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Europe : des djihadistes moins nombreux mais désormais plus déterminés
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Voie obscure

Le cas Mohamed Merah est-il totalement isolé ? En Europe, ils seraient quelques centaines comme lui, très discrets mais parfaitement déterminés. Ils s'engagent dans le djihad, de manières plus ou moins violentes, sans que les autorités ne comprennent les motifs d'une radicalisation qui reste souvent inexpliquée.

Yves Trotignon

Yves Trotignon

Yves Trotignon est analyste senior, spécialiste de la menace terroriste. Ancien analyste de la DGSE, il travaille désormais dans le privé.

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Atlantico : Plusieurs pays européens sont confrontés à la présence de djihadistes sur leur territoire. Sait-on combien ils sont en France et combien on en compte dans les pays voisins ?

Yves Trotignon : Il est très difficile d'évaluer leur nombre mais on estime qu’il y aurait quelques centaines d’individus réellement dangereux en Europe. Historiquement, on trouve des grosses cellules en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, au Benelux et dans une moindre mesure dans les pays scandinaves, notamment en Suède.

Lorsque l’on parle de djihadistes, il faut bien faire attention à les différencier en deux catégories. Il y a ceux qui vont soutenir la cause en donnant de l’argent, en accueillant des gens ou en fournissant des documents. Et il y a ceux qui qui vont directement mener des actions.

Aujourd’hui, en Europe, il n’y a plus de réseaux djihadistes opérationnels liés à Al Qaeda. La neutralisation de ces réseaux a commencé un peu avant le 11 septembre 2001 et s’est accélérée ensuite. A partir de 2004-2005, la pression sur les cellules européennes est particulièrement forte.

Les djihadistes liés à Al Qaeda qui sont toujours présents en Europe ne sont pas des opérationnels. Ils font du soutien idéologique, éventuellement logistique. On estime le nombre de djihadistes comme Mohamed Merah, autonomes et très radicalisés, à près de 200 personnes capables de passer à l’acte sur toute l'Europe.

Il existe d’autres exemples de cas comparables à Mohamed Merah en Europe : Glasgow en 2007 ou encore des Libanais en Allemagne en 2011. A chaque fois, ce sont des événements impliquant moins de monde et qui restent moins spectaculaires que ce qui s’est passé à Toulouse. Du coup, la presse se mobilise moins. Des gens sont régulièrement entendus, surveillés, éventuellement arrêtés. L’une des problématiques pour les forces de police étant que lorsqu’un individu, au sein d’un réseau, est appréhendé, tout le réseau devient invisible pendant plusieurs mois.

Les djihadistes, selon les pays, se construisent-ils en suivant les mêmes parcours ?

Les Allemands ont fait des études sociologiques qui montrent qu’il n’y a pas de profil type chez les individus qui s’engagent dans le djihad. Il n’y a pas que des personnes en échec scolaire ou appartenant à des familles monoparentales.

Il y a  par contre un cheminement commun. 95% des djihadistes sont originaires de milieux religieux musulmans. Les autres sont des convertis, extrêmement rares, qui se sont dirigés vers les voies les plus radicales. Ce sont plutôt de jeunes hommes et ils éprouvent un fort besoin d’en découdre.

Les combats, les obsessions, varient selon les origines familiales. Les nord-Africains s’intéressent très peu à la Palestine qui est une préoccupation propre à ceux qui viennent du Moyen-Orient. En Afrique du Nord, le rejet se dirige plus facilement vers la France et son soutien aux régimes en place dans la région.

L’entrée dans le djihad peut se comparer à une prise de conscience politique. Ces individus ont le sentiment que la société ne fonctionne pas. Certains faits historiques peuvent servir d’évènements déclencheurs. La guerre en Irak, des meurtres racistes ou encore des polémiques comme celle des caricatures de Charlie Hebdo ou de la loi sur le voile intégral en France. Cela ne veut pas dire que ces faits augmentent le risque terroriste mais qu’ils peuvent servir de motifs à ceux qui cherchent une raison de s’engager.

