Il faut sauver la machine à café : éloge de la conversation au bureau<!-- --> | Atlantico.fr
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Des ouvriers discutent le 2 mars 2012 à Toulouse au centre de recherche sur les smartphones d'Intel.
Des ouvriers discutent le 2 mars 2012 à Toulouse au centre de recherche sur les smartphones d'Intel.
©REMY GABALDA / AFP

Bonnes feuilles

Francis Brochet a publié « Eloge de la conversation au temps du smartphone : Parlez-vous ! » chez Kiwi éditions. Nous multiplions courriels, SMS et messages sur TikTok ou Facebook, et nous ne trouvons plus le temps d'une discussion en face à face, les yeux dans les yeux. C'est la leçon des longues semaines de confinement imposées par le Covid-19 nous sommes tous hyperconnectés, mais nous savons maintenant que rien ne remplace une conversation incarnée, à la machine à café du bureau ou au comptoir d'un bistrot. Extrait 2/2.

Francis Brochet

Francis Brochet

Francis Brochet a publié en 2015 le prémonitoire Et François Hollande enterra le socialisme (L'Archipel) et, plus récemment, Démocratie smartphone : le populisme numérique de Trump à Macron (François Bourin). Il est journaliste au bureau parisien du groupe de presse régionale Ebra (Le Progrès de Lyon, L'Est républicain, Les Dernières Nouvelles d'Alsace, etc.).

 

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On n’affronte pas impunément le flux permanent de messages déversé par de multiples canaux. Après le temps de l’ébahissement devant les performances des NTIC (« nouvelles techniques de de l’information et de la communication »), comme elles étaient appelées il y a encore quelques années, l’inquiétude est montée face au stress qu’elles causent chez les salariés. Il y a dix ans, un rapport intitulé «  Bien-être et efficacité au travail  » dressait un constat accablant. Parmi les facteurs de stress en entreprise, il pointait l’utilisation à tort et à travers de ces NTIC, qui « cannibalisent les relations humaines : elles fragilisent la frontière entre vie privée et vie professionnelle, dépersonnalisent la relation de travail au profit d’échanges virtuels et accélèrent le rapport au temps de travail – introduisant une confusion entre ce qui est urgent et ce qui est important ». Le rapport insistait : « En une génération, on est passé d’un collectif de travail physiquement réuni à une communauté d’individus connectés mais isolés et éloignés les uns des autres. »

L’identité des auteurs vaut d’être précisée : Henri Lachmann, président de Schneider Electric ; Christian Larose, syndicaliste CGT ; Muriel Pénicaud, alors directrice des ressources humaines de Danone, future ministre du Travail. Trois praticiens, dont deux au moins ne sont pas suspects de négligence de l’impératif d’efficacité.

Tout est clairement énoncé. Trop de communication tue la communication, l’hyperconnexion engendre la déconnexion et le sentiment d’isolement du salarié. Le sens du travail à effectuer s’égare dans l’urgence de sa réalisation et la multiplication des messages et sollicitations. Et les relations de travail perdent en qualité alors qu’elles croient gagner en efficacité.

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point des relations de travail. Nous avons vu dans un chapitre précédent combien le langage varie entre une conversation en présence et un échange sur les réseaux sociaux. Le langage n’est pas le même non plus entre un chef et son subordonné, selon qu’ils se parlent en face à face ou par courriel. L’écran occulte un principe premier de la communication : la réception du message importe autant que le message. Envoyer un courriel n’est que la première partie du message, souvent la seule, alors qu’il conviendrait de vérifier qu’il a été non seulement reçu, mais lu et compris. L’échange en présence permet en revanche de constater, par le simple contact des regards, que l’interlocuteur vous a écouté, et même entendu.

Plus grave encore, l’échange par courriel ou SMS déshumanise l’interlocuteur. Il conduit à négliger toute politesse, voire autorise une certaine brutalité. C’est une dérive le plus souvent ignorée par les hiérarchies et intériorisée par les salariés. Elle est pourtant lourde de conséquences : « Si nous ne nous fréquentons que par écrans interposés, les autres ne seront plus pour nous que des images médiatiques, et non des êtres humains dont nous sommes responsables », avertit le philosophe Peter Kemp, militant pour une éthique de la technologie.

L’entreprise se trouve ainsi doublement perdante, sur le registre de l’efficacité et sur celui de la qualité de vie au travail.

