Farm To Fork : la stratégie agricole européenne vire à la calamité <!-- --> | Atlantico.fr
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Un agriculteur moissonne son champs de blé, à Démouville, en France.
Un agriculteur moissonne son champs de blé, à Démouville, en France.
©MYCHELE DANIAU / AFP

Alimentation de demain

L’université de Wageningen, aux Pays-Bas, a dévoilé une étude d’impact sur les prévisions liées à la stratégie agricole de l’Union européenne, « de la Ferme à la fourchette » (« Farm to Fork »). Une chute des productions et un doublement des importations alimentaires sont à prévoir.

André Heitz

André Heitz

André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.

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Philippe  Stoop

Philippe Stoop

Philippe Stoop est membre correspondant de l’Académie d’Agriculture de France, où il intervient sur l’évaluation des effets sanitaires et environnementaux de l’agriculture. 

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Atlantico : L’université de Wageningen, aux Pays-Bas, publie une étude d’impact sur les résultats à attendre de la stratégie agricole « de la Ferme à la fourchette » (Farm to Fork) de l’Union européenne pour parvenir à la neutralité carbone en 2050. Selon les conclusions de cette étude et d'après des informations de L'Opinion, une chute des productions et un doublement des importations alimentaires, et des conséquences néfastes pour l’environnement sont à prévoir. A en croire les conclusions de l'étude, quelles seront les conséquences, notamment sur la production ?

Philippe Stoop : L’étude de Wageningen estime que les objectifs de Farm to Fork entraineraient des pertes de rendement allant jusqu’à 30 % (pour la réduction des pesticides) et 25% (pour les objectifs de réduction de la fertilisation). Cette estimation est cohérente avec celles déjà réalisées précédemment (par exemple celle du Département de l’Agriculture américain, qui bien sûr ne voit aucun inconvénient à ce que l’un des concurrents agricoles des USA se saborde aussi efficacement). Un des éléments nouveaux et intéressants de cette étude est que les chercheurs de Wageningen ont aussi estimé les pertes de qualité qui résulteraient de la baisse de la protection et de la fertilisation des cultures. En combinant les effets économiques de la perte de production, et de la baisse de qualité des produits agricoles, ils estiment à 12 milliards d’euros par an la perte de valeur de la production européenne qui résulterait de l’ensemble des objectifs de Farm to Fork (réduction de l’emploi des pesticides et des engrais, développement de l’agriculture sur 25 % des surfaces, et retrait de 10% des surfaces actuellement productives).

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André Heitz : Pour décliner son Green Deal, son Pacte vert, dans le domaine agricole et alimentaire, la Commission européenne a produit le 20 mai 2020 une « stratégie "de la ferme à la table" » sous-titrée « pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l'environnement », donc censé cocher toutes les cases de la bien-pensance.

La bonne nouvelle est que ce n'est encore qu'un exercice sur papier !

Pour le volet agricole, on a prévu à l'horizon 2030 : de réduire de 50 % l'utilisation ainsi que les risques des pesticides chimiques ; de réduire de 20 % l'utilisation des engrais et de réduire de 50 % les pertes, comme la pollution par les nitrates ; de réduire les ventes d'antimicrobiens vétérinaires pour l'élevage et l'acquaculture de 50 % ; d'augmenter la part de l'agriculture biologique à 25% de la surface agricole utilisée (on est actuellement aux alentours de 8,5 %). Il y a par ailleurs des ambitions de renaturation et de désintensification de l'agriculture dans la stratégie en faveur de la biodiversité.

Farm2Fork comporte aussi un volet en aval avec, essentiellement, une ambition de réduire le gaspillage et de modifier les régimes alimentaires (cela présage une police de l'assiette...).

L'Union européenne va aussi devenir – évidemment – le phare éclairant le monde.

En fait, il y a eu des phares pointant vers les écueils sur lesquels l'Union européenne – et par effet domino d'autres parties du monde – va se fracasser si elle met sa stratégie en œuvre, avec succès s'entend. C'est ce qu'indique l'étude de l'Université de Wageningen réalisée à la demande de CropLife Europe et CropLife International (nous en avons eu un aperçu en octobre 2021).

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En bref, Farm2Fork est un désastre pour l'agriculture et l'économie européennes avec des effets collatéraux dans le reste du monde.

