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Génération occasions manquées : Merkel, Trump, May, Johnson, Macron, Mélenchon... l'ère des grands hommes qui n'en étaient plus ?
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La génération des dirigeants occidentaux actuellement au pouvoir semble être en difficulté dans une époque riches en bouleversements.

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Jean Sylvestre  Mongrenier

Jean Sylvestre Mongrenier

Jean Sylvestre Mongrenier est chercheur à l’Institut français de géopolitique (Université de Paris VIII) et chercheur associé à l’Institut Thomas More.

Il est notamment l'auteur de La Russie menace-t-elle l'Occident ? (éditions Choiseul, 2009).

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Atlantico : La génération des dirigeants occidentaux actuellement au pouvoir semble être en difficulté dans une époque riches en bouleversements. Des difficultés de l'administration Trump, à celles rencontrées par Theresa May et Boris Johnson en plein Brexit, en passant par une Angela Merkel affaiblie à un Emmanuel Macron confronté à la menace d'un coup d'arrêt de son projet européen, le monde occidental peine se sortir de ses difficultés. De la même manière, les oppositions internes à ces dirigeants ne semblent pas plus inspirées, notamment dans le cas d'un Jean Luc Mélenchon incapable d'incarner une alternative crédible aux projets d'En marche. En quoi cette génération pourrait elle être celle des occasions manquées ?

Rémi Bourgeot : Cette crise politique dure depuis plus de quatre décennies. La crise financière débutée en 2007 a entamé en profondeur les illusions qui devaient cacher cette misère politique, celle de la mondialisation heureuse et de la gouvernance mondiale en particulier ; ce que Maurice Allais avait identifié dès les années 1970 comme une rupture dans le fonctionnement du capitalisme, contraire en réalité aux principes du libéralisme. La confusion entre action réfléchie et communication est évidente aux yeux de nombreux observateurs, mais il faut surtout y voir un rapport au monde dont il est extrêmement difficile d’extraire le système politique. Christopher Lasch avait à la même époque très justement noté le basculement dans cette forme de surréalisme communicatif, dès John Kennedy mais surtout avec Richard Nixon et l’entrée dans l’ère de la « gestion de crise », rengaine dont on ne sait même plus si elle vise la résolution des phénomènes en question ou si elle constitue un mode de communication politique à part entière, par ailleurs désespéré et systématiquement voué à l’échec.

Nous vivons une période de remise en cause fondamentale du cadre politique et économique. Pour autant nos dirigeants ont été biberonnés à ces mêmes illusions quand à la « gouvernance » et, même lorsqu’ils tentent de se dépasser, restent englués dans un océan d’illusions duquel ils n’osent véritablement s’extraire. Par ailleurs le cadre bureaucratique globalisé, avec l’unanimisme qui le caractérise, pénalise l’émergence de nouvelles approches, notamment sur le plan technologique. La crise ne provient pas seulement de politiques dysfonctionnelles mais, d’une certaine façon, de l’affaissement de la notion même de politique au profit d’une « gouvernance » fantasmée, issue du modèle managériale, et de la croyance dans les plateformes de négoce financier comme messagers d’une sorte de vérité absolue. De nombreux dirigeants, aux premières loges de cette crise, ont une compréhension réelle des dysfonctionnements mais sont confrontés à un sentiment d’implacabilité.

Parmi les exemples que vous prenez, Theresa May a fait un travail d’aggiornamento économique important, en allant jusqu’à se soucier de la réindustrialisation de son pays, alors que le thème même de la politique industrielle était jugé blasphématoire il y a encore peu de temps. Boris Johnson tente pour sa part de trouver une approche qui puisse réconcilier l’élite dont il est issu aux classes populaires, mais ne semblent pas pressé d’assumer cette responsabilité. Emmanuel Macron a compris la gravité des dérives des dernières années en particulier sur le plan éducatif et géopolitique, mais il reste enfermé sur le plan économique dans l’idée d’un modèle allemand fantasmatique et de réformes européennes profondément rejetées par l’électorat et l’establishment allemand, d’autant plus avec la pression d’une extrême droite en pleine ascension. Angela Merkel, de par son itinéraire, est un véritable personnage de roman, mais elle ne propose aucune autre vision que celle d’un barycentre des forces politiques allemandes et n’a pas de projet pour stabiliser l’Europe, au-delà de la défense mordicus des intérêts commerciaux de son pays.

Donald Trump, tout comme Bernie Sanders, a compris les limites de la mondialisation productive mais n’est pas parvenu à formuler une vision technologique sérieuse et reste enfermé dans une vision en réalité financière du monde, sans même parler du blocage en place à Washington. 

