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Gilets jaunes, six mois déjà et ces questions restées sans réponse sur les défis auxquels fait face notre démocratie
©CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Au-delà du pouvoir d'achat

La crise des Gilets jaunes a débuté il y a 6 mois désormais, et si le mouvement populaire semble s'être un peu éteint ces derniers week-ends, un certain nombre de questions soulevées par cette crise restent sans réponse.

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

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Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico : La crise des Gilets jaunes a débuté il y a 6 mois désormais, et si le mouvement populaire semble s'être un peu éteint ces derniers week-ends, on peut considérer qu'un certain nombre de questions soulevées par cette crise restent sans réponse. Emmanuel Macron, très impliqué personnellement dans cette crise, s'est trouvé notamment contesté du fait de sa difficulté à allier à la fois une forme de sacralité nécessaire du pouvoir et une position de défenseur de l'intérêt général (et pas d'un électorat ciblé). Comment peut-on aujourd'hui redonner au chef de la démocratie française cette double fonction ?

Yves Michaud : Cette crise, qui n’est pas résolue même si elle est calmée, a d’abord mis en évidence l’ambiguïté de la constitution française. Le Président de la République élu au suffrage universel direct doit représenter le peuple français alors qu’il est aussi le chef d’un parti, fût-il nouveau et de circonstance comme LREM. Il est le chef de l’exécutif tout en étant doublé par un premier ministre qui n’est même pas un fusible. Surtout, à travers le quinquennat et la dictature de son parti, il a aussi le pouvoir législatif. Sans rien dire du pouvoir qu’il exerce sur le judiciaire via le parquet et les promotions des magistrats. Le résultat est qu’il exerce un pouvoir que tous les théoriciens de la séparation des pouvoirs appellent « despotique », avec notamment confusion de l’exécutif et du législatif.

En apparence, cela lui donne un pouvoir immense. Ce que les Français dénoncent à juste titre quand ils voient la dictature de l’État partout.

En réalité, n’ayant pas d’opposition constituée, il est directement exposé au pouvoir de la rue.

Ce pouvoir de la rue est aujourd’hui démultiplié par les médias dits sociaux, c’est-à-dire fonctionnant horizontalement et sans filtrage par des prescripteurs reconnus, comme pouvaient l’être la presse et les médias organisés d’antan.

Macron s’est voulu jupitérien pour se différencier, à juste titre, de la trivialité de ses deux prédécesseurs immédiats, Hollande et Sarkozy, qui faisaient du batelage soit sous forme « karaoké » soit sous forme « petite blague ». Mais il est resté chef de parti et d’un parti, qui plus est, inexistant, je veux dire sans tradition, sans poids lourds, sans expérience politique. Bref il a tout le pouvoir mais il est empêtré.

Ajoutons ses défauts psychologiques personnels (narcissisme, monsieur « je sais tout », arrogance, ambiguïté des comportements privés – Benalla, les doigts d’honneur des beaux rappeurs) et son manque de formation de terrain (énarque, cabinets, réseaux financiers) et cela donne le rejet vertigineux dont il fait l’objet. Il a tout pouvoir, il n’est pas sympathique et ne connaît ni le job, ni le pays.

Quelle solution serait envisageable ? Pour lui, je crois que c’est désespéré.

Pour la suite, il faudrait une nouvelle constitution qui rétablisse la séparation des pouvoirs et instaure une cohabitation permanente. Avec le septennat et les élections législatives à cinq ans, les phases de cohabitation ont été relativement heureuses car il se rétablissait un équilibre. Il faut en finir aussi avec la manie de tout traiter par la fabrication improvisée de lois. Que l’exécutif exécute et que le législatif légifère – et beaucoup moins que maintenant. La France n’est en réalité pas dirigée parce que l’exécutif ne fait pas son travail: il légifère et gesticule au lieu d’agir et de faire.

La séquence du grand débat semble avoir éludé les questions posées par le mouvement des Gilets jaunes parce que les réponses apportées par ces derniers semblaient en décalage avec la réalité. Comment peut-on donner aujourd'hui à la population les outils pour comprendre les implications des changements proposés dans notre monde toujours plus complexe, sans nier pour autant leur perception aiguë de la crise qui les frappe ?

Yves Michaud : La séquence du grand débat a été de la poudre aux yeux. Les dés étaient pipés d’avance. En plus la manière dont Macron s’est imposé dans ce débat a été calamiteuse et a mis en évidence tous ses défauts – narcissisme, « je sais tout », « je découvre le fil à couper le beurre », « je ne savais pas ce qu’il en était ». J’ai été frappé, et je ne suis pas le seul, par la naïveté avec laquelle il a dit découvrir des choses qu’il aurait du savoir s’il avait fait un peu de terrain et s’il avait des conseillers qui ne soient pas des olibrius pas très savants comme Emelien, Castaner ou Griveaux.

La crise actuelle a montré qu'elle était ancrée dans une dynamique de fracture de la population française, comme l'exprime Jérôme Fourquet dans L'archipel français. Comment résorber cette fracture pour ne pas rentrer dans une logique de lutte des classes ?

Yves Michaud : Le problème, de toute manière, vient de très loin. Souvenez-vous que Chirac a déjà gagné la présidentielle de 1995 sur le thème de la « fracture sociale ». La fracture est réapparue sous forme de multiples fractures en 2002 (le 21 avril!). Pas grand chose n’a été fait, sauf à travers des rustines fiscales, d’aides, de subventions, de bonnes paroles. Sarkozy a fait ses sketches à la Bigard à mi-chemin entre Buisson-les-cathédrales et Tapie-le populo. Hollande a joué au coup par coup en promettant des « chocs » qu’on n’a pas vus, en faisant des galipettes et en livrant des confidences à des journalistes pas très fiables.