Ce que l'USDA pense de F2F (source – page principale).

L'Université de Wageningen avance des baisses de production à deux chiffres allant jusqu'à 30 % pour la pomme. Mais les modélisations et simulations sur un tableur sont une chose, la réalité sur le terrain en est une autre.

Par exemple, la jaunisse de la betterave propagée par les pucerons en 2020 a entraîné des pertes de rendement de 30 % en moyenne, et plus de 60 % localement. Imaginez l'impact que pourrait avoir une réduction drastique de la boîte à outils phytosanitaires des agriculteurs au nom de la réduction, non pas des risques comme l'écrit la Commission, mais des dangers en application d'un « principe de précaution » mal compris. Idem pour, par exemple, le colza que l'on sait très difficile à produire en agriculture biologique. La qualité, notamment sanitaire, des produits peut aussi être impactée. On produira peut-être plus de blé pour la cartonnerie et moins pour la boulangerie...

Les agriculteurs seront sans doute tentés ou contraints de modifier leurs assolements pour minimiser les risques phytosanitaires (s'ajoutant aux aléas du dérèglement climatique) et pallier l'accès réduit aux engrais. Nous verrons du reste dès cette année ce que produit l'explosion des coûts des engrais.

En résumé, cela pourrait être bien pire...

Nos voisins européens adeptes des objectifs et du projet Farm to Fork de Bruxelles ne vont-ils pas nuire au rendement agricole européen ? L’ambitieux projet des Verts allemands d’étendre à 30% la part du bio dans son agriculture et son alimentation ne risque-t-il pas d’être contre productif ?

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Philippe Stoop : Il est évident que, même pour les agriculteurs bio, le plan Farm to Fork n’est pas une bonne nouvelle. Avec l’objectif de pousser l’offre de production bio jusqu’à 25 % des surfaces, alors que la demande commence déjà à s’essouffler avec moins de 10% actuellement, Farm to Fork risque d’aggraver l’érosion des prix du bio qui inquiète déjà la filière. Mais ces effets contre-productifs ne sont pas seulement économiques : ils sont aussi écologiques. Au-delà de la promotion du bio, tous les objectifs de Farm to Fork visent à extensifier de force l’agriculture européenne, en imposant des réductions arbitraires d’intrants et de surface agricole productive. Cela au moment où les études d’impact montrent de plus en plus que l’impact environnemental de l’agriculture intensive est plutôt meilleur que celui de l’agriculture extensive, quand on le ramène aux quantités produites. C’est vrai pour les émissions de gaz à effet de serre, comme le montrent les analyses de cycle de vie (un fait reconnu implicitement en France par l’Institut Technique de l’Agriculture Biologique, qui est allé jusqu’à demander, heureusement sans succès, le retrait des analyses publiées par l’ADEME et l’INRAE). Mais aussi pour la biodiversité, comme le montrent les études sur le thème du « land sparing ». En effet, le gain de biodiversité entre les parcelles bio et conventionnelles est loin de compenser l’augmentation des surfaces qui seraient nécessaires pour produite la même quantité d’aliment en bio. Pendant que l’Union Européenne s’obstine dans la promotion du bio à tout va, le Royaume-Uni post-Brexit réfléchit à une stratégie basée sur les  travaux de l’écologue A. Balmford, qui préconise au contraire un positionnement raisonné du bio, là où il peut avoir réellement un effet positif sur la biodiversité, dans un cadre privilégiant globalement l’agriculture intensive raisonnée, pour optimiser la biodiversité en laissant plus de place pour les milieux naturels. 

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André Heitz : Mais on peut aussi être un brin optimiste.

Restons d'abord en France : réduire l'usage des pesticides de 50 % est une ambition du plan Écophyto lancé en 2008, sous la présidence Sarkozy, et « courageusement » maintenue pour le pourcentage mais reportée à 2025 sous la présidence Hollande.

Il y eut aussi l'ambition, dans la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement de porter la part de l'agriculture biologique à 6 % de la SAU en 2012 et 20 % en 2020. Le plan Ambition Bio 2022 de 2018 s'est fait plus modeste, mais est resté tout aussi irréaliste : atteindre 15 % de SAU en mode bio en 2022 (c'est-à-dire cette année...) et 20 % de produits bio en restauration collective publique.

