Gaza entre émotions légitimes et indignations manipulées : quelques leçons du rapport Goldstone sur le Hamas et l’opération israélienne de 2008 <!-- --> | Atlantico.fr
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Des membres du Hamas en veille lors de l'opération "Plomb durci" menée par Tsahal en 2008.
Des membres du Hamas en veille lors de l'opération "Plomb durci" menée par Tsahal en 2008.
©Reuters

On nous cache tout, on nous dit rien

A l'issue de l'opération "Plomb durci" menée par Tsahal en 2008 dans la bande de Gaza, un rapport mené par le juge sud-africain Richard J. Goldstone avait dénombré un certain nombre d'exactions qui auraient été commises par l'armée israélienne et les combattants du Hamas. Vivement critiqué à l'époque, Israël a tout de même tiré les conséquences des recommandations du document.

Etienne  Augé

Etienne Augé

Étienne Augé est spécialisé en propagande et diplomatie publique. Il a enseigné la communication et le cinéma de masse pendant dix ans au Liban et en Europe centrale. Il est aujourd'hui "Senior lecturer" en communication internationale à l'Université Erasmus de Rotterdam, et vient de publier son premier roman, Loubnan.

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Denis Charbit

Denis Charbit

Denis Charbit est professeur de science politique à l'Université ouverte d'Israël. Son dernier livre publié : « Israël et ses paradoxes » (éditions du Cavalier Bleu en 2023).

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Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Atlantico : L'opération Plomb Durci de 2008, similaire à celle menée actuellement, avait donné lieu à un rapport très critiqué, dirigé par le juge sud-africain Goldstone. Celui-ci a déclaré un an après la remise de ce rapport au Conseil de sécurité de l'ONU : "Si j'avais su à l'époque ce que je se sais maintenant, la rapport Goldstone aurait été bien différent". Alors qu'aujourd'hui le haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme accuse Israël ainsi que le Hamas de possibles crimes de guerre, quelles leçons peut-on tirer du rapport Goldstone ?

Etienne Augé : Honnêtement, aucune leçon sinon que l'Histoire se répète. Je dirais que le résultat tangible du rapport Goldstone, c'est qu'Israël a enquêté sur les agissements de son armée, mais l'Etat hébreu a pour habitude de le faire après chaque intervention militaire. Le Hamas, en revanche, n'est pas une entité politique qui doit rendre des comptes à l'ONU ou au niveau international. Il n'a donc pas enquêté sur le comportement de ses troupes qui de toute façon ne constituent pas une armée légale, mais une guerilla. Les deux forces en présence ne sont donc pas de force ni de nature égales. Elles s'affrontent avec des armes différentes mais utilisent toutes deux l'opinion publique pour soutenir leur combat. Le rapport Goldstone a dans un premier temps été rejeté par Israël, ce qui a été une erreur stratégique. Il aurait plutôt fallu le contester point par point plutôt que le rejeter en bloc, ce qui est apparu comme une preuve du rejet du droit international par les Israéliens. La personnalité du juge Goldstone a également été sujette à caution étant lui-même juif. Dans l'ensemble, ça a été une erreur dès le départ de lui demander de rédiger un rapport car il a été attaqué de façon ad hominem, ce qui n'aurait pas été le cas avec un juge moins suspect de prendre parti pour des raisons personnelles.

DenisCharbit : Quand le rapport a été publié, on s’est demandé en Israël si la prochaine opération serait le test révélateur des leçons tirées – ou non – du rapport Goldstone. L’opération "Pilier de défense" a duré trop peu de temps pour faire étalon, et maintenant l’opération actuelle est davantage comparable en temps et en pertes. Avec 600 morts environ on risque d’attendre un résultat similaire à celui de Plomb durci. Plusieurs éléments indicatifs témoignent d’une prise en compte par Israël des avertissements du rapport Goldstone ou autres critiques émises à la même époque, même si au bilan on se retrouve toujours avec un bilan excessif, certes exigé par les conditions de la bataille.

