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Etat providence, immigration et Gilets jaunes : l’étude américaine explosive qui révèle la nature du dilemme politique français
©BORIS HORVAT / AFP

Politique

Dirigée par l'économiste Alberto Alesina, cette étude qui se penche aussi sur le reste de l’Europe montre que la corrélation entre contestation de l'État providence et immigration est forte.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Atlantico : Dans une nouvelle étude publiée en ce mois de février 2019 par le Institute of Labour Economics, les économistes Alesina (Harvard), Murard (IZA) et Rapoport (PSE) viennent confirmer l'hypothèse formulée par le même Alberto Alesina au début des années 2000, montrant un lien entre hausse des flux migratoires et baisse du soutien aux politiques de redistribution de la part des populations "natives". Dans quelle mesure le mouvement des Gilets jaunes peut illustrer ce paradoxe entre une demande de pouvoir d'achat et de redistribution, et un refus des politiques migratoires pouvant s'illustrer par une demande de "moins" de redistribution ?

Chloé Morin : Fondamentalement, nos recherches internationales montrent que nous avons un problème d’empathie avec certains groupes sociaux. Les fossés se creusent entre différentes communautés - par exemple, a peine plus d’un Français sur deux considère qu’un français musulman est un «  vrai Français » - c’est ce que l’on appelle la tribalisation. Or, la solidarité se nourrit de l’empathie. A la lumière de ces constats, il n’est donc a mon sens pas illogique que les société plus diverses sur le plan ethnique et/ou religieux soient également des sociétés où le consentement à la redistribution soit moins fort.
Mais pour comprendre et dépasser ce paradoxe que vous pointez, je pense qu’il faut aller au delà de cela, et interroger la manière dont nous pensons l’économie. Depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, on se demande pourquoi, alors que les Gilets jaunes portent une demande de justice sociale avant tout, la gauche dont c’est la valeur cardinale n’a pas su récupérer ce mouvement. Une partie de la réponse se trouve dans le fait que la gauche de gouvernement sort essorée du quinquennat de François Hollande, et n’a pas (encore) su regagner la confiance des Français. Une autre partie de la réponse est que le gaullisme social a pratiquement disparu de la droite au cours de ces dernières années. Son héritier, le séguinisme des années 90, ne s'incarne plus aujourd'hui au sein des LR alors que l'on peut constater une demande des électorats de droite, dans le monde anglo-saxon, pour une offre politique de cette nature. Mais je crois que plus fondamentalement, ce qui explique que ces discours de justice sociale à travers la redistribution peinent à être audibles depuis quelques années - car la crainte de la montée des inégalités n’est pas nouvelle dans notre pays -, c’est parce que le cadre du débat sur la justice sociale est un cadre malthusien.    
La plupart des gens ne pensent pas la justice de manière collective, ils la pensent à partir de leur propre expérience, en comparant leur situation personnelle à celle de leurs collatéraux, de leurs parents, ou à leur situation d’hier. Or, pour beaucoup, cette expérience est celle de la dépossession ou de la crainte du déclassement. Ils se trouvent, de manière intuitive, dans une situation de gestion de la pénurie, et transposent leur expérience à la situation macroéconomique de leur pays - c’est la raison pour laquelle la métaphore appliquée au budget de l’état de « gestion des deniers publics en bon père de famille » fonctionne aussi bien, alors qu’en matière de théorie économique cela n’a guère de sens.
Ceci posé, sous l’influence idéologique combinée des libéraux (à la suite de Reagan) et de l’extrême droite identitaire, les modes de raisonnement économiques dominants dans l’opinion sont, comme je l’indiquais, malthusiens : notre économie et nos ressources publiques sont considérées comme un gâteau qui rétrécit (ou du moins qui ne grandit pas), il s’agit donc de gérer la pénurie, pénurie d’emplois sur le marché du travail comme la pénurie de deniers publics. Dès lors, le débat ne porte plus, comme pendant les trente glorieuses, sur les droits nouveaux que nous pourrions conquérir, mais sur comment conserver nos droits, ou les voir baisser le moins possible. Dans un tel contexte, en appliquant toujours le même système de métaphores, la discussion se concentre sur « qui ne mérite pas » de bénéficier de nos services publics ou d’accéder à « nos » emplois. Et c’est ainsi que, pour beaucoup, la question de la justice sociale en est venue à se poser de manière identitaire : le groupe considéré comme le moins légitime est celui qui ne fait pas partie de notre cadre national. On en trouve évidemment d’autres : les « assistés », parfois certains groupes religieux, etc. 
Une partie des Gilets jaunes illustre bien cet alliage entre demande de justice sociale, et demande de « fermeture » à ces immigrés qui sont, dans l’opinion de nombreux pays développés, considérés comme un poids et non comme un atout. 