Le stress du smartphone silencieux

Nous entretenons cependant au travail la même ambiguïté dans nos relations avec les écrans que dans les autres domaines de notre vie. Nous critiquons leur côté envahissant, mais nous n’imaginons pas de nous en passer, même de manière temporaire. Le smartphone nous stresse, mais nous sommes consentants, le plus souvent demandeurs.

Les termes de la contradiction sont clairement exposés dans une enquête récente du ministère du Travail. Les salariés les plus connectés disent travailler avec un sentiment d’urgence permanente. Ils témoignent «  devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre non prévue », et être contraints à « penser trop de choses à la fois » – c’est l’impression de « débordement » caractéristique du stress. Et la plupart de ces salariés hyperconnectés reconnaissent « emporter tous les jours ou presque du travail chez soi ».

Le paradoxe est que ces mêmes salariés, loin de se plaindre, tirent de ce débordement une fierté. Les incessantes interruptions du smartphone sonnent comme autant de signes de l’importance de leur fonction. « Ces conditions de travail exigeantes sont contrebalancées par une plus grande autonomie et récompensées par un fort sentiment de reconnaissance professionnelle  », résume le ministère du Travail.

Connectés, donc importants. Nous en sommes tellement persuadés que, comble du paradoxe, le stress peut naître du silence du smartphone. Pas de courriel, pas de SMS depuis dix minutes ou un quart d’heure… Serais-je oublié de mes collègues ? De ma hiérarchie ? De mes clients ?

Nous empoignons alors le smartphone pour consulter nos diverses boîtes de réception et envoyer un message, n’importe quel message. « C’est comme si les gens avaient pris l’habitude d’être interrompus  », analyse l’américaine Gloria Mark, qui fait profession d’étudier l’effet des technologies sur le travail. « Les gens ont pris l’habitude d’avoir des durées d’attention courtes sur une même tâche. S’ils ne sont pas interrompus par une source externe, alors ils s’interrompent eux-mêmes. »

Sommes-nous devenus multitâches ?

Nous nous autorisons d’autant mieux ce réflexe que nous sommes persuadés de notre capacité à faire plusieurs choses en même temps. C’est stressant mais tout à fait possible, affirmons-nous par notre pratique et à longueur d’enquêtes. Le smartphone nous aurait rendus «  multitâches », selon l’expression consacrée, traduite de l’anglais « multitasking ».

Nous retrouvons ici l’illusion colportée par les thuriféraires du numérique : les capacités cognitives de l’être humain se développeraient grâce aux écrans, une humanité « augmentée » serait en train d’émerger sous nos yeux émerveillés. L’enfant deviendrait plus agile grâce à Super Mario, l’étudiant apprendrait plus vite et mieux grâce aux MOOC, le travailleur saurait désormais assurer simultanément plusieurs fonctions…

Désolé, c’est faux. Je le sais d’expérience : j’ai rédigé ce livre smartphone éteint, posé loin de mon bureau afin de ne pas succomber à la tentation de le consulter et de rester concentré sur l’écriture. Et nous le savons tous, pour avoir vécu le désarroi de soudain nous demander, face à nos écrans : mais au fait, qu’étais-je en train de faire ? Un travail était en cours sur l’ordinateur, un SMS est arrivé sur le smartphone, nous avons voulu y répondre, nous avons pour cela cherché une information sur Google, trouvé un article intéressant que nous avons commencé à lire, suivi un lien vers un autre site, répondu entretemps à une interpellation urgente sur WhatsApp… Dix minutes ou un quart d’heure se sont ainsi écoulés avant la question fatale : mais au fait, qu’étais-je en train de faire ?

C’est faux, nous ne sommes pas multitâches, confirme Jean-Philippe Lachaux, un neuroscientifique qui étudie comment notre cerveau se concentre ou se déconcentre : « Nous n’avons que deux mains, deux yeux, une bouche… Le corps est fait pour ne traiter qu’une seule chose importante à la fois. Et cela n’a pas évolué : nous avons le même cerveau que Cro-Magnon. Penser que, demain, nous serons multitâches est un mythe.  » Il en conclut : « Me connecter à une chose, c’est me déconnecter d’une autre. Le monde de l’hyperconnexion est en fait celui de l’hyperdéconnexion. »

