Coup d’arrêt donné par la justice californienne : quand Uber vend la liberté d’entreprendre mais rétablit surtout la précarité des travailleurs <!-- --> | Atlantico.fr
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La commission du travail de l’Etat de Californie a reconnu à une ancienne conductrice d'Uber le statut d'employé et non de travailleur indépendant.
La commission du travail de l’Etat de Californie a reconnu à une ancienne conductrice d'Uber le statut d'employé et non de travailleur indépendant.
©Reuters

Libéralisme canada dry

Dans un jugement rendu public mercredi 17 juin, la commission du travail de l'Etat de Californie a donné le statut de salarié à un chauffeur de la société Uber, remplaçant celui de travailleur indépendant. Un événement important pour la société de transport américaine, puisque cette jurisprudence pourrait s'appliquer à l'ensemble de ses employés, en leur conférant plus de droits.

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul est économiste et professeur à l'université Toulouse I.

Il est l'auteur du rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) intitulé Immigration, qualifications et marché du travail sur l'impact économique de l'immigration en 2009.

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Gaspard Koenig

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig a fondé en 2013 le think-tank libéral GenerationLibre. Il enseigne la philosophie à Sciences Po Paris. Il a travaillé précédemment au cabinet de Christine Lagarde à Bercy, et à la BERD à Londres. Il est l’auteur de romans et d’essais, et apparaît régulièrement dans les médias, notamment à travers ses chroniques dans Les Echos et l’Opinion. 

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Atlantico : La commission du travail de l’Etat de Californie a reconnu à une ancienne conductrice d'Uber le statut d'employé et non de travailleur indépendant. Une décision qui attaque directement le modèle économique de la société de services de transport. Mais ce modèle, construit sur l'indépendance de la force de travail, est-il aussi libéral qu'il le prétend ? Ne surfe-t-il pas plutôt sur la grande précarité régnant sur le marché du travail ?  

Gilles Saint-Paul : Ce modèle n’est pas « libéral », ni l’inverse. Il prétend simplement s’appuyer sur les nouvelles technologies de l’information pour mettre en relation une offre – des particuliers prêts à acheminer quelqu’un dans leur véhicule personnel –- avec une demande – d’autres particuliers cherchant à effectuer un trajet. Lorsque le marché du travail bat de l’aile comme en période de crise, on s’attend naturellement à ce que l’offre augmente. Cela ne signifie pas pour autant qu’Uber « surfe » sur la précarité. Les chauffeurs Uber seraient plus pauvres s’ils n’avaient pas accès à cette possibilité, et cela aurait un impact négatif sur l’emploi, l’activité et le taux de pauvreté. D’ailleurs, il n’est pas certain qu’une situation de chômage soit dans l’intérêt d’Uber. Car si le chômage augmente l’offre de chauffeurs, il a un impact négatif sur la demande adressée à Uber.

Plutôt que sur la précarité en général, Uber surfe plutôt sur les réglementations du secteur du transport, qui engendrent des rentes et empêchent les travailleurs pauvres d’augmenter leur revenu en devenant chauffeur de taxi. Uber permet de contourner ces rigidités, et se heurte de manière prévisible à l’hostilité des chauffeurs de taxi. Racheter les licences une fois pour toutes comme cela a été fait en Irlande permettrait de mettre fin une fois pour toutes à ce type de conflit, et alors on constaterait que, par miracle, Uber ne poserait plus problème. Car derrière les accusations de précarité se cachent en fait les intérêts particuliers des lobbies.

Gaspard Koening : Comme l'administration française, l’Etat de Californie se montre aveugle à une rupture sociétale majeure : le passage du salariat à l’auto-entrepreunariat. Marx avait bien montré en quoi le modèle du salariat, et la dépendance vis-à-vis d'une entreprise qu’il implique, est aliénant, dans la mesure où le travail reste extérieur à soi-même. La révolution technologique ouvre la voie d’un monde nouveau, où chacun reprend la maîtrise de ses horaires, de son rythme de vie, et finalement de son destin. Le travail “à l’heure” va être remplacé par le travail de “mission”, plus responsabilisant : fini, le présentéisme ! L’opposition entre salariat et chômage va ainsi disparaître pour laisser la place à des formes d’activités plus fluides, brouillant la frontière du temps personnel et du temps professionnel. On ne peut plaquer l’ancien paradigme du salariat sur cette réalité nouvelle.

  1. Dans les conditions actuelles, le boom du travail indépendant est-il synonyme de meilleures ou de pires conditions de travail ? Quelles différences y a-t-il entre le travail indépendant qui se développe depuis quelques années et la situation qui prévalait au début du capitalisme ? Peut-on parler d'un retour en arrière ?

