Covid-19 : comment la judiciarisation de la crise sanitaire a participé à un mouvement de rejet de l’autorité de l’Etat<!-- --> | Atlantico.fr
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Justice
Emmanuel Macron et Olivier Véran lors d'une visite liée à la crise sanitaire.
Emmanuel Macron et Olivier Véran lors d'une visite liée à la crise sanitaire.
©Ludovic Marin / AFP / POOL

Bonnes feuilles

Jean-Eric Schoettl publie « La Démocratie au péril des prétoires. De l'État de droit au gouvernement des juges » aux éditions Gallimard. Une fissure s'est ouverte, depuis une cinquantaine d'années, entre juge et démocratie représentative. La montée en puissance du premier anémie la seconde. Cet ascendant croissant du pouvoir juridictionnel sur les autres a-t-il amené davantage de rigueur et de transparence dans le fonctionnement démocratique ? Que faire pour restaurer une juste séparation des pouvoirs ? Extrait 1/2. 

Jean-Eric Schoettl

Jean-Eric Schoettl

Jean-Éric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel entre 1997 et 2007. Il a publié La Démocratie au péril des prétoires aux éditions Gallimard, en 2022.

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Le double phénomène de diabolisation et de paralysie de l’action des pouvoirs publics se manifeste à l’envi au cours de la période de crise sanitaire. Dans une démocratie assagie et en paix avec elle-même, cette crise aurait dû conduire à  un renforcement de l’autorité de l’État unanimement consenti, car temporairement justifié par les circonstances. Or il a été rejeté par une partie de la société, une partie minoritaire certes, mais bruyante et disposant de multiples relais idéologiques, médiatiques et institutionnels. De cette contestation, autant que les réseaux sociaux et les manifestations du samedi, la justice est devenue la chambre d’échos.

Pour une bonne part, les recours introduits au sujet du Covid-19, le plus souvent portés par des associations et syndicats radicaux, visent à punir les responsables politiques, administratifs et économiques pour ne pas avoir su anticiper et neutraliser le fléau. Pour le reste, les recours fustigent la pulsion liberticide qui serait celle d’un mauvais pouvoir, désireux de mettre la population au pas, sous prétexte de lutter contre un virus. Laxisme et dictature sanitaire sont tour à tour dénoncés dans les requêtes et parfois par les mêmes.

Les recours du premier type entendent faire de la justice un nouveau tribunal de l’Inquisition, appelé à châtier ces empoisonneurs des temps modernes que sont les pouvoirs publics, les employeurs et les directeurs d’EHPAD. Le juge pénal a été ainsi saisi de multiples recours à l’encontre de dirigeants publics ou privés qui, par leurs négligences fautives, auraient exposé la vie d’autrui. Diverses instructions sont en cours. De son côté, la Cour de justice de la République, à laquelle il appartient de juger les membres du gouvernement pour les infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions, a été saisie, dans le cadre de la crise sanitaire, de nombreuses plaintes à l’encontre de ministres et anciens ministres.

Au printemps 2020, un collectif de plusieurs centaines de médecins porte plainte contre Agnès Buzyn, Olivier Véran et Édouard Philippe, au motif qu’ils « avaient conscience du péril et disposaient des moyens d’action, qu’ils ont toutefois choisi de ne pas exercer ». Une avalanche d’autres plaintes suit. Parmi les quelque deux cents saisines initialement enregistrées, la Commission des requêtes de la CJR en juge recevable une dizaine. Cette décision ne reste pas sans conséquence puisque, le 15 octobre 2020, alors que la lutte contre la deuxième vague de la pandémie requiert, dans l’intérêt supérieur de la nation, l’entière disponibilité du ministre de la Santé, la Commission d’instruction de la CJR dépêche une escouade d’enquêteurs perquisitionner son domicile et son ministère.

Le 10 septembre 2021, la Commission d’instruction de la CJR met en examen Agnès Buzyn du chef de « mise en danger de la vie d’autrui » (art. 223-1 du code pénal) et la place sous le statut de témoin assisté pour « abstention de combattre un sinistre » (art. 223-7 du code pénal). Pour le premier délit, elle encourt un an de prison et 15 000 euros d’amende. Pour le second, deux ans de prison et 30 000 euros d’amende.