Nous en sommes à 9,5 % de SAU, en partie grâce à des effets d'aubaine et des prix agricoles qui furent plutôt bas en conventionnel. Et plusieurs filières bio sont en crise, conjoncturelle selon les thuriféraires du bio, structurelle selon des observateurs plus réalistes.

Ce qu'en pense le JRC.

En Allemagne, la coalition « feux tricolores » a confié les rênes du ministère fédéral de l'Alimentation et de l'Agriculture et du ministère fédéral de l'Environnement, de la Protection de la Nature, de la Sûreté nucléaire et de la Protection des Consommateurs aux « Verts » Cem Özdemir et Steffi Lemke. Leur ambition est notamment de porter l'agriculture biologique à 30 % de la SAU, mais aussi, soyons fous, de la consommation alimentaire.

Cela se fracassera sans doute contre le mur des réalités. Lors du dernier grand événement – « Environnement et agriculture en plein essor – Lancer l'avenir dès maintenantsur la bonne voie ! » –, les deux ministres ont été instamment priés de dire comment ils allaient financer leurs réformes. Sans résultat !

Le problème, cependant, est que l'Allemagne sera certainement un grand supporter de la stratégie de la ferme à la fourchette.

D’autres études avaient déjà évoqué les résultats anticipés de cette politique agricole européenne Farm to Fork.  Toutes vont-elles dans le même sens ?

André Heitz : L'étude de l'Université de Wageningen n'est que la quatrième dans la même veine.

Elle a été précédée par : une analyse du Service de recherches économiques du Département Américain de l'Agriculture (USDA) ; une étude du Centre Commun de Recherche de la Commission Européenne, « Modelling environmental and climate ambition in the agricultural sector with the CAPRI model » (modéliser l'ambition environnementale et climatique dans le secteur agricole avec le modèle CAPRI) – que la Commission est accusée d'avoir gardée sous son coude pour la publier en catimini pendant les vacances d'été ; une étude de M. Christian Henning, de l'Université de Kiel, et M. Peter Witzke, EuroCare, Bonn.

Utilisant des démarches différentes, elles arrivent grosso modo aux mêmes conclusions.

Mais il y a, en face, des textes et documents qui affirment que Farm2Fork est possible, tel « La stratégie "De la fourche à la fourchette": une trajectoire d’innovation ambitieuse et réaliste pour le système alimentaire européen» de l'Institut du Développement Durable et des Relations Internationales » (IDDRI). La méthode Coué est souvent à l'œuvre. Dans le meilleur des cas, cela vient avec de considérables bémols, en particulier quant à nos régimes alimentaires.

Les quatre études critiques sont cependant centrées sur les volets agricole et économique et sont évasives sur d'autres sujets.

La pandémie de Covid nous a sensibilisés sur nos fragilités économiques. Les alertes quant à notre sécurité et souveraineté alimentaires n'en devraient être que plus stridentes. Pour notre position géopolitique et géostratégique, il suffit d'évoquer l'éventuelle nécessité de nous approvisionner chez un président qui, actuellement, n'est pas de bonne compagnie. Mais aussi la possibilité que nos voisins d'outre-Méditerranée soient tributaires de ce président pour éviter les émeutes de la faim et maintenir leur paix civile.

Le plus scandaleux dans cette affaire est à mon sens que cette Union européenne donneuse de leçons se dissocie manifestement de l'objectif de développement durable n° 2 des Nations Unies, Faim zéro, qui a également 2030 comme ligne d'arrivée.

Et, bien sûr, rien ne dit que de la ferme à la fourchette, et le plan allemand, atteindraient leurs objectifs environnementaux.

Comment expliquer que Bruxelles n'entende pas les critiques qui se multiplient sur sa stratégie européenne ?

