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Etat d’urgence sanitaire : l’Etat de droit fragilisé par le coronavirus
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Lutte contre le Covid-19

Qu’il ne s’agisse pas d’une intention gouvernementale mais d’effets de bords n’y change rien, le défi de la préservation des libertés publiques face aux mesures visant à enrayer l’épidémie est là.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Jean-Philippe Derosier

Jean-Philippe Derosier

Constitutionnaliste | Professeur de Droit public à l'Université de Lille 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Didier Maus

Didier Maus

Didier Maus est Président émérite de l’association française de droit constitutionnel et ancien maire de Samois-sur-Seine (2014-2020).

 

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Atlantico.fr : L'état d'urgence sanitaire vient d'être mis en place mercredi par le gouvernement remettant en question l'état de droit (même si cela n'est pas le but du gouvernement) et nous mettant face à un défi de taille. 

Pensez-vous que cette décision est démocratique sur le plan juridique ? Le gouvernement a tout de même eu 43 habilitations à légiférer par ordonnances ...

Didier Maus : La crise du Coronavirus révèle une inadaptation de droit de crise à une crise sanitaire de l’ampleur de celle que nous connaissons. Alors que nous avons la loi de 1955 sur l’état d’urgence, adaptée à la suite des attaques terroristes de 2015, pour faire face à une crise de l’ordre public, rien de tel n’existait pour faire face à une épidémie généralisée. Il faut d’ailleurs reconnaître que les mesures à prendre sont totalement différentes et mobilisent des moyens d’une tout autre nature. Heureusement, le Gouvernement a pu commencer à agir sur la base de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique qui permet de prendre beaucoup de mesures d’urgences, mais il s’est immédiatement avéré qu’il fallait aller plus loin. Quant à ceux qui ont évoqué la mise en œuvre de l’article 16  de la Constitution,  ils ont simplement oublié que qu’elle nécessite « l’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels », ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui.

La loi du 23 mars 2020 qui instaure l’état d’urgence sanitaire, reporte la suite des élections municipales et habilite le gouvernement à prendre les ordonnances en question répond à une nécessité normative réelle. Cela ne signifie pas, pour autant, que toutes ses dispositions soient parfaites. Il est quand même remarquable que le Sénat, saisi en premier lieu, et l’Assemblée nationale ont suivi les règles habituelles de la procédure, y compris une longue réunion de la commission mixte paritaire chargée de mettre au point un texte d’accord entre les deux assemblées. J’aurais préféré - je l’ai dit - que l’un des présidents des assemblées saisisse le Conseil constitutionnel pour faire vérifier la conformité à la Constitution de l’ensemble des dispositions adoptées. Pour des rasions d’affichage personne n’a voulu le faire. Du coup cela ouvre la possibilité, à l’occasion de tel ou tel contentieux ultérieur, de soulever une question prioritaire de constitutionnalité.

Il est normal que le droit de crise d’une nature de celui que nous connaissons aujourd’hui réduise les libertés individuelles et collectives. Il serait anormal qu’il ne soit pas contrôlé.

Jean-Philippe Derosier : C’est une loi qui dépossède le Parlement, c’est indéniable. L’habilitation à légiférer par ordonnance ne concerne pas moins d’une cinquantaine de domaines ou sujets, sans que leur caractère provisoire ne soit clairement établi. Mais surtout, l’état d’urgence sanitaire, qu’il faut distinguer de ces habilitations, pourrait se révéler très préoccupant.

Il s’agit d’un nouvel état d’exception, inspiré de l’état d’urgence « sécuritaire », déclenché et modernisé après les attentats du 13 novembre 2015. Mais en réalité, il s’en éloigne nettement, avec des mesures encore plus attentatoires aux droits et libertés.

L’état d’urgence sanitaire peut être déclenché par décret en conseil des ministres, comme son homologue « sécuritaire ». Mais, d’abord, les raisons de son déclenchement sont aussi larges et que floues : « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». L’épidémie de grippe saisonnière, dont plusieurs milliers de personnes meurent chaque année, n’est-elle pas une « catastrophe sanitaire » qui met en péril, « par sa nature et sa gravité, la santé de la population » ? Une mention plus précise aurait été nécessaire, telle une catastrophe sanitaire « exceptionnelle », qui met en péril la santé « et la vie » de la population, ce qui permettrait d’exclure les épidémies pour lesquelles on dispose déjà d’un vaccin.