Il suffit de se reporter à la définition de ces infractions dans le code pénal pour se convaincre qu’aucune des deux ne s’applique aux actes (ou omissions d’agir) pouvant être directement attribués à Agnès Buzyn (ou à Oliver Véran, ou aux précédent et actuel Premiers ministres) dans la gestion de la crise. Les deux articles visent, en effet, des comportements intentionnels et individuels, se caractérisant, pour la mise en danger de la vie d’autrui, par « la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement » et, pour l’abstention de combattre un sinistre, par le refus volontaire de prendre ou de provoquer des mesures à la hauteur du danger encouru. Or les erreurs de prévision et de gestion commises avant et pendant cette crise sont diluées, collectives et non intentionnelles. C’est l’organisation et le fonctionnement de l’appareil d’État qui sont en cause, non des volontés individuelles. Les dysfonctionnements ne sont pas tolérables, mais ils sont le fruit de défaillances multiples, anciennes, entremêlées. Ils résultent d’une interaction de causes dont personne n’a vraiment eu ni la maîtrise, ni même la connaissance. Ces défaillances relèvent d’autres types de responsabilités (politique, administrative, disciplinaire, pécuniaire) que la responsabilité pénale. Elles appellent des réformes non des procès.

En ouvrant les vannes de la recevabilité des plaintes, puis en perquisitionnant le domicile et le ministère d’Olivier Véran, puis en mettant en examen Agnès Buzyn (qui suivra ?), les organes compétents de la CJR (Commission des requêtes et Commission d’instruction), qui, précisons-le, ne comportent pas de parlementaires, laissent la Cour se faire instrumentaliser par la vindicte paranoïaque qui a saisi une partie de la société. Sensible aux pressions des associations militantes, peut-être aussi parce qu’il est grisé par sa puissance, le juge se croit obligé d’ouvrir une procédure, même si la relaxe ultérieure est plausible.

Les conséquences de cette complaisance sont de trois ordres. Dans l’immédiat, elles sont quantitatives : 15 000 plaintes au cours de l’été 2021 (beaucoup rédigées de façon stéréotypée par une officine militante) visent le Premier ministre et trois autres membres du gouvernement, notamment pour « extorsion, discrimination et tromperie dans la mise en œuvre du passe sanitaire ». En outre, la confiance de la société dans son État, déjà ébranlée, subit une nouvelle altération. Enfin, la crainte de la sanction pénale biaisera à l’avenir les politiques sanitaires, que ce soit en tétanisant les responsables publics ou en les poussant à surréagir.

Parallèlement aux procédures conduites par la CJR à l’encontre de ministres et anciens ministres, les juridictions ordinaires convoquent, questionnent et perquisitionnent divers responsables administratifs, mis en cause par plusieurs centaines de plaignants. Quatre instructions au moins sont menées à ce titre par les juges d’instruction du pôle Santé publique de Paris. Le phénomène de pénalisation de la vie publique, ce « désir du pénal » déjà si fort en période normale, tourne, en période de crise sanitaire, à la traque moyenâgeuse du bouc émissaire.

Le juge est par ailleurs sommé d’imposer la politique idéale à un pouvoir indifférent aux malheurs des gens. C’est ainsi que le juge administratif des référés est saisi d’une multitude de demandes de référés-libertés (plus de deux cents ont été jugés en un an et demi par le Conseil d’État) tendant, par exemple, à équiper de masques et à tester tous les détenus ; ou à requérir des logements pour héberger les sans-abri ; ou à fermer les centres de rétention des étrangers en situation irrégulière ; ou à ordonner la fermeture des usines métallurgiques ne produisant pas de biens essentiels ; ou à confiner la totalité de la population.

Le juge cède parfois à ces objurgations, tel le tribunal administratif de Basse-Terre ordonnant à l’administration de « passer commande des doses nécessaires au traitement de l’épidémie de Covid-19 par l’hydroxychloroquine et l’azithromycine, comme défini par l’IHU Méditerranée Infection, pour 20 000 patients ». Le juge des référés administratifs tranche ainsi un débat complexe, du point de vue de la gouvernance comme sur le plan médical, qui dépasse sa compétence juridique et scientifique.