Bref, les fractures sont là depuis longtemps et structurelles. Elles ne reconstituent pas les conditions d’une lutte des classes par manque de convergence entre les « fracturés » - c’est pour cela qu’on a inventé la notion loufoque d’intersectionnalité… -, mais en revanche celles d’une révolution imprévisible, comme ce fut à deux doigts d’être le cas en décembre 2018.

Il faudra beaucoup de subtilité politique pour raccommoder tout ça. Ce ne pourra se faire qu’en prenant une vue juste de la situation. Le plus drôle est que tous les documents sont là et depuis longtemps : les études de Guilluy, les livres de Michéa, ceux de Maillard et maintenant de Fourquet. Les fractures sont consubstantielles aux évolutions techniques, industrielles, cognitives, migratoires, religieuses.

Si Macron avait eu deux sous de jugeote, il aurait tout de suite répondu, dès le début, aux demandes d’écoute des Gilets jaunes. Il aurait compris qu’il ne suffisait pas d’ouvrir beaucoup trop tardivement les vannes financières, sans d’ailleurs en retirer grand bénéfice.

D’autre part, les réformes, ça ne se fait pas tout d’un coup mais en suivant un filage subtil, une chose après l’autre, en ouvrant honnêtement des chantiers – ça avait bien commencé avec l’école et l’université. Quand on fait tout à la fois, on se fait tomber l’armoire sur la tête et finalement on ne fait rien. Ça a servi à quoi la comédie de la SNCF ? A montrer qu’on pouvait gagner sur la CGT ?

Chantal Delsol : Nous sommes aujourd’hui, et je le regrette, dans une logique de classes et même de lutte des classes. Elle est due clairement, et les observateurs l’ont bien montré, à la naissance d’un nouveau « monde » (les mondes étrangers de la mondialisation) dans lequel se sont installées les élites. De cette manière, les élites et les peules n’appartiennent plus au même « monde ». La situation est analogue à celle vécue par certains pays aux siècles passés (par exemple la Russie, la Roumanie), dans lesquels l’élite parlait quotidiennement une langue étrangère considérée comme plus civilisée (le Français, l’Allemand), pendant que le peuple ne parlait que la langue vernaculaire. Entre l’élite française des grandes villes, polyglotte et voyageuse, et le peuple des villes moyennes, les centres d’intérêts et les aspirations ne sont plus les mêmes – les mots ne sont plus les mêmes. C’est la souffrance de se trouver abandonné en des lieux moins enviables, qui provoque la colère des « gilets jaunes ».

La crise a montré une tendance de l'exécutif, mais aussi des soutiens du pouvoir en place, à réduire l'importance de l'expression populaire, voire à lui refuser. Notre société est-elle traversée par une forme de pulsion de démocratie censitaire ?

Chantal Delsol : Les Français n’ont jamais été aussi démocrates que les Anglais, les Américains ou les Suisses. La France est toujours davantage une république qu’une démocratie. Aujourd’hui, on peut constater tous les jours que nos élites ne croient plus à la démocratie : elles pensent qu’il faut donner le pouvoir aux compétents, et que le bon peuple ne comprend rien. D’ailleurs l’expression populaire n’est pas vraiment respectée en France. Il est assez inutile de parler du RIC quand on voit que le referendum de Notre-Dame des Landes a été aussitôt retoqué par le gouvernement, quand on se souvient de quelle manière le vote français anti-Maastricht de 2005 est passé par perte et profits, ou quand on entend une partie de l’élite française souhaiter à grands cris que les Anglais votent à nouveau sur le brexit…

Yves Michaud : Je n’utiliserais pas l’expression de « démocratie censitaire », mais celui de confiscation du pouvoir par une oligarchie, une élite de pouvoir (le livre The Power Elite de C.W. Mills fut publié en 1956), qui fonctionne en réseau (Ena, milieux d’affaires, postes politiques avec cumul des mandats, régimes spéciaux de retraite, de primes, d’avantages financiers. Lisez le Who’s Who et voyez les déjeuners du club le Siècle !). Sauf que cette élite de pouvoir  - le terme d’élite devant être relativisé quand on voit l’inintelligence de la plupart de ses membres - est maintenant contestée directement et immédiatement par les moyens d’expression dont bénéficie le peuple – réseaux sociaux, pétitions, informations (y compris fausses), cagnottes, conseils juridiques, etc. Le plus malin sur ce plan a été Trump qui s’est mis à la tête de son propre réseau social en tweetant comme un malade et en court-circuitant totalement les médias dits sérieux. Pour tout dire, je suis très pessimiste sur la suite. Je pense que le commencement du début d’une solution viendra avec la prise au sérieux des mouvements populistes un peu partout en Europe. Ici encore Trump a été « génial » - il est le populiste par excellence. Au lieu d’anathématiser, il faut prendre au sérieux ces mouvements et voir quelles sont leurs revendications authentiques et justifiées. Condamner, par exemple, avec mépris les populismes des pays de l’ex-zone soviétique est une insulte et une sottise : ils ont vécu 60 ans d’une expérience politique totalitaire sans commune mesure avec la notre… Les invectives macroniennes hystériques et surjouées sont ridicules. On verra le 26 mai au soir mais je doute vraiment que ce soit réjouissant pour lui.

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