Philippe Stoop : L’Union Européenne reste bloquée sur une vision de l’écologie datant des années 70, obsédée par les enjeux locaux (pollutions locales, biodiversité à l’intérieur des parcelles agricoles) au détriment des enjeux globaux (effet de serre, et biodiversité globale, mise à mal par les « importations de déforestation » générées par la demande des pays développés). Ce n’est pas propre à Bruxelles : la France a beaucoup contribué à imposer cette vision biaisée des enjeux de l’agroécologie, et le plan Farm to Fork est en quelque sorte un cumul des politiques françaises Ecophyto et Egalim. On y retrouve la même volonté d’extensifier de façon détournée l’agriculture, et le même jeu de dupes pour faire passer la pilule aux agriculteurs : prétendre que l’on peut compenser une réduction de production par une montée en gamme vers des productions certifiées, alors que l’on sait bien que les consommateurs ne sont pas prêts à payer leur alimentation plus cher. Sachant que d’autre part  que, malgré les intentions affichées, l’UE est bien mal armée pour imposer des « clauses miroir » qui empêcheraient l’importation de produits agricoles de pays moins regardants sur le plan écologique, une telle politique, sans objectif contraignant de changement de régime alimentaire des consommateurs, ne peut que conduire à une augmentation du recours aux importations. Alors que l’ADEME estime que la France ne produit qu’un tiers des bioressources (alimentation et bois essentiellement) qu’elle consomme, est-ce vraiment le moment d’imposer une politique décroissante pour l’agriculture française et européenne ? Les écologistes ont bien raison de dénoncer le manque d’ambition écologique de cette politique… mais ils ne le font pas pour les bonnes raisons !

André Heitz : Grande question de psychologie et de sociologie !

La Commission actuelle s'est fait élire sur un programme comportant beaucoup de « vert ». Ce « vert » est aussi fortement présent au Parlement européen, pas seulement par le parti qui se réclame de l'écologie. Au niveau national, et donc au niveau du Conseil européen, un certain écologisme est de bon aloi, que ce soit par conviction, par électoralisme ou par pusillanimité face à une « opinion publique » saturée par les messages catastrophistes sur les urgences climatiques, de biodiversité et autres.

Notons encore que l'accord de gouvernement néerlandais prévoit aussi de grandes ambitions de transformation de l'agriculture.

La Commission est aussi noyautée et fortement influencée par l'écologisme politique. Nous avons du reste le même problème en France.

Le militantisme des « ONG » est fort, bien organisé, bien financé, expert en communication et, à l'occasion, cynique. le Fond Mondial pour la Nature (WWF), a ainsi écrit, contre toute évidence : « Farm to Fork’s targets well within reach, confirms JRC study », les objectifs de la stratégie sont à notre portée selon le JRC...

En face, les représentants des parties prenantes économiques sont empêtrées, par exemple dans la nécessité de trouver un consensus entre intérêts plus ou moins divergents, d'utiliser des arguments factuels et rationnels et non émotionnels... voire gênés par la pauvreté de leurs moyens.

Quand des intérêts économiques, parfois considérables, sont en jeu, la recherche d'un terrain d'entente ou d'un compromis est souvent préférée à l'opposition frontale. Les manipulateurs d'opinion n'ont pas cette contrainte et bénéficient souvent du soutien des médias. Les « ONG » font du « plaidoyer » et les milieux économiques du « lobbying ».

Qu'a dit en bref le COPA-COGECA, l'organisation faîtière de l'agriculture européenne majoritaire , dans un premier temps : « […] la position du Copa-Cogeca a été d'accepter le principe de rendre la production alimentaire de l'UE plus durable, mais de demander une évaluation complète de l'impact des objectifs pour s'assurer qu'ils nous aideront à atteindre cet objectif tout en maintenant une agriculture européenne forte. »

Quant à Euroseeds, sans doute dans l'espoir de contribuer ainsi à la révision de la réglementation sur les OGM, elle laisse entendre que la création variétale pourrait compenser en partie les réductions de la production agricole. C'est un message plutôt malvenu et, pour ses objectifs, inopérant.

(Source)

Terminons sur une note d'espoir et un constat.

L'espoir, c'est que M. Julien Denormandie a déclaré avec force dans un entretien accordé à l'Opinion: « Nous devons défendre la mission nourricière de l’Europe». À supposer que M. Emmanuel Macron soit réélu – et qu'il écoute enfin la voix de la raison en matière agricole – et que M. Julien Denormandie soit reconduit dans ses fonctions, il y aura à Bruxelles un défenseur du réalisme et de la rationalité quand les choses sérieuses commenceront, quand la Commission européenne aura enfin produit ses études d'impact et proposé des mesures plus concrètes.

Le constat, c'est l'aphorisme de M. Olivier de Kersauson : « Toutes les idéologies politiques qui ont voulu modifier le monde paysan ont échoué parce que le monde agricole ne peut être géré par des théories. »

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