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Cannes, ce grand moment 
de paganisme
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Demi-dieux sur tapis rouge

Le Festival de Cannes s'ouvre ce mercredi 11 mai. Le tapis rouge est de sortie. Les stars également, prêtes à être vénérées par un public aveuglé par la "magie" du cinéma...

Clément  Bosqué

Clément Bosqué

Clément Bosqué est Agrégé d'anglais, formé à l'Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et diplômé du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il dirige un établissement départemental de l'aide sociale à l'enfance. Il est l'auteur de chroniques sur le cinéma, la littérature et la musique ainsi que d'un roman écrit à quatre mains avec Emmanuelle Maffesoli, *Septembre ! Septembre !* (éditions Léo Scheer).

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« Et puis ce soir on s'en ira
Au cinéma

Les Artistes que sont-ce donc
Ce ne sont plus ceux qui cultivent les Beaux-Arts
Ce ne sont plus ceux qui s'occupent de l'Art
Art poétique ou bien musique
Les Artistes ce sont les acteurs et les actrices »

Guillaume Apollinaire, Avant le cinéma, Il y a (1925)

A propos du Festival de Cannes, Clint Eastwood a parlé « d'enthousiasme », Gilles Jacob « d'effervescence », Frédéric Mitterrand - nul ne s'en étonnera - de « plaisir et de désir ».

Tout le jeu du Festival de Cannes est de faire croire qu'il s'agit de cinéma. Dans cette optique, on veut se persuader que c'est un moment de culture, combinant exigence artistique et passion pour un loisir réputé populaire. On va prétendre qu'une forme d'intelligence collective va faire émerger le meilleur art. On va parer chaque film de vertus réflexives et émancipatoires : car il faut toujours se libérer, n'est-ce pas, les Lumières nous ont appris l'horreur des jougs !

On va parler, comme dans la plus traditionnelle rhétorique monothéiste, de ce que ressent le spectateur individuel face à Dieu, pardon, au film, dans « le mystère de l'âme et la solitude du coeur » (Chateaubriand, le Génie du Christianisme). On ne manquera pas de pointer en sourcillant tout ce qui renvoie aux dimensions marchandes et médiatiques. On n'aura pas dit grand-chose.

Les stars : de petits Dieux à vénérer

L'étymologie grecque de cinéma est, bien entendu, mouvement. C'est donc une statuaire en mouvement qui va défiler à la montée des marches, Galatées mises en mouvement par le regard amoureux des milliers de Pygmalions que sont les spectateurs. En réalité, les stars sont nos petits Dieux et nous allons les vénérer. Pendant qu'il monteront les marches - ô abaissement, ô sauvagerie - nous allons les adorer ensemble, en criant, en pleurant, bref en perdant tout de la « dignité » qui nous est si chère. Les approcher, les toucher, donneront aux chanceux, excitation et surcroît d'être.

Car non seulement, à la vue de l'Acteur, réel et fiction semblent se superposer de manière troublante à l'esprit ; être en présence de la star, c'est en fait est être témoin d'une incarnation, d'une « présence réelle », comme lors de la transsubstantiation de l'Eucharistie. Mircéa Eliade aurait dit « hiérophanie », irruption du sacré. Gilles Jacob louait « la force d’un des derniers grands rites des mondes contemporains » dans la préface d'un ouvrage collectif publié en 2001, et dans lequel l'anthropologue Elizabeth Claverie compare l'apparition des stars à celle de saints (Aux marches du palais : le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales, 2001). Edgar Morin, lui, évoque des « vedettes impalpables [qui] quittent la pellicule. Et s'offrent au regard des mortels » (Pour une politique de civilisation, 2002). Rappelons qu'à la différence des musiciens en concert ou des footballeurs, les « stars » viennent à Cannes pour...ne strictement rien faire. Ou alors, pour faire le zouave sur le tapis, à l'image de Quentin Tarantino, prototype gamin, laid et vociférant de ce nouveau genre de déité devant lesquelles on se prosterne, entre fascination et crainte.