Nicolas Goetzmann : Alberto Alesina avait effectivement déjà formulé son hypothèse dans un livre paru en France en 2006 « combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l'Europe ». Il expliquait alors que la divergence des systèmes sociaux entre Europe et États-Unis s'expliquait par une différence de « fragmentation raciale », c'est à dire que l'homogénéité européenne permettait un plus large soutien de la population à des politiques de redistribution que cela n'était le cas aux États-Unis. Cette corrélation entre homogénéité de la population et soutien à la redistribution apparaissait en analysant les données de plus de 150 pays à travers le monde. L'avertissement d'Alberto Alesina, au début des années 2000, était de dire que la hausse des flux migratoires en Europe pourrait avoir pour conséquence de voir une baisse du soutien aux politiques de redistribution. Ce qui veut simplement dire que la solidarité est conditionnée aux contours de celle-ci. Cela peut effectivement se vérifier dans les offres politiques européennes sur la question des migrants, mais cela se vérifie également dans d'autres dimensions. Les Allemands ne veulent pas payer pour les pays du sud, les catalans ne veulent pas payer pour le reste de l'Espagne, et les européens s'opposent à l'immigration, notamment sur la base de la thématique de la redistribution. Parce que depuis la publication de ce livre, la crise économique est venue se glisser dans l'équation et a révélé le paradoxe que nous pouvons observer aujourd’hui avec les Gilets Jaunes. Un paradoxe qui s'est également illustré dans le cas du Brexit et de l'élection de Donald Trump. D'une part une demande de réduction des inégalités, et d'autre part, un rejet de l'immigration qui s'articule également avec une demande de baisse de la fiscalité qui est souvent perçue comme injuste, notamment parce que la redistribution profiterait aux immigrés de façon disproportionnée. Selon un sondage IFOP de la fin 2018, 71% des Français déclarent être opposés à l'idée que « Notre pays a les moyens économiques et financiers d’accueillir des immigrés ». Nous sommes donc confrontés à deux forces contraires, ce qui peut aussi expliquer l'apparente incohérence des revendications, et l'incapacité des partis politiques à s'ajuster à ces demandes.

Dans quelle mesure la question économique peut également peut s'appréhender au travers d'un rejet des "élites" d'une part, des "assistés" de l'autre, et dont l'expression peut se matérialiser, sous une forme d'antisémitisme d'une part, et d'un rejet des politiques migratoires, notamment en provenance du Moyen Orient, comme l'indique l'étude pré-citée ? 

Chloé Morin : La tentation de l’exclusion de certains groupes de la machine économique et de l’accès aux services publics me paraît naturelle (humaine) lorsqu’on pense l’économie de la manière dont je décrivais à l’instant. Si je pense que ma réussite économique n’est possible qu’au détriment de mon voisin, si je pense que ce que mon voisin consomme comme soins me lèsera, alors évidemment je vais chercher à exclure les groupes sociaux que je juge illégitimes, avec lesquels je ne me sens aucune valeur commune. Ici ce sont les immigrés venus d’Afrique du Nord et du Moyen Orient (mais pas les immigrés américains, par exemple) ou les musulmans, mais ailleurs cela peut être les homosexuels, ou les hispaniques (aux Etats Unis par exemple), etc. 
Dès lors, la vraie question est : comment parvient-on à développer une compréhension de l’économie qui ne soit pas malthusienne, et un récit qui permette à tout un chacun de comprendre des concepts (les externalités, par exemple) qui sont a priori contrintuitifs? A mon sens, seul un autre récit de l’économie permettrait de reconstruire une adhésion large aux politiques économiques - redistribution notamment - nécessaires pour satisfaire l’aspiration à davantage de justice. 

