Fallait-il sacraliser le “moindre mal” que voyait Simone Veil dans la légalisation de l’IVG ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La France est devenue le 4 mars 2024 le premier pays au monde à inscrire explicitement dans sa Constitution l'interruption volontaire de grossesse (IVG).
La France est devenue le 4 mars 2024 le premier pays au monde à inscrire explicitement dans sa Constitution l'interruption volontaire de grossesse (IVG).
©Emmanuel Dunand / POOL / AFP

Le premier pays à le faire

La France est devenue le 4 mars 2024 le premier pays au monde à inscrire explicitement dans sa Constitution l'interruption volontaire de grossesse (IVG).

Jean-Eric Schoettl

Jean-Eric Schoettl

Jean-Éric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel entre 1997 et 2007. Il a publié La Démocratie au péril des prétoires aux éditions Gallimard, en 2022.

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Quelle est la portée du vote du Congrès le 4 mars 2024 ?

La liberté de la femme de recourir à l’IVG, telle que le Congrès l’a inscrite dans la Constitution (« La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse »), comporte une ambiguïté qui en rend la rédaction critiquable.

Pourquoi « garantie » ? Ce mot jette le trouble. Comme le relève le sénateur Philippe Bas, nous aurons dans la Constitution des « libertés garanties » et d’autres qui ne le seront pas. Quelle serait la différence entre les unes et les autres ?

Le Garde des sceaux a précisé que le mot « garantie » ne faisait pas de la liberté de recourir à l’IVG un « droit opposable ». C’est important, car ces propos ministériels s’incorporent au débat constituant et éclaireront au besoin l’interprétation que fera le Conseil constitutionnel de la portée de la nouvelle disposition. « Garantie » ou pas, cette liberté devra être conciliée avec les autres droits et libertés comme avec les autres exigences constitutionnelles (dignité de la personne humaine, clause de conscience, droit à la vie…). Rien n’est donc changé. Mais pourquoi alors s’être encombré d’un mot aussi ambigu que « garantie », qui suggère un « droit créance » plus qu’une liberté devant être conciliée avec d’autres libertés, droits, règles et principes de rang constitutionnel (la liberté de conscience des personnels soignants par exemple) ? C’est qu’il y avait un sous-texte…

Le Conseil d’Etat, sans attacher un sens normatif particulier au mot « garantie », lui a apporté sa caution. Il est pourtant contraire à la doctrine constante du Conseil d’Etat d’introduire une ambiguïté dans la Constitution… Où l’on voit que le Conseil d’Etat ne se borne pas à « dire le droit », mais est capable de compréhension politique…

Le texte voté dans par le Congrès est-il pour autant inutile ?

Le texte voté (en attribuant une signification non normative au mot « garantie ») se borne à dire que l’IVG s’exerce dans les conditions (et donc les limites) prévues par la loi. Il se borne à attribuer un brevet de constitutionnalité aux dispositions actuelles sur l’IVG. Mais ce brevet a déjà été décerné par le Conseil constitutionnel !

Nous disposons déjà d’une législation libérale et non contestée. Il n'y a aucun risque de "régression législative". Quelle famille politique porterait une telle mesure ? Déjà sur ce point, la France est aux antipodes des Etats-Unis.

Aucun des partis politiques représentés au Parlement ne veut remettre en cause la loi de 1975. Les partis veulent si peu la remettre en cause que le texte de 1975 a été modifié dans un sens toujours plus libéral par des majorités toujours plus conséquentes. En 2014, la notion de « détresse de la femme », pilier du texte de 1975, passe à la trappe. Son remboursement est total depuis 2013. Le délai obligatoire de réflexion d'une semaine est supprimé en 2016. Le délai de gestation au-delà duquel une IVG devient illégale a été sans cesse repoussé : en 2001 il passe de 10 à 12 semaines ; en 2022 il passe à 14 semaines. Ajoutons y, comme le rappelle Jérôme Roux dans Le Figaro du 6 mars, la suppression en 2001 du caractère obligatoire de l’entretien à caractère social, préalable à la décision des femmes majeures ou émancipées d’y recourir et de leur information obligatoire sur les droits, aides et avantages garantis aux mères et à leurs enfants ou sur la possible adoption d’un enfant à naître et l’extension en 2017 du délit d’entrave à l’IVG, au risque de violer la liberté d’expression, ce qui obligea le Conseil constitutionnel à émettre deux réserves interprétatives pour la protéger.