Bienvenue au cirque de Cannes

Comme souvent, il y a deux manières au moins de prendre la chose.

On peut s'en désoler et considérer avec Blaise Pascal qu'il y a un risque à trop prendre au sérieux le jeu, le « divertissement » par lequel l'homme « s'y échauffe et […] se pipe soi-même » (Pensées). Il nous éloigne trop du Bien. Tout ce non-rationnel, ces mascarades, ces abandons à des idolâtries passagères ont peut-être une utilité existentielle, mais ne sont en définitive que vanité, mensonge. Aujourd'hui, ce sont de petits maîtres de vertu, accrochés aux « sciences » sociales, qui prennent bien involontairement le relais d'un « credo in unum Deum » que ne renierait pas Benoît XVI, et prétendent nous ramener à notre salut. Pour eux, le cinéma doit nous donner des leçons de réel. N'avons nous pas trop consommé ? Nous sommes-nous assez mortifiés ? Au lieu de spectacle, de cette tentation superflue, ne devrions-nous pas nous préoccuper des vraies questions – qui sont, comme dirait Martine Aubry, « l'emploi et le pouvoir d'achat » ?

En vain l'on veut fuir ce coupable polythéisme : il devient pardonnable de chanter les louanges d'un Sean Penn, demi-dieu institutionnel s'il en est. Abonné aux récompenses et aux honneurs, journaliste intermittent intervieweur de Chavez et Castro, bienfaiteur humanitaire de la Nouvelle-Orléans et de Haiti, il interprète le protagoniste de This Must Be The Place de Paolo Sorrentino, en compétition cette année. A en croire le dossier de presse officiel du film, le personnage joué par Penn est une sorte d'homme-enfant qui voit la vie comme « pleine de belles choses ». C'est dire s'il est le versant raisonnable et inoffensif du Quentin Diablotino évoqué plus haut.

La magie du cinéma...

L'astronome le sait : jeunes et vieilles, blanches, jaunes, brunes, rouges et mêmes bleues, les étoiles ne font pas qu'être lumineuses. Elles rayonnent et magnétisent, elles attirent des corps qui gravitent autour d'elles. Le sociologue et philosophe Julien Freund fait le parallèle entre le lumineux et le « numineux », reprenant le terme créé en 1917 par le théologien allemand Rudolf Otto pour décrire cette sorte de halo de sacré qui se dégage des choses, hors du rationnel et de l'éthique.

Le Festival est d'autre part un rituel saisonnier. L'anthropologue écossais Sir James George Frazer (1854–1941) auteur en 1890 du Rameau d'Or, a montré l'importance des rites de fertilité, marquant le renouveau. Le temps est cyclique comme une pellicule de film qui se déroule et se rembobine. Le titre trouvait son origine dans une scène de l'Enéide, l'épopée de Virgile. Le festival n'a-t-il pas lieu tous les ans au printemps ? La « palme d'Or », symbole tiré des armoiries de la ville de Cannes, n'est-elle pas...ce rameau ?

Aussi va-t-on voir à la télévision les journalistes courir, suer, quémander, recueillir quelques gouttes de ce numineux impalpable, puis extatiques, remplis, bredouillant, répéter, traduire au téléspectateur la parole oraculaire. Dans le ciel, les constellations ont déjà des noms grecs. Sur le tapis rouge, les « étoiles » iront par deux, comme les dieux grecs. Fermant le cortège des dieux mineurs, des satyres, des Tarantino bossus et sautillants, des caméras cyclopiques, des nymphes, des muses, nous verrons Brad Pitt au coeur d'airain et Angelina Jolie aux yeux clairs - Brangelina - en Héra et Zeus chryséléphantins.

Et la marche de cette race d'immortels nous rendra heureux.

Dans notre paganisme nous sommes grecs, africains, chrétiens du moyen-âge.

Croyance, foi, religion, les mots peuvent sembler trop forts, renvoyer par trop à des institutions bien établies. Appelons simplement ce beau tableau de civilisation la « magie » du cinéma.

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