Jean-Sylvestre Mongrenier : La question est massive. De prime abord, il faut se garder de pécher par prétention et conserver à l’esprit que, selon le proverbe, « la critique est aisée, l’art est difficile ». En second lieu, l’étude approfondie des différentes périodes historiques suggère une citation de Jacques Bainville ; « Tout a toujours très mal marché ». Ne pensons pas qu’il fût un temps où gouverner était aisé, les réponses aux défis de l’époque s’imposant à tous, gouvernants comme gouvernés. Le mieux consiste à reprendre les choses au commencement. Le Politique est une « essence », i.e. une activité originaire, inhérente à la condition humaine, avec ses propres objectifs et moyens. La donnée de base du Politique est le conflit qui règne parmi les hommes et dans le cœur même de l’homme ; elle prend en charge la destinée d’un groupement humain, intégrant comme objectifs la concorde intérieure et la sécurité extérieure. Autrement dit, il s’agit d’assurer la paix selon la justice. Simultanément, les hommes se battent entre eux pour le pouvoir et ils mobilisent des conceptions adverses de la justice. Si les hommes étaient parfaits, nous n’aurions pas une politique parfaite, un Etat idéal et des gouvernants irréprochables ; il n’y aurait tout simplement pas de politique. Le plus souvent, les options sont contradictoires et insatisfaisantes. Les responsables politiques sont confrontés à des « antinomies historiques » (Max Weber) : il n’y a que de « mauvaises » solutions.

Les cas évoqués plus haut sont disparates. Donald Trump et les siens ont mené une campagne démagogique et il est aujourd’hui aux prises avec la réalité, ses aspérités et ses contradictions. Pour affronter ces réalités, il est soutenu, voire encadré, par de solides et compétentes personnalités comme son conseiller national à la sécurité (Herbert R. McMaster), son secrétaire à la Défense (James Mattis) ou encore son secrétaire d’Etat (Rex Tillerson), encore que ce dernier soit un peu effacé par les interventions et commentaires intempestifs du président américain et, surtout peut-être, par l’efficacité de l’ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU (Nikki Haley). A certains égards, on pourrait parler d’une sorte de régence. Le style de Trump est abrasif et il n’apporte rien à l’action de son Administration, mais il est trop tôt pour juger de son action. A l’intérieur, il a su pratiquer une sorte de triangulation et passer des accords avec les démocrates. Sur le plan extérieur, les défis sont colossaux et il faut bien comprendre qu’il hérite de problèmes géopolitiques qui n’ont pas été réglés par ses prédécesseurs. En Corée du Nord comme en Iran, les échéances ont été reportées et l’on a reculé pour plus mal sauter. La voie est étroite. D’une manière générale, Trump illustre d’une part la tentation démagogique de toute démocratie, d’autre part les contradictions de la « République impériale » mise en évidence par Raymond Aron à l’époque de Nixon. Les Etats-Unis ne sont pas un empire stricto sensu, mais une république en situation hégémonique. Les obligations et servitudes de cette hégémonie entrent en contradiction avec les préoccupations « domestiques » (intérieures) des citoyens. Au total, le problème est plus vaste que celui pose par la compétence ou l’incompétence de Trump. Il est vrai cependant que la politique, dans des sociétés vastes et complexes, est inévitablement un métier : l’exercice du pouvoir requiert une certaine expérience.

De l’autre côté de l’Atlantique, la situation du Royaume-Uni illustre les ravages là encore de la démagogie. Les « Brexiters » feraient douter les plus anglophiles et anglomanes d’entre nous, y compris les spectateurs de Downton Abbey. Boris Johnson en est l’illustration, nonobstant ses ascendances. Je serais plus clément pour Theresa May qui doit tenir compte dans son parti de ceux qui semblent croire que l’Empire britannique existe toujours, tout en voulant faire du Royaume-Uni le « Singapour de l’Europe » : la Global Britain réduite au rang d’un ancien « emporion » (un simple port commercial) ! Vaille que vaille, le « prime minister » ouvre une tierce voie et réaffirme la volonté britannique d’assumer ses responsabilités internationales en Europe et dans le monde. La tâche n’est guère aisée et je ne vois pas en quoi elle ne serait pas à la hauteur. Lui faudrait-il donc surenchérir sur Nigel Farage et les inévitables braillards des pubs ? Quant à Angela Merkel, oui, elle rencontre des difficultés, mais par sa longévité, elle représente une exception en Europe et elle gouverne une Allemagne qui surclasse ses voisins. Une coalition entre la CDU-CSU et le FDP aurait des conséquences sur sa politique européenne (moins allante) et donc sur celle d’Emmanuel Macron. Là encore, il est bien tôt pour se prononcer de manière catégorique. Il importe de prendre de la hauteur et de la distance pour juger des choses, et nous ne sommes qu’au début du quinquennat de Macron (laissons de côté ce triste sire de Mélenchon). Enfin, ne sous-estimons pas la gravité des temps présents ; ce n’est pas le temps des occasions manquées, mais celui des défis et d’une possible convergence des lignes dramaturgiques (voir infra).