Aucun risque non plus de revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel. A compter de la loi Veil du 17 janvier 1975, le Conseil a admis (par quatre fois) les moutures successives, toujours plus permissives, de la législation sur l'IVG, en considérant qu'il ne lui appartenait pas, dans un tel domaine, de substituer son appréciation à celle du législateur.

Bien plus, par sa décision du 27 juin 2001, il a rattaché l'IVG à la liberté personnelle de la femme, protégée par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. C'est la remise en cause de l'IVG par la loi qui serait censurée !

La décision de la Cour suprême des Etats Unis de juin 2022 ne donne-t-elle pas à penser que la liberté de la femme de recourir à l’IVG mérite une protection constitutionnelle ?

La référence à la décision du 24 juin 2022 de la Cour suprême des USA (Dobbs vs Jackson women’s health organization), qui abandonne la jurisprudence Roe vs Wade de 1973, est inopérante dans le contexte français.

La Supreme Court a non pas déclaré l'avortement inconstitutionnel, mais jugé que, dans le silence de la Constitution américaine, l’IVG n’est ni garantie ni prohibée au niveau constitutionnel. C'est donc à chacun des Etats fédérés de légiférer comme il l’entend. Le propre du fédéralisme est en effet de confier au législateur local une compétence de droit commun, ce qui implique de lui laisser le soin de régler des questions parfois graves (la peine de mort par exemple). C’est au peuple de chaque Etat fédéré de trancher de telles questions. Il le fait au travers des représentants qu’il a élus ou par la voie du référendum. Il le fait selon sa sensibilité et son histoire propres. En matière d’IVG, la majorité des Etats maintiendront ou adopteront (certains l’ont déjà fait) des législations de portée au moins aussi libérale que la loi Veil. Il n’en demeure pas moins que le revirement de jurisprudence du 24 juin 2022 induit des disparités de législation entre Etats libéraux et Etats conservateurs sur la question de l’IVG. Si choquantes que soient ces disparités, c'est sur une question de compétence que la Cour suprême s’est prononcée. Or, la France est une République unitaire et non une fédération. Comme le relevait la commission des lois du Sénat, on ne saurait importer de ce côté de l’Atlantique un débat inhérent aux spécificités institutionnelles des Etats-Unis.

On nous explique, le Chef de l’Etat en particulier, que l’inscription dans la Constitution d’un droit aujourd’hui incontesté se justifie parce qu’ « on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve ». On conviendra que rien n’est jamais acquis dans l’histoire des nations. L’argument n’en est pas moins spécieux. Une France qui aurait changé à ce point que l’abolition de l’IVG soit réclamée par une majorité de parlementaires (et donc du corps électoral) et acceptée par le Conseil constitutionnel (pense-t-on à une France intégriste ?) aurait depuis longtemps jeté par-dessus bord notre actuelle Constitution et, avec elle, les précautions prises pour sauvegarder tel ou tel droit.

N’a-t-on pas évité des formulations plus radicales ?

La liberté de la femme doit être conciliée avec les autres exigences constitutionnelles, en particulier la protection de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation. Ce dernier principe s’opposerait à un avortement de convenance, alors que l’accouchement serait possible et que l’enfant serait viable et ne présenterait aucune pathologie.

Le Parlement a bien failli aller jusque-là dans un premier temps. Sous la pression de l’extrême gauche de l’hémicycle, il a été tenté d’instituer un droit à l’IVG inconditionné. Le texte voté par l’Assemblée nationale le 24 novembre 2022, à une large majorité (337 contre 32), disposait que « la loi garantit l'effectivité et l'égal accès au droit à l'interruption volontaire de grossesse ». C’était bouleverser l’équilibre obtenu avec la loi Veil et aller à l’encontre de la vision de Simone Veil : dans son esprit, l’IVG était un moindre mal qui ne devait pas être sacralisé et que le progrès des mœurs et de la médecine devait rendre inutile.

