laïcité. La laïcité est une attitude philosophique qui consiste à reconnaître la liberté de conscience, de croyance et qui à partir de là invite à reconnaître ce que croît l'autre. Cela implique donc une notion d'altérité. Donc est-ce que l'islam est très différente des autres religions monothéistes ? Pas forcément. Pendant longtemps, l'islam a trouvé un statut qui permettait aux chrétiens et aux juifs dans leurs pays de pratiquer leur religion. On reconnaissait donc la liberté de croyance et de culte car il y a au-delà de la conception philosophique une conception plus juridique de la laïcité qui est la reconnaissance de la liberté de culte. Pour que cette liberté soit réelle, il convient qu'il y ait la possibilité d'avoir des lieux de cultes et de pratiquer son culte. Pour cela, l'islam avec certains statuts particuliers, notamment celui des dhimmis, permettaient aux juifs et chrétiens de pratiquer leur religion dans des pays qui sont devenus petit à petit des pays musulmans et dans lesquels les autres religions avaient tout à fait le droit de cité. 

Quelles sont les différences fondamentales entre christianisme et islam ? 

Rémi Brague :Une première différence entre christianisme et islam est historique : l’islam a commencé comme la religion de l’État formé par les conquérants arabes et il a conquis la société civile par le haut. Le christianisme a été persécuté pendant trois siècles par l’État romain et a conquis la société civile par le bas, avant de devenir lui-même religion d’État. L’Église n’a cessé de mener un bras de fer avec le pouvoir politique (l’Empereur, puis les rois). De la sorte, la séparation moderne de l’Église et de l’État ne fait pour ainsi dire que découper suivant un pointillé préparé depuis des siècles.

Une seconde différence est que le christianisme n’a pas apporté un nouveau système de droit, mais se contente des règles de base qui rendent une société viable. Le reste, ce sont des conseils, non des commandements. Il ne légifère pas en droit pénal ou des successions, etc.

Jean-Luc Pouthier : Sur ce plan, l'idée de séparation du religieux et du politique qui petit à petit amène à la liberté de conscience, de neutralité de l'État en matière religieuse et de respect de la pluralité des croyances, toutes ces idées-là sont venues avant le christianisme du judaïsme puis le christianisme les a réinterprétées et l'islam a ensuite eu sa propre interprétation. Mais ce n'est pas un concept qui est la propriété du christianisme.

Le judaïsme avait obtenu, que ce soit sous l'empire perse ou sous les héritiers de l'empire d'Alexandre, un statut de religion à part. Les chrétiens ont eux d'abord été persécutés et une fois que le christianisme est devenu la religion de l'État, les chrétiens ont eu tendance à écarter tout ce qui n'était pas religion chrétienne, notamment le paganisme mais pas le judaïsme pour des raisons très complexes. Pendant toute la période du Moyen Age le judaïsme était la seule altérité chrétienne. L'islam, qui arrive après les deux autres, reconnaît à ceux qui avaient reçus les écritures judéo-chrétiennes le statut de "gens du livre" et ce statut, même si selon l'islam ces livres ont été mal lus, leur donne un droit à vivre dans une communauté musulmane. Ils vivent donc selon leur propre croyance de gens du livre au sein de la communauté musulmane. C'est donc un aménagement de type juridique particulier, propre à l'islam. On reconnaît les gens du livre, et ils peuvent pratiquer leur foi mais ils sont soumis à des impôts particuliers.

Une autre différence fondamentale ne tient-elle pas à la place qu'accorde l'islam à la pratique à tel point que l'on puisse parler d'orthopraxie (par opposition à l'orthodoxie chrétienne) ?

Rémi Brague : C’est tout à fait juste, et c’est une observation qui s’applique d’ailleurs, également au judaïsme. L’islam n’est pas regardant quant à ce que croient ses adeptes. Le contenu qui doit être cru est d’ailleurs assez simple et plausible. Regardez la profession de foi qu’il faut prononcer pour être musulman : "pas d’autre dieu que Le Dieu, et Mahomet est son envoyé". La seconde moitié de cette formule n’affirme pas seulement, comme on le traduit souvent, que Mahomet est un prophète(nabi’), c’est-à-dire quelqu’un qui dit quelque chose qui vient de Dieu. Elle affirme aussi qu’il est un envoyé(rasūl), c’est-à-dire qu’il promulgue une législation dictée par Dieu, et à laquelle il faut obéir. Le contenu de la foi est ainsi la pratique elle-même. Finalement, la distinction entre orthodoxie et orthopraxie, qui est éclairante au début, n’est peut-être même pas suffisante. Il vaudrait mieux dire que les deux coïncident.

