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Grave perte de compétences sur le nucléaire : serions-nous même capables de démonter nos centrales ?
©JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Savoir oublié

Le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Pierre-Franck Chevet, s'inquiète de la "perte d'expérience" en matière de nucléaire civil. En 20 ans, les ingénieurs français se sont en effet détourné du nucléaire.

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Atlantico : Le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Pierre-Franck Chevet, s'inquiète de la "perte d'expérience" en matière de nucléaire civil et appelle à "une extrême vigilance". Concrètement quelle est la situation dans les centrales aujourd'hui ?

Loïk Le Floch-Prigent : Nous avons encore en France 58 réacteurs en fonctionnement répartis dans 19 centrales. Les derniers réacteurs ont été raccordés au réseau fin 1999, et il a fallu attendre ces dernières années pour voir resurgir un nouvel investissement, le fameux EPR de Flamanville qui multiplie les retards et les surcoûts. En supposant que Flamanville fonctionne l’année prochaine, c’est une période de vingt ans qui se sera écoulée. Dans le monde très technologique que nous connaissons aujourd’hui, vingt ans c’est énorme, ce sont deux générations qui n’ont pas connu de mise en route de nouvelles centrales.

Les techniciens avaient préparé le maintien des compétences de deux façons : la coopération avec les Chinois qui construisent un grand nombre de centrales pendant cette période et un programme de surgénérateurs, avec le réacteur à neutrons rapides, Super Phénix, qui préparait en particulier la transmutation de déchets radioactifs de haute activité. L’arrêt décidé par le gouvernement Jospin de Super Phénix en Juin 1997 a été une catastrophe pour le maintien des compétences dans le domaine nucléaire, et le programme chinois a maintenu vaille que vaille les habitudes mais en en faisant en priorité bénéficier les Chinois.

Certes la maintenance des 58 réacteurs permettait à de milliers de travailleurs de garder une activité, mais l’absence de programme national nouveau a fait fuir vers d’autres secteurs une grande partie des ingénieurs et techniciens du nucléaire. Des métiers de précision sur les métaux qui nécessitent de véritables artistes n’avaient plus leur place dans l’Hexagone et robinetiers et soudeurs par exemple ont peu à peu disparu. Les Directeurs de centrales ont tenu bon avec des compétences internes et externes, mais il n’y avait plus le feu sacré des pionniers et les coups de boutoir de la presse et des anti-nucléaires finissaient par faire fuir les jeunes : « était-ce vraiment un métier d’avenir ? ». Nous avons tous observé ce laminage incessant et cette détérioration du moral dans les équipes et lorsque le nouvel outil de Flamanville a été décidé, nous nous sommes tous interrogés sur notre capacité à relever le défi, non pas scientifique mais proprement industriel, celui du savoir-faire, du tour de main.

L’accident de Fukushima comme on le sait a déréglé la machine. Les Allemands, nos partenaires, se sont défilés, et nous avons du repartir sur le design d’une machinerie dont la construction avait déjà commencé, d’où les délais et les coûts. La perte d’expérience industrielle était manifeste, et les ingénieurs et techniciens travaillent pour y remédier, mais ce n’est pas gagné ! Par contre pour le parc actuel, celui qui devrait être prolongé grâce au « grand carénage », on peut dire que les compétences ont été en grande partie reconstituées… à quelques exceptions près, ce qui explique la prudence de Pierre-Franck Chevet. L’abandon de Super Phénix en 1997 a été une catastrophe nationale, et c’est à l’Autorité de sureté nucléaire de bien étudier les risques et de ne faire aucune impasse. Mais nous sommes loin en France de la situation d’autres pays amis qui ont même perdu les compétences de maintenance.

Comment expliquer ce manque de main d'œuvre qualifiée ? Comment en sommes-nous arrivés là ?