La formulation adoptée par le Congrès le 4 mars 2024, malgré l’ambiguïté introduite par le mot « garantie », va beaucoup moins loin que ces précédentes propositions de loi constitutionnelles déposées par la France insoumise et les écologistes en 2022 et 2023. La nouvelle disposition, comme je l’ai dit, peut être lue au contraire comme une simple validation constitutionnelle de l’existant. Si, comme l’affirme le Garde des sceaux dans les débats, la liberté nouvellement consacrée par la Constitution ne crée pas de droit opposable, la liberté « garantie » à la femme de recourir à l’IVG devra être conciliée avec les autres exigences constitutionnelles, notamment la clause de conscience des personnels soignants et la dignité de la personne humaine (laquelle interdit un avortement de convenance passé un certain stade de gestation). 

Il n’empêche : même ayant une portée purement déclamative, même poursuivant des fins banalement politiques, la nouvelle disposition constitutionnelle consacre la tyrannie du symbole et brouille notre système normatif. En ce sens, le gouvernement – et la grande majorité des parlementaires – transforment, en mars 2024, les essais de l’extrême gauche de 2022 et 2023.

Quelle est alors la visée de cette loi constitutionnelle ?

Elle est déclamative et politique.  

Mais attention aux dommages collatéraux : dans le camp présidentiel, la fuite dans le sociétal, avec l'idée tactique de pouvoir composer avec la Nupes sur quelque chose, accrédite l'image d'un pouvoir qui diffère le traitement des maux de la société française en se mobilisant sur des sujets virtuels. Il est significatif à cet égard que les propositions de loi constitutionnelle relatives à l’IVG, ainsi que la proposition de loi tendant à l’interdiction des corridas, aient occupé le Palais-Bourbon tout un 24 novembre 2022, alors que les missiles russes tombaient sur Kiev. Singulière hiérarchie des urgences.

Pourquoi cette surenchère pour inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution ?

Parce qu’en France, comme l’expose Anne Levade au club des juristes, nos responsables politiques parlent de réviser la Constitution chaque fois qu’ils entendent montrer l’importance qu’ils attachent à un sujet. C’est la posture qui est recherchée bien avant les effets. Aucune étude d’impact ne documentera d’ailleurs ces derniers. On est loin ici de l’éthique de la responsabilité. Et on n’est même pas dans l’éthique de la conviction : affichage, buzz et com, sur fond de pensée magique, prennent les commandes du processus décisionnel.

Défendre une cause de façon concrète est ingrat. L'inscrire dans le marbre constitutionnel paraît un geste historique. C'est une victoire symbolique dont on attend des dividendes politiques. C'est aussi une pratique propitiatoire. La révision constitutionnelle devient ainsi un substitut de l'action politique. Elle a ceci de séduisant qu'elle permet d'exprimer de hautes exigences, sans que – dans l'immédiat – cela coûte un euro de plus aux budgets publics ni un effort de plus aux administrations. Un rapport qualité prix de rêve, mais attention aux conséquences.

La principale est la prolifération des droits fondamentaux dans la Constitution. Comme le dit le Président du Sénat Gérard Larcher, la Constitution devient un catalogue de droits sociaux et sociétaux. Cet épanchement, pavé des meilleures intentions, fait naître des créances et suscite des doléances dont seul le juge, national ou supranational, fixera effectivement la portée.

Une conséquence débilitante de la surcharge de la Constitution en droits fondamentaux, surtout s’il s’agit de droits créances, est l’impossibilité pour l’Etat de les honorer pleinement compte tenu des résistances du réel et de l’insuffisance des ressources. Cette incapacité à « délivrer » à la hauteur des proclamations constitutionnelles suscitera frustrations, contentieux, ressentiment contre les institutions et désenchantement démocratique.

Elle fera cependant le bonheur des activistes qui chercheront soit à donner un sens maximaliste aux nouvelles dispositions constitutionnelles (ici, le mot « garantie »), soit à tirer comme conséquence de la révélation de leur portée limitée que l’on n’a pas été assez loin dans l’affirmation des droits et qu’il faut briser, par une exigence constitutionnelle supérieure, la résistance des forces réactionnaires.

L’inflation menace-t-elle la Constitution de la Ve République ?

La Constitution de la Ve République a déjà été modifiée 25 fois depuis 1958, dont 20 fois depuis 1990 (en comptant celle-ci), c'est-à-dire de plus en plus fréquemment. Et de plus en plus substantiellement. La révision de 2008 représente à ce jour un record, sur le plan quantitatif, mais aussi du point de vue qualitatif. Le projet de révision (inabouti) du précédent quinquennat allait battre ce record.