Dans le christianisme, ce n’est jamais la pratique, même très observante, qui procure le salut, mais la grâce de Dieu. Ce principe, contrairement à ce que l’on s’imagine souvent, vaut aussi pour l’Église catholique, pas seulement pour le protestantisme. Le point capital est donc d’accepter la grâce de Dieu. La foi ne consiste pas à admettre un certain nombre de formules dogmatiques. Elle consiste bien plutôt à accepter cette grâce, ce qui implique que l’on fera tout pour se rendre capable de la recevoir.

L'islam tendant à davantage empiéter sur le domaine public que les autres religions, la laïcité devra-t-elle être amenée à évoluer ?

Thierry Rambaud : Effectivement, il faut se demander jusqu'où il est possible de faire des aménagements raisonnables sans remettre en cause les principes fondamentaux. C'est une question de conciliation, il suffit d'être extrêmement vigilant sur le cadre juridique qu'il soit constitutionnel ou législatif de la laïcité et du droit des cultes. Néanmoins, la liberté de religion est garantie à un très haut niveau de hiérarchie des normes. Ces droits ne sauraient avoir de liberté absolue mais c'est une dimension essentielle que constitue la croyance. Toutefois, il faut mettre certaines limites pour ne pas toucher à notre conception de la laïcité et ne jamais remettre en cause la loi de 1905. C'est dans ce sens qu'une conciliation et quelques aménagements sont nécessaires pour éviter des dérives.

Jean-Luc Pouthier : Non, la relation qu’a l’islam avec l’espace public n’est pas si différente de celle qu'avait la religion catholique lorsqu’elle était une religion hégémonique en France. Les sonneries de cloches, les processions catholiques ont posé de multiples problèmes à l’application des lois de séparation de l’Église et de l’État de 1905. Dans la religion catholique, on sonne les cloches, dans l’islam c’est le muezzine qui appelle à la prière, ce n’est pas fondamentalement différent.

D’une part sur le plan de la séparation de l’Église et de l’État qui définit le cadre juridique de la laïcité en France, l’islam peut tout à fait s’y intégrer. Et il n’y a pas de raisons que l’islam ne respecte pas la notion d’ordre public qui a été celle dictée par les déclaration des Droits de l’homme et du citoyen sur l’expression de toutes les opinions même religieuses. Il s’agit de respecter cette notion d’ordre public et les notions juridiques qui découlent de la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905. Cela ne pose pas de problèmes particuliers. Si on exige que demain les muezzines appellent à la prière dans telle ou telle ville de France, on leur opposera toute la jurisprudence du Conseil d’État sur les sonneries de cloches.

La plupart des réactions que l’on observe aujourd’hui en France sont d’ordre culturel et non religieux. On réagit sur le halal ou sur le voile, mais on n’a pas eu de protestation des débitants de boissons parce que les musulmans ne boivent pas d’alcool. Les réactions sont ainsi culturelles beaucoup plus que religieuses.  

Fait-on preuve de paresse intellectuelle vis-à-vis de l’islam ?

Rémi Brague : Nous n’avons plus ces immenses savants qui, au XIXe siècle, ont appliqué à l’islam les méthodes historiques et philologiques forgées pour les langues classiques, puis généralisées aux études indiennes, chinoises, etc., les Nöldeke, les Goldziher. Ils ajoutaient à leur connaissance de l’islam une solide culture classique et une familiarité avec d’autres religions, ce qui leur permettait des comparaisons très éclairantes. En revanche, ils manquaient d’expérience du terrain concret des sociétés islamiques. Aujourd’hui, c’est l’inverse : pour des centaines de sociologues ou anthropologues, on a peu de philologues du Coran, peu d’historiens des débuts de la conquête arabe.

Par ailleurs, trop de chercheurs en islam y choisissent ce qui les intéresse eux, par exemple le mysticisme ou la philosophie. Pas d’objection tant qu’ils se souviennent du caractère très marginal de ces disciplines parmi les "sciences islamiques". Mais beaucoup, prenant leurs désirs pour des réalités, croient et voudraient nous faire croire que ce serait là l’islam "authentique", au mépris des faits historiques et de la pratique de la grande majorité des musulmans. L’islam est avant tout un système de normes supposées d’origine divine, et sur la base desquelles toute une législation s’est développée. Le mysticisme, d’ailleurs pas toujours bien vu, est tout au plus permis ; l’obéissance aux règles divines est obligatoire. Rares sont ceux qui le comprennent, plus rares encore les savants qui ont le courage de se plonger dans l’étude aride du "droit" (fiqh) et de ses subtilités.

Donc : Oui, et c’est grave, car nous appliquons à l’islam des concepts que les musulmans ignorent, voire récusent. Nous prenons les mêmes mots en un autre sens qu’eux. Vous imaginez alors comme un "dialogue" est facile…

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