Une fois engagés dans la radicalisation, les choses se compliquent. Une personne peut par exemple être dans une voie très dure sans pour autant être violente. On trouve là des gens dont on ne sait trop s’ils sont des gourous, des recruteurs ou autre chose. Ils peuvent ensuite se rencontrer physiquement mais aussi sur Internet et là, il n’est pas toujours évident de surveiller, certains supports échappant à la surveillance.

Les politiques nationales de certains pays, à priori plus tolérants vis-à-vis des discours islamistes, comme ça a longtemps été le cas en Grande-Bretagne où les mosquées radicales étaient acceptées, ont-elles une incidence sur l’activité djihadiste ?

Oui et non. Les Britanniques ont longtemps été accusés d’acheter la paix sociale en tolérant la radicalisation religieuse tout en ayant un dialogue permanent entre les autorités et les chefs de communautés. C’était un moyen d’avoir un œil sur l’activité de ces groupes.

A l’opposé, en Espagne, en Italie ou en France, on ne tolère pas ce genre de choses. Une chape de plomb étouffe une grande partie des tentations radicales. Cela incite une partie des intéressés à se diriger vers l’étranger : la Grande-Bretagne, le Benelux ou même l’Irlande. C’est un moyen pour eux de pouvoir s’exprimer plus librement.

L’inconvénient de ce type de politique, c’est que ceux qui veulent se radicaliser le font en cachette et multiplient les activités clandestines. Ils deviennent particulièrement difficiles à surveiller. Les Britanniques ont longtemps estimé que les Italiens et les Français devaient de ce fait effectuer un travail de renseignement beaucoup plus compliqué.

Après les attentats de 2005 à Londres, tout le monde a bien dû faire le même bilan : aucun des modèles ne fonctionne à 100%. Rien ne marche parfaitement : ni l’intégration au sein du pays d’accueil, ni la répression, ni la médiation communautaire.

Tout le monde cherche un moyen de trouver une solution pour éviter que cette minorité de djihadistes ne passe à l’acte. Tout a été envisagé : aussi bien des solutions policières que de grands projets sociaux. Il y a une phrase, très naïve de George W. Bush, que j’aime bien : "Mais pourquoi ne nous aime-t-il pas ?" C’est désarmant mais intéressant : il y a un phénomène qui intervient à un moment chez des individus et les amène vers le djihad. Quoi ? On ne sait pas. Et personne n’a de solution.

Le voyage initiatique est-il systématique ? Est-il le même pour tous les djihadistes européens ?

Avant le 11 septembre et les guerres en Irak et en Afghanistan, il y avait des destinations différentes en fonction des populations concernées. Les Algériens par exemple, allaient plutôt au Yémen ou en Syrie. Les Britanniques d’origine pakistanaise allaient naturellement au Pakistan et en Afghanistan. Beaucoup de gens allaient en Egypte ou à Damas pour découvrir un islam fondamental, pas toujours à des fins djihadistes d’ailleurs. Parmi eux, certains allaient plus loin et rencontraient des gens peu fréquentables. C’est comme ça que des gens partis apprendre l’arabe sont revenus six mois plus tard en sachant tirer à la kalachnikov et au mortier.

A cette époque, l’organisation du monde, pour les djihadistes, était très simple. L’Europe était une zone de soutien. Il y avait des pays d’accueil comme l’Egypte et le Yémen. Le cœur du système était lui en Afghanistan et au Pakistan. Ils pouvaient alors s’entraîner très simplement dans ces derniers pays avant de mener une action forte au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Pour trouver un peu de calme, ils revenaient en Europe.

Tout a changé après le 11 septembre : la plupart des pays sont devenus des zones de guerre. En Europe, les réseaux ont été arrêtés. L’Irak, l’Afghanistan mais aussi le Pakistan se sont embrasés. D’autres filières, en Iran par exemple, ont été en partie interrompues. Les pays du Golfe sont devenus beaucoup plus attentifs aux mouvements de personnes suspectes.