Les activistes de tout poil exploitent la pandémie pour promouvoir, dans les prétoires, leurs agendas ou leurs images de marque, arguant soit du caractère liberticide des mesures prises, soit de l’insuffisance de ces dernières, soit des deux à la fois.

Le juge des référés civils n’est pas en reste. C’est ainsi que, le 14  avril 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre, à la requête de l’Union syndicale Solidaires, ordonne à la société Amazon France Logistique « de procéder, en y associant les représentants du personnel, à l’évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de Covid-19 » et, en attendant, de « restreindre l’activité de ses entrepôts aux seules activités de réception des marchandises, de préparation et d’expédition des commandes de produits alimentaires, de produits d’hygiène et de produits médicaux, sous astreinte, d’un million d’euros par jour de retard et par infraction constatée ».

Quant au Conseil constitutionnel, si, dans sa décision n°  2021-824 DC du 5 août 2021, il ne condamne ni le « passe sanitaire », ni l’obligation vaccinale pour certaines activités, il censure l’obligation d’isolement des personnes contaminées. Cette censure, aux effets non négligeables (car compromettant la faisabilité d’un isolement effectif, y compris dans la perspective de futures pandémies), exploite toute la souplesse du contrôle de proportionnalité pour aboutir à une décision optiquement « équilibrée » : la censure du placement à l’isolement compense en quelque sorte la validation du passe sanitaire.

La loi prévoyait que, jusqu’au 15 novembre 2021 et aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de Covid-19, toute personne faisant l’objet d’un test positif avait l’obligation de se placer à l’isolement pour une durée non renouvelable de dix jours. Dans ce cadre, il était fait interdiction à la personne de sortir de son lieu d’hébergement, sous peine de sanction pénale. L’obligation d’isolement était levée entre 10 heures et 12 heures. Elle l’était à toute heure en cas d’urgence et pour des déplacements strictement indispensables. 

En adoptant ces dispositions, considère le Conseil, le législateur a poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé. Toutefois, les dispositions contestées imposent l’isolement dès la communication des informations relatives au test positif sans qu’aucune appréciation ne soit portée sur la situation personnelle de l’intéressé. Dès lors, les dispositions contestées ne garantissent pas que la mesure privative de liberté qu’elles instituent soit nécessaire, adaptée et proportionnée. 

Cependant, compte tenu des précautions prises par le législateur (possibilités de sortie en cours de journée, aménagement possible des conditions de l’isolement par le représentant de l’État, recours possible auprès du juge des libertés et de la détention), du fait qu’un test positif de dépistage est une indication d’isolement qui se suffit à elle-même et compte tenu, enfin, des obstacles pratiques s’opposant, surtout en cas de vague pandémique, à l’intervention d’une appréciation préalable de l’autorité administrative ou judiciaire au cas par cas, comment regarder comme disproportionnée la disposition censurée ?

La décision du 5 août 2021 est à cet égard plus sévère que le précédent du 11 mai 2020 qui, s’agissant des mesures de quarantaine et d’isolement figurant dans la loi du 11 mai 2020 prolongeant l’état d’urgence sanitaire, n’exigeait pas qu’elles soient précédées d’une appréciation préalable circonstanciée portée, au cas par cas, par une autorité administrative ou judiciaire.

La défiance envers les dirigeants traduit la nostalgie d’une capacité de réponse collective efficace, qui est l’autre nom de la souveraineté. Mais, en rendant inopérante l’action des pouvoirs publics, la défiance, et le relais qu’elle trouve auprès du juge, achèvent de compromettre la réalisation de cette aspiration à la souveraineté. Elles ajoutent leurs effets débilitants à ceux d’un déclin français que nous découvrons le rouge au front.

Extrait du livre de Jean-Eric Schoettl, « La Démocratie au péril des prétoires. De l'État de droit au gouvernement des juges », publié aux éditions Gallimard

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