Ensuite, alors que la prorogation de l’état d’urgence sécuritaire requiert une loi, donc l’intervention du Parlement, après 12 jours maximum, le Parlement ne doit intervenir pour proroger l’état d’urgence sanitaire qu’au terme d’un délai d’un mois. Cela signifie que pendant un mois, l’Exécutif a toute latitude pour agir en vertu de cet état d’exception, sans que le Parlement ne puisse lui reprocher d’y avoir recours et y mettre un terme, ou sans qu’un débat démocratique sur le déclenchement d’un tel régime attentatoire aux libertés ne soit organisé.

Car, enfin, il confère de très nombreux pouvoirs au Premier ministre, qui sont des pouvoirs généraux, là encore en décalage par rapport à l’état d’urgence sécuritaire qui prévoit, pour l’essentiel, des pouvoirs individuels. Au contraire, l’état d’urgence sanitaire permet au Premier ministre de prendre des mesures de restrictions de la circulation, de confinement à domicile, « sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé » (ce qui est donc plus restrictif encore que le confinement actuel), de mise en quarantaine, de fermeture provisoire d’établissements recevant du public, etc.

La loi est donc démocratique, car elle a été votée par le Parlement, quoique dans des circonstances exceptionnelles. Elle est nécessaire pour faire face à la situation. Mais elle n’en est pas proportionnée pour autant.

Christophe Boutin : Il s’agit des conséquences du vote d’un projet de loi autorisant le gouvernement à décréter « l’état d’urgence sanitaire » et à procéder par voie d’ordonnance pour faire face à la situation causée par l’épidémie de COVID 19. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire dans vos colonnes, des textes permettaient déjà de mettre en œuvre un état d’urgence, et en instaurer un nouveau type ne s’imposait peut-être pas. Le gouvernement en a décidé autrement, peut-être pour avoir sur certains plans une plus grande marge de manœuvre, mais c’est bien le Parlement démocratiquement élu qui lui en a accordé la possibilité. Le respect des règles démocratiques dans l’instauration de cette procédure paraît donc difficilement contestable. 

Comment éviter juridiquement les atteintes à l'état de droit avec cette mesure d'état d'urgence sanitaire ?  Comment les limiter ?

Didier Maus : Comme pour les autres situations de crise,  il convient d’adapter les techniques juridiques aux exigences de la lutte contre l’épidémie galopante. Ce qui est important tient en deux considérations :

1) la prolongation de l’état de crise sanitaire au-delà des deux mois prévus par la loi du 23 mars appartiendra au Parlement, après un débat ouvert et contradictoire ;

2) les recours devant les tribunaux demeurent possibles, en particulier à travers les procédures d’urgence, aussi bien en matière pénale qu’administrative ou civile. Le législateur a même prévu que les recours contre les mesures individuelles ou collectives prises en vertu de l’état d’urgence sanitaire seront jugées selon les règles du « référé suspension » ou du « référé liberté », c’est-à-dire très, très rapidement. Ceci constitue une réelle garantie pour les citoyens.

Jean-Philippe Derosier : Il faut que le juge et le Parlement redoublent de vigilance. De nombreux contentieux vont naître, c’est certain. Le juge, surtout le juge administratif et, en particulier, le Conseil d’État, devra accomplir son office en étant totalement impartial et, tout en admettant le caractère exceptionnel de la situation, en étant soucieux des droits et des libertés de chacun, en particulier les plus démunis et qui pourraient particulièrement souffrir des diverses mesures qui ont été et qui seront prises. Le Conseil d’État a déjà statué sur un recours, dimanche dernier, relatif au confinement. Il a refusé de le renforcer, tout en validant les mesures actuelles (c’était avant l’entrée en vigueur de la loi) et en demandant au Gouvernement de clarifier certaines décisions.

Le Parlement, quant à lui, continue de fonctionner et il ne saurait s’arrêter. Il doit poursuivre son travail de contrôle et suivre toutes les mesures qui seront prises au cours de cette période, car tel est son rôle. Il est sage, d’ailleurs, que la loi ait prévu que l’Assemblée nationale et le Sénat sont informés, « sans délai des mesures prises par le Gouvernement au titre de l'état d'urgence sanitaire » et qu’ils peuvent « requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures ». Des missions d’information spécialisées et sectorielles pourraient être créées au sein des diverses commissions parlementaires compétentes, pour suivre également la mise en œuvre des ordonnances qui vont être prises.

Enfin, il est compréhensible que la crise sanitaire requière des adaptations, y compris au sein de nos institutions. Mais cela ne saurait déboucher sur leur interruption ou quasi-interruption et il ne serait pas admissible que des mesures générales soient prises au sein des assemblées pour limiter, de façon coercitive, le nombre de députés et de sénateurs présents au Parlement. Une telle mesure ne peut résulter que d’une bonne entente entre les groupes, non d’une obligation à leur égard : les parlementaires sont chez eux au Parlement et ils doivent pouvoir s’y rendre pour accomplir leur mission de représentants de la Nation.

Christophe Boutin : Deux grandes précautions ont été prises. La première concerne l’état d’urgence sanitaire lui-même. Déclaré par un décret en conseil des ministres, il est établi pour un délai maximum de  douze jours, au-delà duquel sa prorogation ne peut être autorisée que par une loi qui devra en fixer la « durée définitive » – formule avouons-le assez étonnante et qui laisse entendre qu’il puisse y avoir nouvelle prorogation. Mais l’Assemblée nationale et le Sénat, informés des mesures prises par le gouvernement comme de l’évolution de la crise, pourraient refuser cette dernière. Par ailleurs l’état d’urgence sanitaire est lié aux pouvoirs en place au moment de son instauration : il disparaît 15 jours après la démission du gouvernement ou la dissolution de l’Assemblée nationale.

La seconde précaution concerne les mesures administratives, privatives de liberté ou non, qui peuvent être prises par trois autorités principales : le Premier ministre, le ministre de la Santé et les préfets. Elles doivent, pour les mesures privatives de liberté, être « proportionnées aux risques encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu », et les éventuelles réquisitions doivent elles en sus donner lieu à indemnisation. Le tout sera contrôlé par un juge administratif  sensible à ce qu’un équilibre soit respecté entre les nécessités de la protection de l’ordre public et la défense des libertés individuelles. Ce n’est peut-être pas parfait, mais ce n’est pas rien.

Un doute persiste par contre sur la fin de l’application des mesures administratives. Il est « mis fin sans délai aux mesures mentionnées dès lors qu'elles ne sont plus nécessaires ». Mais qui sera juge, finalement, de cette fin de l’état d’urgence sanitaire ? Le nouveau « comité scientifique » qui doit rendre « public périodiquement » son avis sur les mesures du gouvernement présentées au Parlement comme sur les mesures générales prises par le Premier ministre jouera certainement un rôle. Mais le Parlement devra aussi jouer pleinement le sien, pour que le politique ne soit pas remplacé dans cette mission essentielle par des scientifiques qui n’ont pas de légitimité démocratique.

Eric Verhaeghe : Votre question est amusante, car elle suppose qu'il puisse exister des mécanismes de contrôle de l'État dans un moment où l'État se déclare tout puissant et s'arroge de nombreux pouvoirs. La loi sur l'état d'urgence sanitaire, dont personne ne connaît le contenu dans le grand public, tant les esprits sont accaparés par la maladie et l'angoisse de mourir, de ce point de vue, confie à l'Assemblée Nationale et au Sénat le soin de s'assurer que la dérive autoritaire n'est pas disproportionnée. Mais rien ne nous prouve que nous n'avons pas mis les doigts dans un engrenage du même ordre que les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Avec une nuance toutefois : plus personne n'écoute le gouvernement, et plus personne ne s'en soucie. Regardez la mise en application du confinement : je n'ai personnellement rencontré aucun policier depuis une semaine. Dimanche dernier, j'ai fait une escapade en Seine-Saint-Denis pour faire un plein d'essence. J'ai emprunté l'autoroute A3 jusqu'à Aulnay-sous-Bois : pas un policier sur tout le trajet. Et depuis ce jour, je n'en ai croisé aucun. J'habite pourtant l'un des quartiers les plus peuplés de Paris. 

Cette décomposition rapide de l'État me paraît être la meilleure garantie du respect de l'État de droit. L'Assemblée vote des lois, mais l'État n'est plus en position de les appliquer. Il est évident que les forces de l'ordre ont rejoint les Français sur leur Aventin, comme dirait Michel Maffesoli. Tout le monde laisse le gouvernement pérorer. Plus personne ne l'écoute. Regardez l'affaire de la chloroquine : le gouvernement a pigné et tempêté, mais ces gesticulations n'intéressent personne. Didier Raoult et ses confrères font en bout de course, ce qu'ils veulent. L'État n'a guère les moyens de faire respecter ses règles aujourd'hui. 

Un second projet de loi organique a été mis en place - et suspend les délais d'examen des questions prioritaires de constitutionnalité jusqu'au 30 Juin - sans que le conseil constitutionnel n'ait été considéré. Pourquoi ? Qu'est-ce que cela dit de la gestion de la crise par le gouvernement ?

Didier Maus : Le Conseil constitutionnel a statué le 26 mars à propos de la loi organique suspendant les délais en matière de question prioritaire de constitutionnalité. Sa décision de conformité apporte trois éléments importants : 

1) il existe des « circonstances particulières » qui justifient que certains délais de la procédure législative ne soient pas respectés, mais la loi a été adoptée dans le respect des autres règles habituelles ;

2) la loi n’a d’effet que jusqu’au 30 juin prochain, sauf évidemment à ce qu’elle soit prolongée dans l’hypothèse d’une situation sanitaire non stabilisée ;

3) cette suspension des délais ne remet en cause ni la possibilité de soulever une QPC ni celle pour les juridictions concernées (Cour de cassation, Conseil d’État et Conseil constitutionnel lui-même) de statuer dès que possible.

Christophe Boutin : Ce que vous annoncez est contestable, parce que s’agissant d’un projet de loi organique le Conseil constitutionnel est obligatoirement consulté, et qu’il a d’ailleurs répondu dans sa décision 2020-799 DC du 26 mars. Je le cite : « Afin de faire face aux conséquences de l'épidémie du virus covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, l'article unique de cette loi organique se borne à suspendre jusqu'au 30 juin 2020 le délai dans lequel le Conseil d'État ou la Cour de cassation doit se prononcer sur le renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel et celui dans lequel ce dernier doit statuer sur une telle question. Il ne remet pas en cause l'exercice de ce recours ni n'interdit qu'il soit statué sur une question prioritaire de constitutionnalité durant cette période. »

Quant à ce que dit ce choix de la méthode gouvernementale, reconnaissons qu’il s’agit simplement d’éviter que des délais obligatoires dans lesquels les hautes juridictions doivent se prononcer ne puissent être tenus du fait de l’épidémie, et nullement d’empêcher que des recours ne soient déposés. Cela relève de ce que va faire le gouvernement dans de nombreux autres domaines : assouplir un droit qui, sinon, conduirait à des blocages et à des contentieux, que ce soit en matière de consultation du public d'une décision administrative, pour les délais de nullité, de caducité, de prescription, de déchéance d'un droit, ou pour la tenue des assemblées générales de copropriétaires.

Ces décisions juridiques ont, de fait, des effets - qui peuvent être négatifs - sur l'économie du pays et sur les individus. Est-ce que tout est justifiable ? Ces décisions juridiques peuvent-elles prendre le pas sur ces deux paramètres (économie + individus) ? 

Jean-Philippe Derosier : Il faut que les pouvoirs publics soient plus transparents et plus cohérents dans leurs discours. Cette absence de cohérence a été la cause du dysfonctionnement démocratique qu’ont connu les élections municipales, au premier tour car le message a été « on ferme tout, il faut rester chez vous, mais allez voter en restant prudent ».

L’arrêt quasi-total du pays va avoir des conséquences importantes sur notre économie et sur celles de très nombreux pays dans le monde. Le Gouvernement en a conscience, puisqu’il a d’ores et déjà pris des mesures pour y faire face. Mais les messages ne sont pas toujours clairs, car l’on ne mesure toujours pas la gravité de cette maladie. C’est le rôle des responsables politiques d’éclairer la population et de justifier les mesures qu’ils prennent, tout en les limitant à ce qui est strictement nécessaire.

Eric Verhaeghe : Je ferais une réponse en deux temps. D'abord, j'aimerais parler de ce qui est souhaitable. Et bien entendu, en situation de crise urgente, spécialement de crise sanitaire, il est indispensable que la société ait les moyens de contraindre ses membres à certains comportements qu'elle ne pourrait pas imposer en temps de paix. C'est le principe de ce qu'on appelle la violence légitime dont l'État est dépositaire, dans sa fonction de protection du groupe face aux événements. Mais à côté de ce constat, il y a la réalité présente qui est différente. D'abord, la situation est complexe à gérer, parce qu'elle imbrique quatre crises profondes : une crise sanitaire, qui est peut-être la seule dont les Français aient une claire conscience aujourd'hui, une crise d'approvisionnement, dont la chute des prix pétroliers est la cristallisation la plus profonde, et une crise systémique, celle de l'hyper-capitalisme contrôlé par les GAFAM, qui "confisquent" une part importante de la valeur ajoutée dans le monde. Ces trois crises se complètent, en France, par une crise politique majeure, où la légalité de l'État n'est plus soutenue par une légitimité du gouvernement. Dans sa psycho-rigidité, caractéristique de l'énarchie, Édouard Philippe a l'illusion de pouvoir régler par la légalité les effets de ces 4 crises différentes. C'est une illusion qui ne mènera à rien, car ceux qui sont méprisés et foulés au pied depuis 2017, tous ceux qui se mettent en grève, qui défilent dans les rues en vain, ont décidé de se retirer sur leur Aventin, et de ne plus aller travailler. Cette abstention va casser les reins de notre économie et mettre le système de production par terre. 

Comment distinguer ce qui relève de la nécessité sanitaire et ce qui relève d'un réel danger car pas assez encadré ? Ne sommes-nous pas en train de tomber dans une psychose qui pourrait un jour se retourner contre la démocratie ?

Didier Maus : Le risque de vouloir utiliser l’état d’urgence sanitaire au-delà de son strict objet existe. Plusieurs garde-fous ont été institués. L’état d’urgence sanitaire est provisoire et à très court terme. S’il est nécessaire de le prolonger au-delà du 23 juin, une autre loi sera indispensable. De plus le Parlement, qui doit être informé « sans délai » des mesures prises et qui a le pouvoir de « requérir toute information complémentaire » s’organisera, selon des pratiques propres à chaque assemblée, pour exercer une surveillance attentive de l’action du Gouvernement et des pouvoirs renforcés dont il vient d’être doté. La presse doit également remplir sa mission d’information et d’alerte.

La démocratie demeure un subtil équilibre entre les « temps normaux » et les « temps exceptionnels ». Mieux vaut organiser l’exceptionnel que de laisser l’arbitraire combler le vide.

Jean-Philippe Derosier : Il est difficile de répondre à cette question, aujourd’hui, mais tâchons de ne pas céder à la psychose et demandons des éclaircissements. Ils doivent être apportés, que ce soit dès maintenant ou plus tard, une fois la crise passée et lorsque le Parlement cherchera à en tirer les leçons. En tout état de cause, c’est à lui de contrôler l’action du gouvernement, pour peu qu’il ait l’information et les moyens de le faire. Et il doit le faire dès à présent, car, si les mesures liberticides devaient durer davantage, il appartiendra au Gouvernement d’en expliquer clairement les raisons, au risque, sinon, de créer un grave précédent : prendre des mesures extrêmes et générales, face à une situation qu’il ne maîtrise pas lui-même et qui ne suscite pas une unanimité de la part des experts en matière médicale. Certes, c’est le propre de l’état d’urgence : il est attentatoire aux libertés publiques, mais il ne dure pas. Pendant qu’il dure, les électeurs, les parlementaires, les juristes, les médias doivent rester vigilants.   

Christophe Boutin : Le risque n’est jamais inexistant de voir un pouvoir jouer sur les peurs pour porter atteinte à ces libertés qui viennent le limiter. Or force est de constater, par exemple, que les médias mainstream portent sans finesse la parole officielle, et que le parlement, « fait majoritaire » oblige, est lui aussi un bien piètre contre-pouvoir. Le risque porte en fait sur deux points essentiels.

Le premier, actuel, est l’effet de la multiplication des règles. « Le souverain – écrivait Alexis de Tocqueville du despotisme moderne - étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliqués, minutieuses et uniformes ». C’est ce que nous avons, avec des règles dont l’incohérence est parfois évidente, tant dans leur rigueur absurde envers certains que dans les surprenantes exemptions dont bénéficient d’autres, tant dans leur excessive minutie formaliste pour certaines que, pour d’autres, dans l’absurdité de formule vagues laissant la porte ouverte aux interprétations arbitraires faites par les autorités chargées de les faire appliquer. On se demande s’il ne s’agit pas simplement d’habituer les gens à obéir, y compris en testant leur capacité de (non) réaction par des mesures inutilement vexatoires.

Le second risque, à venir, est celui de voir une oligarchie profiter du traumatisme que ne peut manquer de créer le passage de la pandémie et ses conséquences humaines, sociales ou économiques, pour engager dès la sortie de crise, en profitant de la stupéfaction, au sens propre, des citoyens, des réformes prétendument destinées à empêcher qu’une telle crise advienne à nouveau, mais dont le seul vrai objectif serait de lui donner plus de pouvoir encore. Une sorte de fuite en avant du progressisme européiste et oligarchique. Et le plus grand danger que le COVID-19 fait courir à nos sociétés est peut-être là.

Pour retrouver sur Atlantico l'analyse du député LR Philippe Gosselin sur l'état d'urgence sanitaire, cliquez ICI

Pour retrouver sur Atlantico l'analyse d'Eric Verhaeghe sur les conséquences de la crise du coronavirus sur la fonction publique, cliquez ICI

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