Imaginez des fabricants de téléphone obligés de ne plus fournir d’appareils à partir de 1999, ils ne reconnaîtraient plus rien en revenant dans le business aujourd’hui ! Tout a changé dans les techniques, le numérique a révolutionné le secteur nucléaire, ceux qui ont continué à construire, les Russes et les Chinois, ont pris une avance considérable ! Nous n’avons pas compris collectivement les exigences de l’activité industrielle : continuer la recherche, poursuivre la fabrication, se confronter au réel. Aucun dirigeant de notre pays n’avait de culture industrielle et ils ont cédé à l’idéologie anti-nucléaire très facilement pour bien se faire voir des électeurs, et quand ils ont pu expliquer au peuple que l’éolien et le solaire allaient résoudre tous leurs problèmes, ils ont sauté sur le concept « renouvelable » qui risque de nous envoyer dans le mur aujourd’hui. C’est un mix électrique qui va se développer et non une monoculture improprement appelée « verte » ou « propre ». Il fallait développer le solaire, mais considérer que cela allait suffire à la consommation des Français était un mensonge. On aurait pu aussi maintenir des compétences nucléaires françaises en installant des centrales à l’étranger, mais les gouvernements n’ont pas su non plus arrêter la stupide guerre des égos et confier le dossier à quelqu’un de loyal et compétent comme l’avait fait le Général de Gaulle.

Mais est-il possible encore de seulement démonter les centrales si l'on souhaitait sortir du nucléaire ?

Démonter c’est démanteler, c’est d’autant moins cher que cela se fait sur une longue période, cela aussi peut s’expliquer à la population. Mais aujourd’hui 75% de l’énergie électrique provient du nucléaire français, et les centrales sont amorties, elles ne coûtent donc plus grand-chose. Nous ne sommes pas assez riches avec notre endettement et notre balance commerciale déséquilibrée pour abandonner ces trésors que des générations ont édifiés et maintenus. Par ailleurs, notre électricité est championne bas carbone, nous sommes les bons élèves du monde avec nos centrales. Il faut donc les conserver, y compris Fessenheim, surtout si nous souhaitons par ailleurs développer la mobilité électrique dans nos agglomérations. Un peu de cohérence ne nuit pas pour faire de la bonne politique, le porte-monnaie des Français n’est pas de la communication, c’est une réalité : les consommateurs paient la moitié de la facture comparé à leurs amis allemands, et ceci grâce aux centrales nucléaires ! Sortir du nucléaire est inenvisageable pour la France, j’ai cru comprendre que même monsieur Hulot s’en est aperçu !

Quels sont les risques aussi bien du point de vue économique mais également au niveau de la sureté des installations ?

Le risque essentiel est celui de l’idéologie et de la manipulation des peurs conduisant d’une part à de mauvaises décisions, et d’autre part à une chute de motivation dans le personnel nucléaire. Il faut redire, comme le GIEC, qu’une partie de l’avenir énergétique de l’humanité est dans la poursuite des programmes nucléaires. Avec notre esprit de système nous avons peut-être été trop loin avec 75 % et 58 réacteurs, mais c’est cela le point de départ de notre réflexion. Nous devons réaliser le programme de carénage des 58 réacteurs, y mettre nos meilleurs ingénieurs et techniciens, et leur dire la confiance de la nation dans le travail dont ils vont avoir la responsabilité. Les dénigrer comme on commence à le faire est anxiogène pour la population, mais c’est également augmenter les risques économiques et ceux de la sureté. Nous n’avons pas le choix, il faut donc s’assurer de la qualité de ceux qui vont relever le défi, tout en suivant les directives de l’ASN qui a bien vu les pertes de compétences subies par le pays.

Comment faire pour remédier à cette situation selon vous ?

Ne pas hésiter malgré notre orgueil national bien normal à aller chercher chez ceux qui ont maintenu leurs programmes nucléaires les compétences nécessaires à la sureté nucléaire. Après tout, nous avons vendu nos turbo-alternateurs Alstom, les meilleurs du monde, à l’américain General Electric, nous pouvons bien demander aux Russes de nous aider si nécessaire !

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