Existe t il des précédents historiques entre importance des enjeux et incapacités des dirigeants à y faire face ? 

Rémi Bourgeot : Ce décalage est d’une certaine façon la norme historique, mais les périodes qui suivent des crises économiques et financières majeures présentent d’importantes similitudes. La période actuelle est marquée par une prise de conscience importante des limites du modèle politico-économique. Ce qui manque c’est l’inspiration dans le cadre d’une coopération équilibrée entre Etats nations pour proposer une véritable politique de refondation productive sur la base d’un pacte social qui remettrait le travail et l’innovation au centre du processus économique.

L’inquiétude liée à cette période d’indécision et de vide politique conduit à de nombreuses comparaisons avec les années qui ont suivi la crise de 1929. La comparaison historique est naturellement limitée sur le plan politique. Néanmoins, alors que l’on a vu l’immédiat après-guerre comme la période d’une nouvelle donne en terme de modèle de stabilité politico-économique, les principales conceptions qui ont permis cette période de prospérité sont nées dans l’entre deux guerres, en parallèle et en réaction aux évolutions historiques les plus désastreuses de cette époque. On peut évidemment penser à quelqu’un comme Keynes, dont la pensée a certes été dévoyée vers une forme bureaucratique dans les années 1950, mais dont l’idée d’un système économique naturellement instable qui doit être orienté vers le plein emploi au moyen de la politique économique est née dans le climat politique catastrophique de l’entre deux guerres. Ses adversaires de l’Ecole autrichienne qui triompheront plus tard ont développé leurs idées à la même époque, avec des biais tout aussi évidents mais en ayant également à l’esprit les dangers du vide politique. 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Péguy distinguait « époques » et « périodes ». Les « époques » sont marquées par de grands faits, mais aussi de grands défis. L’Histoire s’écoule par ruptures successives et les « époques » abondent. Bien souvent, les dirigeants sont dépassés par la gravité des périls et un atlas historique nous fournit quantité d’exemples d’empires et de royaumes, voire de civilisations, qui ont sombré. Pour faire simple, l’histoire est tragique, la géopolitique est dramatique. Les dirigeants de la IIIe République, dans l’entre-deux-guerres, étaient-ils à la hauteur ? Certains d’entre eux l’étaient probablement, mais ils ont été écartés ou n’ont pas retenu la faveur des électeurs. Je songe ici à André Tardieu. Et Napoléon III en 1870 ? Les contradictions de sa politique étrangère et sa déclaration de guerre à la Prusse ? Rappelons cependant le rôle de l’opinion publique et de la presse dans cette affaire. Lui-même était dubitatif. Plus anciennement, le personnel dirigeant de la monarchie française et l’aristocratie, dans les années précédant la Révolution française, étaient-ils à la hauteur ? On pourrait multiplier les exemples. Ce faisant, gardons-nous cependant de transformer l’Histoire en tribunal et de se considérer soi-même comme un dieu olympien.

Dans la situation présente, il faut écarter toute généralisation excessive. On peut à bon droit juger que les dirigeants français des trente dernières années n’ont pas été à la hauteur des défis et n’ont pas su réformer la France, laissant filer les déficits et la dette, sans obtenir pour autant de résultats sur le front de la croissance économique et du chômage (preuve s’il en est que le laxisme budgétaire n’est pas source d’expansion). Faut-il étendre ce jugement à l’ensemble du monde européen et occidental ? Les situations sont variées selon les pays et les « moments ». Les Britanniques ont su générer de la croissance et réduire de manière drastique le chômage, quand bien même la politique menée a aussi ses inconvénients, dont on se délecte en France afin de déconsidérer une autre politique que celle du maintien d’un illusoire statu quo. Au vrai, comment en serait-il autrement ? La perfection n’est pas de ce monde et toute réalité terrestre est marquée au sceau de l’ambiguïté. Il en va de même pour l’Allemagne. Les dirigeants successifs ont su fonder la RFA et la doter d’institutions solides (démocratie libérale et fédéralisme), mettre en place une « économie sociale de marché » dynamique, réunifier le pays et encaisser le choc causé par l’absorption de l’ex-RDA (présentée comme dynamique quelques semaines encore avant la réunification), puis conduire les réformes nécessaires au redressement économique. Faudrait-il donc considérer tout cela avec mépris ou se complaire dans le concert des lamentations ? L’hypercriticisme est une impasse intellectuelle et débouche sur une impuissance pratique.