Nicolas Goetzmann : Ce lien entre conditions économiques et antisémitisme a déjà été établi pendant les années 30. Cela est d'autant plus navrant que les erreurs économiques post-crise de 2008 sont de même nature que celles qui ont été commises par la France et l'Allemagne au début de ces mêmes années 30. Entre attachement à l'étalon et culte de l'austérité, ce qui est la recette parfaite pour transformer une crise en dépression pour le cas de 1929, ou d'une crise en une stagnation décennale pour ce qui nous concerne. Dans de telles conditions, et avec de telles erreurs, il n'est pas étonnant de voir certaines catégories se mettre à la recherche de boucs émissaires.

Comment parvenir à transcender ce paradoxe, en apportant une réponse à la demande d'égalité de la population, tout en corrigeant cette baisse de demande de redistribution ? 

Chloé Morin : Il me semble qu’il n’existe pas de récit alternatif, dans l’opinion, à celui qui consiste à considérer que l’enjeu des temps présents et à venir consiste à gérer la pénurie (gérer les contraintes salariales, une dépense publique contrainte, etc) en excluant du champ de la redistribution ou des bénéficiaires des services publics ceux que l’on juge indignes d’appartenir à notre « communauté » (immigrés, « assistés » etc). 
Pour reconstruire le consentement dans nos systèmes de redistribution, il faut à mon sens repartir de la base, c’est à dire non seulement renouer avec l’idée de progrès social possible (mais quel progrès dans un monde fini, aux ressources naturelles limitées?), mais aussi tordre le cou à l’idée que notre économie et notre marché du travail fonctionnent forcément de manière malthusienne (c’est à dire ce qui est bon pour mon voisin est forcément mauvais pour moi), et reconstruire la confiance dans le système de redistribution lui-même, c’est à dire dans son efficacité (beaucoup pensent qu’il comporte trop de gaspillages et de fraudes), sa lisibilité (la plupart des gens trouvent la multiplicité des aides illisible), et sa progressivité. C’est un travail de long terme, qui est d’autant plus difficile à mener que nous nous trouvons dans une situation où le système aura beau fonctionner parfaitement 99% du temps, l’exception est prise pour la règle : donc le fraudeur social isolé sera vu comme la preuve que le système est plein de trous, et l’on retiendra les services publics qui fonctionnent mal et non ceux qui fonctionnent parfaitement bien.

Nicolas Goetzmann : Il existe plusieurs pistes, et celles-ci peuvent s'articuler. La première est une relance de l'économie sur le modèle anglo-saxon qui est seul à même de permettre de stabiliser les États providence européens. Ces systèmes de redistribution ont besoin de croissance pour être efficaces, et pour éviter qu'ils ne se transforment en enfer fiscal. Plus la croissance se tasse, plus les pouvoirs publics auront tendance à rehausser la fiscalité pour en assurer le financement. Alors que la croissance peut, à elle seule, stabiliser les comptes publics, et permettre une baisse progressive concomitante de la fiscalité. La croissance est donc la base de la solution. Ensuite, le cadre de la solidarité doit être mieux identifié. A ce titre, il est intéressant de noter que la revue américaine Foreign Affairs consacre son prochain numéro à la Nation, comme cadre politique permettant de transcender les différences internes au travers d'une appartenance commune. Parce que c'est la nation qui a donné naissance aux États providence. Si cette question de la nation ne pose aucune difficulté à des pays comme les États-Unis ou le Japon, le cadre européen tend à la neutraliser pour ce qui concerne ses membres, en l'espèce la France. Ce qui est sans doute une erreur, et une source d'angoisse supplémentaire pour la population. Politiquement, l'enjeu est que les partis soient capables de proposer un projet pour le pays qui soit suffisamment ambitieux pour entraîner une large majorité de Français. Et concernant l'immigration, il semble que les conséquences des décisions prises au cours de ces dernières années ont d'ores et déjà eu pour effet de voir les politiques migratoires européennes être modifiées. La présence d'une centaine de députés de l'AfD au Bundestag suite à la crise migratoire de 2015, l'apparition soudaine d'un parti d'extrême droite en Espagne, Vox, qui semble répondre à la hausse des flux migratoires en direction de l'Espagne, ont été des avertissements sérieux.  

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