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Foules sentimentales : les époques lacrymales finissent mal, en général
©Reuters

Larmoyant

Fondre en larmes ? Eclater en sanglots ? Ne pouvoir retenir ses pleurs ? Quel rapport avec la criminologie (hors du chagrin, sincère ou pas, du condamné)

Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

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Eh bien si, rapport il y a - inquiétant pour l'avenir ; et avec la terreur, même. Mais l'établir nous impose de fonder un premier point (notre époque devient lacrymale) ; puis d'en exposer un autre (il y a des précédents - et ils font peur).

Commençons par le premier point. 

Rien que ces dernières semaines, des torrents de larmes ont été versés : (à tout seigneur, tout honneur) le nouveau président Macron (en privé, le soir des résultats) ; des meutes de sportifs, à tout propos ; "anéantie", Venus Williams sanglote ; de BFMTV à Télématin, des hordes de journalistes n'ont que leurs yeux pour pleurer ; Patrick Cohen quittant France Inter ; et Pierre Ménès, Anne-Sophie Lapix et Daphné Bürki. 

Et les people, donc ! Tous en larmes aussi (en vrac) des chanteurs et chanteuses, après des attentats ; Miss France ; Justin Bieber, Kirsten Dunst, Marie Lopez (de Fort Boyard), Florence Foresti et Stéphane Plaza. Hollywood tient son rang : Brad Pitt, Charlize Theron et Jennifer Lopez (pleurant sa "grossesse tardive"). Quoique rural, un suspect de l'affaire du Petit Grégory a vite pigé les codes du néo-monde et pleure comme une madeleine ; sur un autre continent, une idole transgenre est "émue jusqu'aux larmes". Et Mme Karine Lemarchand trouve "bouleversant, un homme qui fond en larmes".

Les sceptiques iront sur le site de "Closer" - les experts savent que c'est la Pravda du néo-monde de l'information - taper "en larmes" sur son moteur de recherches : ils seront illico submergés par le tsunami lacrymal.

Bref : l'époque est aux pleureuses.

C'est là que l'auteur sent l'inquiétude monter en lui. De vagues souvenirs d'anciennes lectures ; d'agacements passés devant d'analogues débauches de pleurs et bons sentiments ; les échos d'une ère elle aussi hypersensible et émotive ; dans laquelle à tout bout de champ, les larmes coulaient - en public. Une époque de belles âmes et de bons sentiments ; où l'on devait d'être "honnête et sensible" ; où tout devait vous toucher ; où un rien libérait des torrents de passions.

Bingo ! "Julie ou la Nouvelle Héloïse", de Jean-Jacques Rousseau. (Héloïse, comme la 'fiancée' d'Abélard, bien sûr).

Rappel pour tous ceux qui, effrayés par le pavé (Poche, petite typo, 450 pages...), manqueraient de références.  Saint-Preux (le précepteur) et Julie de l'Etange (l'élève) échangent par centaines des lettres dans lesquelles ils pleurent les tourments qu'ils s'infligent l'un l'autre  ; ce, parmi d'helvètes alpages (mais pas seulement). 

Ils s'aiment ! C'est impossible. Dès l'exergue "Et moi je l'ai connue, je reste ici-bas à la pleurer". Page 2, première lettre, les vannes s'ouvrent "quelques larmes furtives". Puis Saint-Preux veut se jeter aux pieds de Julie "et les arroser de ses pleurs". L'intéressée baigne en retour, de larmes, son papier à lettres. 

C'est vite l'inondation : le lecteur risque la noyade.

Publié en 1761 à Amsterdam, "La Nouvelle Héloïse" est un immense succès. 70 éditions de ce roman par lettres avant 1800 - la plus grosse vente du XVIIIe siècle. Dès lors, l'Europe sanglote. Des clones de "Julie" inondent les librairies. La bourgade suisse, source du torrent de larmes, devient lieu de pèlerinage. A la Cour de nos rois, les dames pleurnichent ; les aristocrates réfrènent de gros sanglots (mais leurs lèvres tremblent...).

La Bergerie du Trianon... le retour à la nature... Le bon sauvage ! Les années passent - jusqu'à ce qu'enfin, un dévôt de Jean-Jacques nommé Robespierre domine le Comité de sûreté générale et déclenche la Terreur. La Révolution tourne au bain de sang.

Les yeux pleins de larmes, suffoqués de bons sentiments, les futurs décapités n'avaient rien vu venir. Lisons-en pour preuve le sinistre rappel de Tocqueville dans L'ancien régime et la révolution : "Il est curieux de voir dans quelle sécurité étrange vivaient ceux qui occupaient les étages supérieurs et moyens de l'édifice social au moment même où la Révolution commençait, et de les entendre discourant ingénieusement entre eux sur les vertus du peuple, sur sa douceur, son dévouement, ses innocents plaisirs ; quand déjà 93 est sous leurs pieds : spectacle ridicule et terrible".

Les pleureuses d'aujourd'hui sont tout autant ridicules. 

Certes l'histoire ne repasse pas les plats ; il est bien entendu que comparaison n'est pas raison - mais tout de même, souvenons-nous que pour nous autres Européens, les effusions lacrymales s'achèvent mal, en général.

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