Ces questions s’évaluent sur le plan juridique mais aussi de la légitimité : au plan juridique il s’agit de savoir si oui ou non les lois de la guerre ont été transgressées, tandis qu’au plan de la légitimité il s’agit de voir ce qu’en dit l’opinion publique et la presse internationale. L’écart peut être très large entre ce qui est légal mais n’est pas considéré comme légitime.

Netanyahou a manifesté à deux reprises, très clairement, qu’il préférait ne pas mener d’opération. A la veille de l’opération, après l’intensification des tirs de roquettes par le Hamas, le Premier ministre a déclaré qu’il était prêt "à garantir le silence en contrepartie du silence", or le Hamas n’a pas suivi cette recommandation. Israël a donc déclenché son opération sur la base de la légitime défense. Ensuite, lorsque les Egyptiens ont proposé un cessez-le-feu, Netanyahou a immédiatement adhéré au principe. Peut-être était-il convaincu que le Hamas refuserait ; il n’empêche que de fait il est apparu comme un partisan de l’apaisement.

Frédéric Encel : Disons que dans tout conflit dit asymétrique moderne, le "fort" pâtit de l'image négative que renvoient ses armes plus lourdes que celles du "faible", et surtout des images terribles des destructions. Dans le cas actuel, la défense balistique (Dôme de fer) et passive (sirènes, abris) d'Israël permet de très faibles pertes civiles, contrairement à ce qui se produit du côté palestinien. Quantité et puissance des frappes de Tsahal expliquent les nombreuses pertes civiles et militaires palestiniennes, mais aussi l'utilisation cynique des civils par le Hamas en toute circonstance.  

Concernant les chiffres, ceux des pertes israéliennes sont crédibles car l'Etat juif ne les cache pas ; l'opinion ne le tolérerait pas. En revanche, les pertes palestiniennes ne peuvent s'évaluer que par des ONG indépendantes ou l'ONU ; le Hamas n'a aucune crédibilité. En même temps, en temps de guerre, il est très fréquent que tel ou tel camps cherche à minorer ou majorer les pertes, soit les siennes, soit celles de l'ennemi. 

Comment expliquer aujourd'hui que de manière générale l'accent soit mis sur la responsabilité israélienne, et moins sur celle du Hamas ? Dans quelle mesure les chiffres avancés de part et d'autre en ce qui concerne le nombre de pertes humaines participent-ils d'une stratégie ?

Etienne Augé : En France, on a tendance depuis 1967 à considérer qu'Israël a une responsabilité plus importante dans les conflits au Moyen-orient parce que c'est un Etat fort disposant d'une armée puissante. On se préoccupe peu de savoir qui a raison ou tort, on observe qu'Israël possède une capacité de destruction très forte et tue donc beaucoup plus que ses adversaires. La communication du Hamas joue sur cet aspect et met en avant les victimes civiles des frappes d'Israël. En face, on ne peut pas rivaliser à moins de laisser les populations civiles sans protection. Le Hamas utilise pleinement les médias sociaux pour montrer les dégâts énormes causés par l'armée israélienne, en mettant l'accent sur les morts qui vont créer une forte empathie, comme les enfants et les faibles en général. On ne peut pas rester insensible aux morts palestiniens, surtout lorsqu'ils sont présentés avec une histoire qui provoque une puissante réaction émotionnelle. Le proverbe latin prévient "Vae victis", malheur aux vaincus. Dans le cas d'Israël, c'est l'inverse, malheur au vainqueur qui semble écraser de tout son poids un adversaire faible et sans défense.

Bien sûr, ce n'est pas toute l'histoire, loin de là, mais tant qu'Israël ne souffrira pas du même nombre de victimes que les Palestiniens, on peut douter qu'il parvienne à émouvoir les opinons publiques sensibles. Celles-ci sont attentives au sort d'une population présentée comme opprimée non par ses dirigeants, mais par Israël, le bouc émissaire idéal du malheur arabe. Bien entendu, Israël n'est pas en reste en matière de communication de masse et se présente également comme l'agressé qui minimise autant qu'il peut les dégâts humains en prévenant les populations avant les bombardements et en utilisant "Dôme de Fer" pour protéger ses civils. Parler d'une armée "morale" pour Tsahal, c'est à la limite du cynisme.

Au final, je pense que ceux qui sont convaincus que les Palestiniens sont les victimes sont renforcés par les deux stratégies de communication de masse des belligérants, de même pour les partisans d'Israël. Mais le plus important est de convaincre les indécis en montrant l'étendue de la souffrance que projette chaque camp. On a quitté le terrain de la raison depuis longtemps, on est dans l'émotion pure qui consiste à agresser l'opinion publique avec des images de grande souffrance pour la forcer à réagir. Il est possible que les deux stratégies combinées, palestinienne et israélienne, contribuent surtout à une certaine lassitude de l'opinion publique, agacée de voir que les deux camps ne trouvent pas de terrain d'entente. Cet horrible nouvel épisode de la guerre entre les Arabes et les Israéliens ne semble pas évoluer vers une solution, les deux camps continuant à utiliser les mêmes stratégies. Les forces en présence sortiront sûrement ex-aequo de la bataille de la propagande, mais ceux qui subissent ces agressions de part et d'autre, comme les enfants ou les civils en général, seront les grands perdants. Je pense souvent à la chanson "Russians" de Sting dans ce genre de situations, et j'espère que les combattants aiment également leurs enfants... Je pense que c'est un sentiment partagé en Occident, où la vie est confortable et la situation au Moyen-Orient n'est pas comprise mais déformée au prisme des propagandes qui orchestrent une haine assourdissante.

DenisCharbit : Qu’on le veuille ou non, l’asymétrie des forces joue au détriment d’Israël, puisque la sympathie va naturellement vers les plus faibles. Israël est un Etat démocratique installé, développé, qui prend la peine d’écouter et de contester les critiques. Je ne pense pas que Netannyahou soit considéré au niveau international comme un Poutine. Et même si on ne tient pas toujours compte du dilemme de l’armée israélienne, qui pour défendre sa population doit attaquer le Hamas qui se cache dans la population, Israël assume ses responsabilités liées à la force qu’elle emploie.

Le bilan des pertes joue beaucoup, également. Durant les 10 premiers jours, lorsque Tsahal s’est contenté d’attaques aériennes, l’idée selon laquelle d’un côté il y a des morts, et pas de l’autre, a été préjudiciable à Israël. Maintenant que l’armée israélienne enregistre des pertes, cela réduit un peu la critique faite à Israël. C’est tout à fait compréhensible, lorsqu’on voit des scènes de rue atroces, Israël ne fait pas le poids sur le plan émotionnel. Cependant si les pertes civiles et militaires sont aussi limitées du côté israélien, c’est parce que l’Etat a investi dans un système de protection extrêmement cher, et indirectement on lui en tient rigueur : pour susciter la sympathie au niveau international, il aurait fallu que les civils soient moins protégés… Parallèlement, on pourrait demander au Hamas pourquoi il n’a pas construit des abris pour protéger la population de Gaza.

Israël a multiplié les avertissements à chacune de ses frappes, ce qui rend son armée inattaquable sur ce point. Sur le plan de la communication, Israël ne donne pas le nombre de soldats morts tant que la famille n’a pas été prévenue du décès. Le Hamas, de son côté, veille à ne pas donner le nombre de ses pertes pour que le nombre global, mélangeant civils et militaires, soit indistinct. Un peu plus de 600 Palestiniens ont succombé, et sur ces 600 il y a malheureusement des pertes civiles, mais aussi des combattants.