Il faut cependant nuancer. Si mener plusieurs tâches en même temps reste neurologiquement impossible, nous développons avec le numérique une capacité à passer très rapidement d’une tâche à l’autre. Les ingénieurs de Microsoft Canada, qui nous assimilent au poisson rouge, nomment cela l’attention alternante, « alternating attention  ». Ils soulignent ainsi avec raison que nous avons à notre disposition plusieurs formes d’attention, d’intensité  variable. Mais ils reconnaissent aussi que certaines tâches nécessitent une concentration poussée, incompatible avec la réception simultanée d’un flux d’informations. Peter Drucker, qui fut des décennies durant le gourou des managers, racontait cette histoire : « Bien sûr, il y a Mozart. Il pouvait, semble-t-il, travailler en même temps plusieurs compositions, toutes des chefs d’œuvre. Mais c’est la seule exception connue. Les autres grands compositeurs – Bach, par exemple, ou Haydn, ou Verdi – composaient une œuvre après l’autre. Ils n’en commençaient pas de nouvelle avant d’avoir fini la précédente, ou d’avoir arrêté de travailler dessus et l’avoir rangée dans un tiroir. Les chefs d’entreprise peuvent difficilement prétendre être des Mozart d’entreprise. »

Parlons plus, agissons mieux

Dans l’accumulation des messages submergeant le salarié, n’oublions pas ceux d’ordre privé. Car le smartphone a fait sauter les cloisons séparant la vie professionnelle de la vie privée : le privé s’invite au bureau, le travail s’immisce au domicile, dans une sorte de connexion continue, indifférenciée.

Nous y reviendrons au moment d’évoquer les conséquences du confinement. Notons qu’il en est déjà né le « droit à la déconnexion » du salarié, hors son temps de travail. Inscrit dans la loi française depuis 2017, il est de fait peu respecté par l’entreprise comme par le salarié : être interrompu en pleine conversation amicale par un message de son chef reste vécu, au moins en France, comme une marque d’importance. C’est l’éternel paradoxe : les salariés dénoncent les effets néfastes de l’empiétement du travail sur la vie personnelle, mais cet empiétement « est rarement imposé par l’entreprise », admet une étude du cabinet Secafi-Alpha, plutôt proche des syndicats de salariés.

Que faire contre le débordement  ? Se parler. Converser en direct, en face à face. C’était déjà la conclusion en 2010 du rapport « Bien-être et efficacité au travail » cosigné par l’ancienne ministre du Travail, Muriel Pénicaud  : contre « une certaine déshumanisation des rapports humains », il faut « davantage de proximité, d’écoute et de dialogue ». La recommandation a été reprise dans un premier accord contre la prévention des risques psychosociaux conclu en mars 2013 à l’Apec (Agence pour l’emploi des cadres) : «  L’utilisation de la messagerie électronique ne doit pas être le seul vecteur de communication entre le manager et son équipe », énonce le texte. Il faut « privilégier dans la mesure du possible la communication verbale (par téléphone ou de visu) ».

Peu après était signé un accord national sur la « Qualité de vie au travail » qui prônait la création dans les entreprises d’« espaces de discussion » au sein desquels les salariés pourraient parler de leur travail et échanger sur les meilleures pratiques. Car c’est par la discussion que l’expérience de travail se transmet et se remet en cause. Le philosophe américain Matthew Crawford cite à ce propos l’exemple des pompiers : ils « doivent être capables d’analyser de façon critique leur propre expérience du feu et d’en faire un objet de conversation qui aille au-delà de leur interprétation initiale. Ils doivent aussi savoir prendre suffisamment de distance pour contribuer à l’effort commun de compréhension du fonctionnement des incendies.  » Autrement dit, résume Matthew Crawford, ils doivent pratiquer « l’art de la conversation philosophique » – appris en l’occurrence moins dans les écoles que sur le terrain de la nécessité.

Ces espaces de discussion ont une autre vertu : « Laisser s’épanouir un espace de communication en proximité est fondamental pour les salariés, mais aussi pour les entreprises dans un contexte de manque de confiance », explique Jean-Marie Charpentier, conseiller en communication d’entreprise qui a étudié le cas Michelin, où des temps d’échange ont été instaurés dans une dizaine d’usines. La libération de la parole horizontale, en complément de la parole verticale souvent à sens unique, fabrique ainsi de la confiance, donc de l’efficacité.

