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Comment les démocrates américains sont devenus “liberals”
©Brendan Smialowski / AFP

Bonnes feuilles

Renaud Beauchard a publié aux éditions Michalon, dans la collection Le bien commun, "Christopher Lasch, un populisme vertueux". Le livre présente un panorama des diagnostics toujours justes de Lasch sur son temps et sur la catastrophe anthropologique du capitalisme de consommation. Extrait 2/2.

Renaud Beauchard

Renaud Beauchard

Renaud Beauchard est professeur associé à l'American University Washington College of Law à Washington, DC. Il est l'auteur de L'assujettissement des nations. Controverses autour du règlement des différends entre États et investisseurs (2017).

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Selon Lasch, c’est au moment où le salariat s’est généralisé (v. infra) que la société américaine a fait le « choix le plus important qu’ait à faire toute société démocratique : élever le niveau général de compétence, d’énergie et de dévotion – “la vertu”, comme on la nommait dans des traditions politiques plus anciennes – ou seulement promouvoir un recrutement plus large des élites ». Ce choix, qui coïncide avec la fermeture de la frontière et la généralisation du management scientifique dans l’industrie, s’est fait en substituant la mobilité sociale ascendante (par la maîtrise du savoir) à l’indépendance économique de la classe moyenne (par la propriété d’une compétence singulière, d’un savoir-faire non appropriable) comme incarnation du rêve américain.

C’est à l’intérieur du camp progressiste, dont les idées avaient triomphé des combats du xixe   siècle, qu’avaient été posés les jalons d’une séparation entre une élite du savoir et une population perçue comme désespérément inapte au progrès et dangereuse pour la bonne conduite des affaires publiques. En perte de vitesse après la domination sans partage de leurs idées sous les présidences respectives de Theodore Roosevelt et Woodrow Wilson, les « libéraux » étaient partagés entre deux camps ayant une conception radicalement opposée sur la signification de la démocratie. Le premier était symbolisé par Herbert Croly, une des grandes figures de la fin de la période progressiste et l’un des fondateurs de The New Republic. Croly pensait que les bouleversements hérités de la révolution industrielle, notamment l’apparition d’une classe permanente de salariés, précipitaient la démocratie américaine aux devants de problèmes si elle ne parvenait pas à répondre à la question suivante : « Comment les salariés pourraient-ils obtenir une part ou un degré d’indépendance économique analogue à celui que le Démocrate pionnier était en droit d’espérer ? ». Pour retrouver les faveurs de l’opinion publique, il estimait que seul un rapprochement des libéraux et du mouvement ouvrier en vue de la conquête de l’appareil de production par les classes productrices pourrait redonner un souffle à la cause libérale. Cela passait par un engagement en faveur d’une éducation publique conçue comme une fin en soi afin de refonder la participation la plus large possible aux institutions politiques et économiques, et par une reformulation du rôle des intellectuels en tant que « chroniqueurs » et « historiens » des « prouesses désintéressées » des « groupes politiques, sociaux ou professionnels », et l’abandon de la posture de « propagandistes », « stratèges de haut-niveau », ou « cerveaux idéologiques » qu’ils avaient adoptée pendant les administrations précédentes.

Dans le second camp figuraient les deux autres cofondateurs de The New Republic, Walter Weyl et Walter Lippmann, pour lesquels l’enjeu capital ne résidait pas dans la participation citoyenne, mais dans la distribution des bienfaits matériels du système capitaliste. Voyant dans la crise de conscience de la population le signe d’un retard culturel par rapport à l’avancée du progrès technique, Weyl estimait qu’une démocratie moderne devrait désormais se fonder sur la satisfaction d’une demande grandissante en faveur d’une « vie prospère pour tous les membres de la société ». Cela appelait la fondation d’une « éthique de la coopération » fondée sur la surabondance. C’est Lippmann qui a le mieux formulé la distinction entre la démocratie fondée sur la participation défendue par Croly et la conception distributive formulée par Weyl dans le passage suivant dont Dewey disait qu’il avait formulé le « réquisitoire contre la Démocratie le plus efficace » :

« Au lieu de faire dépendre la dignité humaine de l’autonomie, [avançait Lippmann] les Démocrates feraient mieux de la faire dépendre d’un accès universel aux bonnes choses de la vie. