De la puissance militaire à la puissance économique, permanence de l’impérialisme allemand<!-- --> | Atlantico.fr
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Le chancelier allemand Olaf Scholz lors d'une conférence de presse.
Le chancelier allemand Olaf Scholz lors d'une conférence de presse.
©Nikolay DOYCHINOV / AFP

Emprise de l'Allemagne

À travers son contrôle de l’appareil décisionnel dans la politique énergétique de l’UE, l’Allemagne verrouille les solutions optimales, même jusque dans la transmission énergétique de la propulsion maritime.

Samuel Furfari

Samuel Furfari

Samuel Furfari est professeur en géopolitique de l’énergie depuis 20 ans, docteur en Sciences appliquées (ULB), ingénieur polytechnicien (ULB). Il a été durant trente-six ans haut fonctionnaire à la Direction générale de l'énergie de la Commission européenne. Auteur de 18 livres.

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Ernest Mund

Ernest Mund

Ernest Mund est ingénieur civil mécanicien-électricien et docteur en sciences appliquées de l’ULB. Actuellement directeur de recherches honoraire au FNRS et professeur extraordinaire émérite à l’UCL, ses travaux scientifiques ont été consacrés au transport des neutrons et à la physique des réacteurs nucléaires. Il est l’auteur et co-auteur d’une centaine d’articles scientifiques sur ces sujets ainsi que de deux livres de mathématiques appliquées.

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L’Allemagne a eu et a des intérêts particuliers

Du règne de Frédéric II au Troisième Reich, rares ont été les nations européennes à ne pas avoir été confrontées à l’impérialisme germanique. Certes, ce dernier n’a pas été le seul, Louis XIV et Napoléon ayant eux aussi laissé de très mauvais souvenirs sur de nombreux champs de bataille. Mais, la permanence d’une volonté d’hégémonie est à mettre du côté allemand et, dans une moindre mesure, de son proche parent autrichien.

Peut-on encore parler d’impérialisme allemand aujourd’hui ? Assurément pas, s’il est question d’une forme militaire, l’élément sous-jacent n’étant plus le désir d’étendre les frontières ou l’imposition de la race comme ce fut le cas dans le passé. Mais d’autres terrains existent bel et bien où les Allemands font tout pour imposer leurs vues à des partenaires européens qui ne partagent pas ces dernières et ne souhaitent pas le faire. Il en va en particulier de la façon d’affronter les problèmes d’énergie vitaux pour la population.

Son hégémonie antinucléaire

L’Allemagne et l’Autriche sont farouchement opposées à l’utilisation de l’énergie nucléaire, bien qu’il s’agisse de l’une des sources d’énergie les plus sûres sur le plan écologique et social. Menée par l’Allemagne, la proposition de la Commission européenne pour une taxonomie verte européenne en 2021 — donnant un label vert à certaines technologies — s’opposait à l’énergie nucléaire. Il a fallu la détermination de 11 États membres pour que la Commission cesse d’obéir à l’Allemagne. Après un vote serré au Parlement européen, cette procédure a finalement été adoptée, mais l’Autriche ne s’avoue pas vaincue et a déposé un recours devant la Cour de justice européenne.

Malgré les affirmations du contraire, l’énergie nucléaire est une des technologies les plus sûres inventées par l’Homme et elle ne participe que très peu à l’empreinte carbone des émissions liées à la production d’électricité (20 g CO₂/kWh). Les Allemands, farouches défenseurs de l’environnement, devraient en toute logique adopter cette technologie quasi zéro-carbone pour assurer une production massive d’électricité dans les années à venir, compte tenu du rôle accru qui lui sera attribué notamment pour les questions de mobilité. Ils l’ont abandonnée pour des raisons idéologiques et ne sont manifestement pas prêts à reconnaître une erreur en cette matière.

En dépit des déclarations dépourvues d’ambiguïté en faveur de l’environnement, ils n’hésitent pas à consommer un charbon domestique particulièrement polluant. En matière d’hypocrisie, il est difficile de faire mieux, le motif sautant immédiatement aux yeux. Une hypocrisie moins manifeste est celle relative au gaz naturel, certes moins émetteur de CO₂ (443 g CO₂/kWh) que le charbon (1058 g CO₂/kWh), mais qui en émet cependant bien plus que l’énergie nucléaire.

Toute l’attitude de l’Allemagne semble dictée par le fait que, se considérant la première puissance industrielle du continent, elle refuse de s’engager dans un secteur qu’elle ne dominerait pas alors que des solutions éventuellement moins respectueuses de l’environnement pourraient faire l’affaire de secteurs dans lesquels elle excelle, comme celui de la chimie avec les géants bien connus que sont BASF, Bayer et Merck. Voici un exemple qui permet de comprendre les enjeux de la politique menée à Berlin.

L’Allemagne dirige la décarbonation du secteur maritime

Bien que le secteur maritime ne représente que 3,2 % des émissions mondiales de CO₂, il est dit que ce secteur doit faire sa part dans la lutte contre le changement climatique. Comme pour l’aviation, le secteur maritime est régi par des organisations internationales et non par l’Union européenne. Toutefois, l’Organisation maritime internationale (OMI) a fixé un objectif d’au moins 70 % de décarbonation des émissions de CO₂ et de 50 % de décarbonation de tous les gaz à effet de serre du transport maritime international d’ici 2050 par rapport aux niveaux de 2008. La stratégie de l’OMI prévoit l’adoption effective de carburants alternatifs à faible et zéro émission de carbone. Il s’agit notamment de l’indice de conception de l’efficacité énergétique (EEDI), qui est obligatoire pour les nouveaux navires.

L’OMI reconnaît que pour atteindre ces objectifs, la recherche et le développement seront essentiels, car ils ne peuvent être atteints avec la seule utilisation de combustibles fossiles. Comment rendre les navires à émissions nulles plus attrayants et orienter les investissements vers des technologies durables innovantes et des carburants alternatifs ?

Dans les discussions en cours sur les propositions Fit for 55 au Conseil européen, l’Allemagne mène la danse et réussit à imposer, pour l’instant, l’utilisation future de seulement trois solutions : l’hydrogène, l’ammoniac et le méthanol, toutes trois devant être produites à partir d’énergies renouvelables — c’est-à-dire l’énergie éolienne et solaire photovoltaïque qui en pratique sont les seules tolérées. L’hydrogène serait produit par électrolyse de l’eau à partir d’électricité verte, une solution très coûteuse d’un point de vue énergétique (casser la molécule d’eau nécessite 6,9 fois plus d’énergie que casser la molécule de méthane par mole d’hydrogène). L’hydrogène présente d’énormes difficultés pour son utilisation en général, ce qui exclut une utilisation en mer (voir « L’utopie hydrogène »[1]). C’est pourquoi on pense pouvoir produire de l’ammoniac à partir de cet hydrogène, le transport de cette molécule toxique se faisant par le procédé Haber-Bosch, qui est dans le domaine public, mais a été inventé par le géant allemand de la chimie industrielle BASF. Cet hydrogène vert peut également être utilisé pour produire du méthanol vert qui est aussi un carburant.

Quand on sait qu’après 49 ans de soutien financier et réglementaire inconditionnel, l’énergie issue des éoliennes et des panneaux solaires photovoltaïques ne représente que 3 % de la demande d’énergie primaire, on s’étonne de pouvoir envisager de tout verdir sur terre et aussi sur les mers. Penser à produire de l’ammoniac ou du méthanol pour alimenter les navires n’est rien d’autre que la cannibalisation de l’électricité verte tant attendue sur terre.

Il faut rappeler que l’Allemagne ne dispose pas d’un grand groupe pétrolier comme les États-Unis, la Russie, la Chine et ses partenaires européens (Shell, BP, ENI, TotalEnergies, Repsol, etc.). Ils ont tout perdu dans ce domaine en payant des dommages de guerre à la fin de la Première Guerre mondiale. Ils espèrent qu’en s’appuyant sur une économie basée sur les énergies renouvelables, ils pourront dominer le monde et détruire la concurrence des grands groupes pétroliers et gaziers.

Les solutions que l’Allemagne refuse

Cependant, il existe une solution immédiate et bientôt disponible, sans avoir à recourir à des solutions qui n’ont pas de base de recherche.

La première solution est l’utilisation du gaz naturel liquide (GNL). Les quelque 580 méthaniers — un nombre qui augmente chaque semaine tant la demande de GNL est en croissance dans le monde — qui transportent le GNL à travers les océans font qu’aujourd’hui autant de gaz est vendu par bateau que par gazoduc. Tous ces navires sont propulsés par des moteurs qui brûlent une partie du gaz qu’ils transportent. Ils fonctionnent de cette manière depuis plus de cinquante ans et il n’y a donc plus rien à démontrer, même si les grands fabricants de moteurs comme Wärtsilä ou Rolls-Royce continuent à améliorer leur rendement. Les nouveaux navires de croisières fonctionnent également au GNL afin de ne pas polluer l’atmosphère par des panaches de fumées noires. Cela permettrait non seulement de réduire les émissions de CO₂ d’environ quarante pour cent, mais aussi d’éliminer la pollution par le soufre et les particules fines causées par la combustion du fioul lourd largement utilisé dans la navigation maritime.

L’autre est la transposition d’une expérience encore plus ancienne que celle du GNL. La propulsion nucléaire a été largement démontrée dans la navigation militaire, notamment aux États-Unis et en Russie (nous y avons consacré un article dans La Revue de l’énergie[2]) ainsi que, pour cette dernière dans les brise-glaces. Aujourd’hui, des projets sont en préparation dans ces pays et aussi au Royaume-Uni. Core Power, en collaboration avec la société TerraPower de Bill Gates, travaille à la commercialisation de cette technologie. Le 9 février 2023, une conférence sera organisée à Singapour pour présenter cette solution.

Pourquoi l’Allemagne veut-elle entraîner l’ensemble de l’UE dans ce qui nous semble être une impasse ? Ils préfèrent des solutions qui ressemblent plus à de la science-fiction qu’à des solutions concrètes et rapides qui pourraient répondre à leur quête de réduction des émissions mondiales de CO₂. Empêtrés dans leur idéologie, ils ne peuvent admettre une solution nucléaire, et quant au GNL, leur erreur historique d’avoir négligé cette solution pour assurer leur sécurité d’approvisionnement énergétique, ne leur donne pas le loisir de l’envisager.

Est-ce une coïncidence que l’un des leaders mondiaux des électrolyseurs pour produire de l’hydrogène soit l’entreprise allemande Thyssen et que BASF soit un leader dans la production d’ammoniac ? L’UE serait bien avisée de cesser de suivre naïvement l’Allemagne dans la décarbonation. Tout n’y est pas vert. L’ancien Premier ministre britannique Lord Palmerston a déclaré que la Grande-Bretagne n’avait pas d’alliés éternels ni d’ennemis perpétuels. Il avait dit « Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et il est de notre devoir de suivre ces intérêts ». L’Allemagne a appris sa leçon et la politique de décarbonation est son moyen d’y parvenir.


[1] Samuel Furfari, « L’utopie hydrogène », Amazon, https://www.amazon.fr/dp/B08GDKGDHL?ref_=pe_3052080_397514860

[2]Samuel Furfari et Ernest Mund, Transport maritime et course aux SMR avancés, La Revue de l’énergie, N°661 / mars-avril 2022

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