N’en déplaise à IBM, « Parlons moins, agissons » était un mot d’ordre absurde : pour agir, il faut parler. Et s’il faut vraiment en faire un slogan, alors il sera : « Parlons plus, agissons mieux. »

La productivité du bavardage

Parlons plus, et parlons pour ne rien dire, juste pour parler, échanger avec les collègues. Parce que cela aussi contribue à notre bien-être et à l’efficacité de l’entreprise. Shirley Turkle rapporte une étude qui avait pisté toutes les rencontres et conversations des employés d’une entreprise américaine. La conclusion en était simple : la conversation diminue le stress et augmente la productivité, surtout si elle se déroule en face à face, non par écrans interposés. « Nous imaginons la productivité sous la forme d’une personne assise face à un ordinateur, envoyant des courriels tous azimuts, programmant des choses… Mais ce n’est pas ça  », commentait l’autrice de l’étude. La productivité vient « de vos interactions avec les autres – vous leur proposez de nouvelles idées, vous entendez d’eux de nouvelles idées… Si vous rendez chaque jour cinq personnes un peu plus productives, tous ces conversations en valent la peine. »

Un espace est dédié à ces interactions, ou plutôt devrait l’être, car il tend à disparaître : la machine à café. Rien de plus bête qu’une machine à café, rien de plus insipide parfois que son café, mais elle n’est qu’un prétexte : c’est là que les collègues peuvent parler ensemble, bavarder à distance de leur poste de travail, loin des yeux et des oreilles du chef. Parler de tout et de rien, du travail qui épuise et des enfants qui épuisent tout autant, du match de la veille et des prochaines vacances. C’est également là qu’ils croisent les employés des autres services de l’entreprise, comprennent mieux comment ceux-ci fonctionnent, règlent en direct un malentendu longtemps entretenu par courriels.

« Les quelques minutes passées entre collègues à déguster une boisson chaude semblent perdues en termes de productivité », explique l’IFOP, en présentation d’un sondage sur les effets de la machine à  café. Mais « le moment café joue un rôle primordial dans la politique de transmission des compétences et du savoir-faire au sein même de l’entreprise. Pour 81 % des employés, ces pauses favorisent l’échange d’idées et l’entraide entre salariés en évoquant un problème rencontré ou en conversant sur les bonnes pratiques. »

Que le commanditaire dudit sondage soit une grande marque de café ne réduit pas la pertinence du commentaire. « Toute activité professionnelle inclut une immense part d’informel : ce sont les ajustements, les imprévus, tout ce que nous intégrons en permanence pour mener à bien notre travail », confirme Marlène Biotteau, psychologue du travail. « On va réaliser à la machine à café que tel collègue est débordé et cela va nous inciter à revoir le planning, à confier la tâche à quelqu’un d’autre. » Et pour comprendre cela, il est impératif de s’être parlé les yeux dans les yeux : « Le langage non verbal, les expressions du visage, c’est essentiel. »

Question de sens

C’est cela qui a manqué dans le confinement. Les échanges avec la hiérarchie n’ont certes pas cessé, et encore moins les réunions, rebaptisées téléconférences ou visioconférences. Ce qui a disparu, c’est l’échange impromptu entre collègues, la prise de nouvelles à la vue d’un visage fatigué, le : « Ça va ? » qui n’engage à rien mais fait se sentir moins seul. Le plaisir de « retrouver les collègues et plus généralement du lien social au travail » était cité par 30 % des salariés comme motif premier de retour au travail sur site, selon un sondage.

Certes, les millions de salariés qui ont découvert le télétravail à plein temps l’ont plutôt apprécié. Une majorité en redemande, même, mais pas en continu. Ils ont vérifié que l’hyperconnexion peut engendrer l’isolement, que tous les courriels, SMS et écrans Zoom ne remplacent pas les échanges avec les collègues sur le lieu de travail. Les entreprises l’ont également compris : face au délitement des collectifs de travail, elles ont dû reconnaître la nécessité des échanges informels qu’elles combattaient au nom de l’efficacité immédiate.

Salariés comme entreprises ont mesuré à quel point la parole crée du sens. Le mot est galvaudé, mais l’évidence demeure qu’on ne travaille bien que lorsqu’on sait à quoi ça sert. «  C’est dans la perception d’un destin commun, collectif, qu’on peut supporter la difficulté du travail  », souligne la sociologue Danièle Linhart : « On a besoin de partager le qui, le pourquoi, même le comment, en échangeant des questions, des conseils. Et tout ceci demande la présence de l’autre. »

Il faut décidément se parler pour agir. Levons un moment la tête de nos écrans pour mettre en œuvre la définition du philosophe Paul Ricoeur : « La parole est le sens compris de ce qui est à faire. »

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Extrait du livre de Francis Brochet, « Eloge de la conversation au temps du smartphone : Parlez-vous ! », publié chez Kiwi éditions

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