Comme le montre l'exemple américain, la norme suprême puise dans sa pérennité un ressort essentiel de son autorité. Une norme suprême versatile peut-elle être ressentie comme suprême ? Les lois ne doivent être touchées que d’« une main tremblante », disait Montesquieu. C’est encore plus vrai de la loi qui régit les lois, c’est-à-dire de la Constitution.

Le pli semblait avoir été pris aux débuts de la Ve République, puisque la Constitution ne fut modifiée, dans les trente premières années de son histoire, qu'à une poignée d'occasions, toujours capitales (élection du président de la République au suffrage universel direct en 1962, possibilité pour 60 députés ou 60 sénateurs de déférer une loi au Conseil constitutionnel en 1974), à chaque fois ponctuellement.

Ce temps est révolu. Au cours des trente dernières années, la Constitution se boursoufle de révision en révision. À chaque fois s'ouvre une sorte de concours Lépine du changement.

L’esprit originel de la Constitution de 1958, tel que défini par le général de Gaulle, était la nécessité d’assurer aux pouvoirs publics efficacité, stabilité et responsabilité. Les objectifs de la Constitution ont aujourd’hui muté, notamment du fait de ceux qui en sont théoriquement les gardiens. Ainsi, la finalité que lui assigne le Conseil constitutionnel sur son site aurait bien surpris le général de Gaulle : « La Constitution n'a pas pour unique objet de déterminer la forme de l'État, d'organiser les institutions et de déterminer les règles de production des normes. La Constitution est un acte fondateur par lequel une société se constitue une identité et décide de l'ordre sociétal voulu. » (voir Philippe Fontana, « Valeurs actuelles », 7 mars 2024).

A cette aune, la liberté d’avorter, voire le « droit à » l’IVG, trouvent leur place dans une Constitution revisitée par l’air du temps. En fait foi l’adoption par le Congrès, à une écrasante majorité (dix contre un), le 4 mars 2024, du projet de loi constitutionnel sur l’IVG. Non avenu le rapport sénatorial qui estimait cette constitutionnalisation « inopportune et inutile ». Jetés par-dessus bord les propos du président du Sénat pour qui « la loi fondamentale n’est pas un catalogue de droits sociaux et sociétaux ».

Qu’en penserait Simone Veil ?

Simone Veil s’était battue pour la légalisation – moyennant encadrement -  de l’IVG parce qu’elle voyait dans cette légalisation un « moindre mal ». Mais l’air du temps impose désormais de sacraliser ce « moindre mal ». D’en faire un droit fondamental. N’est-il pas l’expression de la liberté de la femme de disposer de son corps ?

Au fur et à mesure que le nombre d’IVG pratiquées en France augmente, l’avortement se banalise, devenant ce que Simone Veil ne voulait surtout pas qu’il devienne : un substitut à la contraception. Au lieu de s’interroger sur les causes de cette hausse des avortements, sur les problèmes sanitaires qu’elle pose, sur ses aspects démographiques, sur l’ignorance ou l’irresponsabilité qu’elle révèle et sur les possibilités de remédier à celles-ci, notamment en développant l’éducation sexuelle et la contraception, on constitutionnalise l’IVG.

La banalisation factuelle semble requérir une consécration principielle. Cette dernière est devenue un totem progressiste. Et s’opposer à la constitutionnalisation de l’IVG est dénoncé par les bien-pensants comme exprimant une hostilité à l’encontre de l’IVG elle-même, voire à l’encontre de la liberté de la femme.

A cet égard, l’indécence le dispute à l’imposture dans cette affiche de la France Insoumise montrant, au lendemain du Congrès du 4 mars, une Mathilde Panot radieuse adressant à une Simone Veil comblée un sourire de complicité bienveillante, avec le sous-titre : « Nous l’avons fait ». 

Non, Simone Veil n’a jamais rêvé de la constitutionnalisation de l’IVG. Je puis témoigner qu’elle lui aurait été hostile. En sa qualité de présidente du comité de réflexion sur le préambule de la Constitution réuni en 2008, elle n’avait pas souhaité amender la Constitution en matière sociétale. Elle était en revanche partisane d’inscrire dans la Constitution le respect de l’égale dignité de la personne humaine, ce qui ne va pas précisément dans le sens du droit à l’avortement.

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