Je précise une chose sur Israël : on y est plus sensible à la perte d’un soldat que d’un civil, car dans la majorité des cas il est très jeune, et n’était pas volontaire. A cet égard, la réaction de la population, qui perd un de ses "fils", est très intense.

A l'époque où le juge Goldstone a rédigé son rapport, que disait-on dans les médias du nombre de morts et de la nature des cibles ? En quoi les stratégies du Hamas et d'Israël ont-elles contribué à diffuser des informations erronées ?

Frédéric Encel : On disait que les victimes étaient nombreuses et majoritairement civiles. Ce qui était à la fois vrai et faux. Vrai s'agissant des civils, et en termes de chiffres dans l'absolu, car aucune mort violente n'est philosophiquement acceptable, a fortiori des dizaines. Mais faux relativement aux autres conflits prévalant à l'époque (et jusqu'à nos jours), dans la région comme ailleurs. Ainsi, cinq années après Plomb durci (2008-09), on doit constater que l'atroce répression d'Assad a déjà fait plus de victimes en trois ans que toutes les guerres israélo-arabes en soixante-cinq années !

Quelles étaient les conclusions du rapport sur les responsabilités des deux parties ? Au regard des faits, qu'en était-il réellement ? Hamas et Israël étaient-ils jugés sur le même plan ?

DenisCharbit : Dans ce rapport, Israël a été jugée plus sévèrement, mais la résolution lue par Katherine Ashton, qui demande à ce que le Hamas et la bande de Gaza soient démilitarisés, témoigne du fait que l’UE a pris acte de l’état de légitime défense d’Israël. Sur le plan humain, on comprend tout à fait que pour un Israélien il soit très mal vécu de se voir accuser de viser sciemment les civils palestiniens. Mais plus les civils sont touchés, plus la légitimité de l’opération est entachée, et donc ses jours sont comptés. Il y a trop de morts, et parfois l’armée israélienne pourrait se modérer, mais on ne peut pas dire que les pertes civiles fassent partie d’un calcul. Néanmoins ce n’est pas parce qu’on accablera le Hamas qu’Israël se trouvera dispensée de son obligation d’épargner autant que faire se peut les civils.

Frédéric Encel : Lorsque le juge parlait de crimes de guerre, il faisait très clairement référence aux Conventions de Genève qui interdisent de frapper des cibles civiles, même en temps de conflit ouvert. De ce point de vue-là, Israël était tancé pour avoir employé une force jugée disproportionnée au risque de provoquer des pertes civiles considérables. Le Hamas, lui, se voyait "accordé" bien moins de critiques en quantité mais dans des termes similaires. Goldstone lui imputait notamment l'intentionnalité de frapper des cibles exclusivement civiles, en l'espèce des villes et villages. Ce que le mouvement islamiste aurait eu du mal à démentir, Sdérot ou Ashkélon n'étant manifestement pas des bases militaires, pas plus que Tel Aviv ou Jérusalem aujourd'hui...

Au vu des événements passés peut-on s'attendre à ce qu'un nouveau rapport soit exigé ? Quelle crédibilité pourrait-on en attendre ?

Frédéric Encel : Possible, mais le contexte a changé. Le Printemps arabe est passé par là, avec la hantise des Occidentaux mais aussi des Russes et des Chinois de voir des régimes islamistes parvenir et/ou demeurer au pouvoir. Mieux : la fulgurante poussée des fanatiques sunnites de l'Etat islamique, en Syrie et en Irak, effraie désormais la quasi-totalité des chancelleries régionales et mondiales. Du coup, le Hamas, mouvement islamiste sunnite lui-même, est très isolé. Autrement dit, après la fin des combats, lorsqu'un cessez-le feu sera enfin effectif, il n'est pas certain que le Conseil de sécurité souhaite faire trop durement condamner Israël. En témoigne déjà la relative indifférence ou mansuétude des grandes puissances à son égard, voire le soutien assumé de... l'Egypte !

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