De fil en aiguille, face à une pression sécuritaire plus intense, les groupes basés en Europe sont devenus beaucoup plus durs. A partir de là, ceux qui veulent aller jusqu’au bout ont été aspirés par deux aimants à djihad : l’Irak et l’Afghanistan. En Irak, c’était une boucherie : les étrangers étaient utilisés comme kamikazes et très peu d’entre eux sont revenus en Europe. En Afghanistan, ils se consacraient beaucoup plus à des activités de guérilla. Il y a également eu des échanges entre ces deux théâtres, les combattants des deux pays s’inspirant mutuellement.

Ces gens sont devenus beaucoup moins nombreux en Europe. Mais beaucoup plus dangereux et beaucoup plus motivés. Pour ne prendre qu’un exemple : presque aucun djihadiste n’est revenu de la bataille de Falloujah, en Irak, en 2004. Ceux qui ont été interceptés ont été parfois déportés, notamment aux Etats-Unis. Dans les pays européens, la répression s’est faite tellement forte, que beaucoup ont fui, par exemple vers le Pakistan.

Les cellules djihadistes sont plus petites et plus dispersées dans le monde. En dehors de l’Afghanistan et de l’Irak, qui sont de véritables zones de guerre, il n’y a pas de très gros contingents. On trouve des gens répartis depuis le Sahel jusqu’en Somalie. En Algérie, on ne trouve par exemple plus qu’un millier de guérilléros là où ils étaient 10 000 il y a 15 ans. Même chose en Europe et il est à priori peu probable aujourd’hui d’envisager une campagne terroriste comparable à celle de 1995.

Les djihadistes européens sont-ils totalement isolés les uns des autres ou communiquent-ils entre eux ?

Ils communiquent beaucoup via Internet. On observe sur la toile beaucoup d’émulation et de motivation. Peu de ces individus sont enclins à passer à l’acte.

Il n’y a plus de grands référents religieux comme il y en avait à une époque en Grande-Bretagne, au Benelux ou même en Espagne. Il y avait alors des gens qui étaient estampillés idéologues d’Al Qaeda qu’il était possible de consulter pour être conseillé sur les objectifs à cibler.

Ces personnes ont été remplacées par des sites Internet qui collectent et publient toutes sortes de fatwas, de communiqués, de biographies de martyrs. La communauté intellectuelle djihadiste est très active et vivace sur la toile. Elle produit des appels au djihad aussi bien en Syrie qu’en Somalie.

Ces communautés s’alimentent entre elles. L’un va produire un appel au djihad en Syrie avec quelques versets coraniques. D’autres vont le compléter. Le texte va ensuite circuler à l’infini. Le tout sans le moindre contrôle d’un individu placé à la tête de l’ensemble. Il n’y a plus d’idéologues clairement identifiés.

L’activité djihadiste est-elle plus présente en Europe qu’aux Etats-Unis ?

Il y a moins de djihadistes aux Etats-Unis. Il y a par contre un phénomène important outre-Atlantique : depuis un ou deux ans, de plus en plus d’Américains d’origine somalienne se rendent en Somalie pour rejoindre les Shebabs. A l’inverse, peu de Français d’origine algérienne rejoignent l’Algérie pour combattre dans le Sahel. En Allemagne, la radicalisation d’une petite minorité de musulmans turcs se rend elle dans un arc turcophone allant du Caucase à l’Asie mineure.

Ces gens ont toujours vécu dans leurs pays. Ils mènent une vie parfaitement normale jusqu’au jour où on les retrouve en train de mener des attaques dans des endroits aussi éloignés que l’Ingouchie ou au Kenya. Le mécanisme reste énigmatique.

Il est également intéressant de noter que les Etats-Unis, jusqu’en 2001, n’avaient pas de renseignements généraux comme en France pour surveiller les communautés. C’était anticonstitutionnel. Chez nous, les RG étaient très appréciés et considérés comme une spécificité française. Là-bas, toute surveillance focalisée sur une communauté spécifique pourrait être considérée comme raciste et retournée au cours d’un procès.

Propos recueillis par Romain Mielcarek

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