Enfin, la démocratie est un régime qui tend vers l’identité entre gouvernants et gouvernés, et les citoyens-électeurs ne peuvent être tenus pour de pauvres innocents, des « petits » victimes des « gros ». Dans le cas français, des réformes courageuses ont pu être tentées comme sous le gouvernement RPR-UDF de cohabitation, entre 1986 et 1988. Il s’est heurté à des grèves massivement soutenues par l’opinion publique et à la rouerie de François Mitterrand, un Florentin trop souvent présenté comme un Machiavélien. Ce dernier a été largement réélu au terme de son premier septennat et Raymond Barre, l’un des rares hommes politiques à avoir tenu un langage de vérité à l’époque, avait été écarté dès le premier tour. Mitterrand aurait-il donc été élu contre la volonté du corps électoral ? En 1995, les électeurs ont préféré la démagogie de Jacques Chirac à l’apparence de sérieux de Balladur, présenté comme un « mou » (le « Tout sauf Balladur » avait bouleversé la hiérarchie des sondages, et les mitterrandistes de rallier Chirac). Malgré tout, Alain Juppé, Premier ministre de Chirac, a entamé une courageuse politique de réformes, mais il s’est heurté lui aussi à d’importantes grèves soutenues par l’opinion publique. Dissolution en 1997 et nouvelle cohabitation. En fait, nous sommes aujourd’hui les héritiers d’une longue période d’immobilisme dominée par les personnalités de Mitterrand et Chirac. Et pourtant, ces deux personnalités sont considérées comme de grands hommes par une majorité de Français. Non, les électeurs ne sont pas innocents !

Au regard de ces difficultés, quels sont les scénarios envisageables pour l'avenir du "monde occidental" ? 

Rémi Bourgeot : L’optimisme n’est peut-être pas de mise, mais un espoir raisonné peut nous mener vers une réorientation et davantage de stabilité. La compréhension des déséquilibres mondiaux n’est plus le fait d’une petite minorité de non-conformistes comme c’était le cas avant 2008. Derrière le halo de drame politique permanent qui entoure Trump et le Brexit, la définition d’une voie raisonnable occupe beaucoup d’esprits, au-delà des tabous économiques académiques. L’instabilité financière liée aux modèles les plus déséquilibrées et la menace permanente de krachs freinent le rééquilibrage et renforce au quotidien le choix du statu quo. Mais entre les lignes on voit que la compréhension politique a évolué.

Nous sommes confrontés à une crise politique dont la dimension sociologique empêche ou freine en tout cas la stabilisation à court terme. Les idées les plus conformistes des dernières décennies se sont traduites par des constructions administratives et de marché qui vident la notion même de politique de son sens. Les développements de la construction européenne, en particulier sur le plan monétaire, en sont un exemple marquant. L’équation politique européenne et mondiale a tendance à freiner l’apparition de véritables alternatives et de dirigeants prêts à relever ces défis sans recourir à l’extrémisme. On parle beaucoup, et à juste titre, des inégalités, mais notons que l’élite est traversée par une crise d’une grande ampleur. Sous couvert de doctrine « libérale », la bureaucratisation de nos sociétés a conduit à un écrasement de l’initiative individuelle et au façonnement d’une élite qui plie sous le poids du conformisme et nourrit des conceptions économiques directement liés aux déséquilibres mondiaux.