Gilles Saint-Paul : En France, dans la mesure où les salariés en CDI sont particulièrement protégés et bénéficient des avantages des conventions collectives (congés payés, formation, etc), il est certain que les conditions de travail des salariés sont meilleures que celles des indépendants. Cette différence est d’autant plus grande que les salariés représentent un poids politique plus important que les indépendants. Les régimes sociaux des premiers sont donc plus sécurisés que ceux des seconds. Mais la contrepartie de cette protection, c’est la difficulté à obtenir un CDI et le développement d’autres formes de travail – le travail indépendant mais, plus encore, les CDD. <--pagebreak-->

Le salariat n’est dans l’intérêt de l’employeur que dans la mesure où ses techniques et méthodes d’organisation rendent intéressant le fait de fidéliser ses employés. Toutes choses égales par ailleurs, l’employeur préfère acheter des tâches sur un marché « spot » plutôt que de signer un contrat de travail de long terme. De même, nous n’avons pas envie de nous engager à acheter notre pain chez le même boulanger pendant dix ans.

Les nouvelles évolutions technologiques favorisent le travail indépendant parce qu’il est possible de codifier le savoir-faire qui auparavant était propre aux travailleurs en l’incorporant à des procédures robotiques ou informatiques. Cela permet d’externaliser les tâches et d’avoir moins recours à des salariés. Ceci étant posé, la révolution du travail indépendant se fait attendre : en réalité, celui-ci n’arrête pas de baisser en proportion de l’emploi total aux Etats-Unis. En France, il en va de même sur longue période : la part de l’emploi non salarié dans l’emploi total était de 20 % en 1970, elle est désormais inférieure à 10 %. Il est cependant exact qu’elle remonte lentement depuis 2002, date à laquelle elle s’élevait à 8.9 %.

Gaspard Koening : Cela pose certes des problèmes nouveaux, qui exigent des politiques publiques innovantes, pour que “auto-activité” ne se transforme pas en exploitation déguisée. Ces politiques sont à mon sens au nombre de trois : 

  • Sur le plan de la solidarité, instaurer un revenu universel (sous forme d’impôt négatif) qui se substitue à l’empilement actuel des allocations, et assure un véritable filet de sécurité
  • Sur le plan des assurances sociales, créer un compte unique à points, où chacun puisse gérer son “capital social” (chômage, retraite, formation, etc) d’une manière totalement autonome
  • Sur le plan du droit du travail, créer un Statut de l’Actif qui soit en amont du droit du travail classique centré sur l’entreprise

GenerationLibre travaille sur ces trois plans pour dessiner les réformes adaptées à un monde post-salarial.

  1. Quelle évaluation fait-on aujourd'hui de la part de travail indépendant subi ? Le voit-on se développer dans des secteurs dans lesquels il se justifie moins voire pas ? En quoi la crise a-t-elle aggravé la situation ?

Gilles Saint-Paul : Comme je l’ai indiqué dans ma réponse précédente, la part de l’emploi non salarié augmente régulièrement, mais faiblement, depuis 2002. La crise ne semble pas avoir eu un effet significatif sur cette tendance. Quant à la notion de travail indépendant « subi », elle est sujette à caution d’un point de vue économique. On « subit » toujours sa condition dans une certaine mesure. La vraie question est : quelle baisse de revenus un travailleur indépendant est-il prêt à consentir pour obtenir un emploi salarié ?

Gaspard Koenig : Les études d’opinion, aux US comme en France ou au Royaume-Uni, montrent qu’une majorité des travailleurs indépendants sont satisfaits de leur sort et ne souhaitent pas retourner dans le salariat. Cela n’empêche pas, bien au contraire, de traiter et de réprimer les cas minoritaires de travail indépendant “subi”, où les employeurs imposent les contraintes du salariat (en termes d’horaire par exemple) sans en conférer les privilèges.

  1. Le retour au plein emploi, en inversant le rapport de force employeur/employé, est-il susceptible de mettre à mal les modèles économiques du type d'Uber ?

Gilles Saint-Paul : Je ne le crois pas. D’abord parce que les plateformes comme Uber réalisent des gains de l’échange qui n’étaient tout simplement pas envisageable avant l’avènement d’Internet. Ensuite parce que le retour au plein emploi passe la modération salariale, notamment pour les moins qualifiés, ce qui signifie que pour beaucoup d’entre eux, les formes de travail comme Uber se révèleront préférables. D’ailleurs, si ce que l’on entend par plein emploi c’est un taux de chômage aux alentours de 5 %, voilà quarante ans que la France ne connaît plus le plein emploi. Cela reste donc un scénario fort hypothétique.

Gaspard Koenig : Le plein emploi, c’est le modèle d’hier. Côté économique, l’essor du Big Data et la robotisation mettent en péril à moyen terme les emplois salariés de toute la classe moyenne. Côté sociétal, la versatilité de la génération Y, qui ne s'épanouit que dans la multi-activité et le renouvellement permanent, rend obsolète l’idée du contrat “à vie”. Si l’on pense encore en termes de “rapports de force”, c’est que l’on n’a pas compris les extraordinaires mutations à l’oeuvre, qui tendent à faire de chaque individu un fournisseur de services unique, inscrit dans un marché du travail multimodal. La vraie question, en revanche, c’est celle de l’exploitation commerciale des données, au coeur des business models du numérique : au lieu de s’épuiser en vain à sur-réglementer le marché du travail, la puissance publique devrait plutôt s’atteler à protéger les libertés individuelles, à commencer par la vie privée.

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