Derrière l’idée d’une communauté de « décideurs mondiaux », de leaders et d’un modèle de « management » à l’échelle de la planète, une véritable crise de l’élite s’est développée, qui met en péril l’avenir de nos sociétés. Le rééquilibrage a commencé mais on aurait tord de sous-estimer l’inertie des forces bureaucratiques, dont le soutien aux illusions d’avant crise est de nature existentielle. 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il faudrait d’abord s’entendre sur les mots. Si, de fait, ce ne sont que des « difficultés » requérant de nouveaux « scénarios », la situation ne serait pas si grave et, ma foi, il y aurait peut-être mieux à faire que de s’occuper de politique. Quant aux guillemets qui trop souvent enserrent l’expression de « monde occidental », ils sont significatifs. Le concept, indispensable pour comprendre l’histoire de longue durée, est jugé trop polémogène pour l’époque, voire « clivant » et « discriminatoire ». De fait, il implique un « eux » et un « nous », une dialectique Même-Autre susceptible de se transformer en une polarité ami-ennemi (centrale pour comprendre ce qui fait la spécificité du « politique », par rapport à l’économique, à l’esthétique ou encore à la morale, parmi d’autres « essences »). Pourtant, les puissances non occidentales qui émergent et s’affirment sur la scène mondiale comme des « Etats perturbateurs » ne s’y trompent pas et nous désignent comme des Occidentaux, et ce ne sont pas nos guillemets ou nos dénégations qui les abuseront. Ces considérations nous ramènent à Julien Freund, le grand théoricien de l’« essence du politique » (le titre de sa thèse soutenue en 1965 et publiée chez Sirey) : « Ce n’est pas moi qui désigne l’ennemi, c’est l’ennemi qui me désigne comme tel » (citation de mémoire). Cette incapacité à nommer le réel et à dire les choses telles qu’elles sont est certainement notre première « difficulté ». En fait, cela commence à être compris et la « langue de coton » se donne comme telle à nombre de nos contemporains.

En vérité, quelle est la situation ? Une convergence de lignes dramaturgiques qui menacent non seulement l’Occident, mais encore un ordre international vacillant et l’humanité dans son ensemble. Autour de la Russie et de la Chine s’opère un regroupement de puissances révisionnistes dont les expressions les plus bruyantes sont la Corée du Nord et le régime chiite-islamique iranien. La Corée du Nord est en partie instrumentalisée pour chasser les Etats-Unis du Pacifique occidental, ce qui permettrait à Pékin de s’arroger la possession de la « Méditerranée asiatique », i.e. la mer de Chine méridionale, un espace plus vaste encore que la mer Méditerranée et par lequel le tiers du commerce international transite. Et ce sans respect aucun pour le droit de la mer et ce qu’on appelle les « biens communs ». Au Moyen-Orient, l’Iran est le principal allié de la Russie et étend sa domination depuis la Caspienne et le golfe Arabo-Persique jusqu’à la Méditerranée orientale, en étroite coordination avec le Hezbollah et au moyen de diverses milices panchiites. Israël est sous la menace d’un nouveau « front oriental » (le Golan), en plus du Liban-Sud, et il faut craindre l’obtention par Téhéran d’une base navale sur le littoral syrien, avec une menace sur les installations qui servent à explorer et exploiter les ressources gazières du bassin levantin, en Méditerranée orientale. Le programme nucléaire est en attente (en « stand-by »), l’accord de juillet 2015 ayant permis à Téhéran de conserver l’essentiel de son infrastructure, et le régime met au point des missiles balistiques qui menacent l’ensemble de la région, voire le Sud-Est européen. Cela se fait en alliance avec la Russie dont les dirigeants s’inscrivent dans une logique de revanche. En retour, ce front russo-chiite ne peut qu’aviver le djihadisme sunnite qui a ses racines propres.

A ces défis géopolitiques visant à mettre fin à une longue hégémonie occidentale (cinq siècles d’histoire) s’ajoute la « précipitation » (au sens chimique du terme) des enjeux démographiques et écologiques qui menacent l’ensemble de l’humanité (migrations et chocs en retour, dévastation des écosystèmes provoquant d’autres mouvements de population, doublement de la population africaine dans les deux décennies, etc.). Bref, une convergence de lignes dramaturgiques. On comprend que ce « complexe » de défis et de tragédies puisse dépasser nos dirigeants et il n’est pas sûr que les sycophantes soient pleinement conscients de la gravité des enjeux. La vie politique et médiatique occidentale donne parfois l’impression que nos contemporains sont sous l’emprise d’un syndrome du type « société du spectacle » (voir les analyses des « situationnistes » en 1968 et dans les années qui suivirent) : on crie avant d’avoir mal, on s’indigne, on prend la pose, mais sans croire en profondeur à la gravité de la situation. Du point de vue européen, à la croisée de deux vastes zones conflictuelles (la zone Baltique-mer Noire et celle qui court de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient et à la Corne de l’Afrique), la situation est particulièrement grave. Que faire ? Maintenir les solidarités géopolitiques euro-atlantiques, réarmer, sortir du social-fiscalisme dans le cas français et redynamiser nos systèmes. Plus facile à dire qu’à faire. Simultanément, il faut préserver un minimum de coopération internationale afin de relever les défis globaux, ceux qui concernent l’humanité dans son ensemble. In fine, c’est une certaine idée de l’Homme et de son rapport au cosmos qu’il s’agit de maintenir. Cela nous mène bien au-delà des récriminations habituelles contre la « France d’en haut », les « gros » et les « puissants qui nous gouvernent ». 

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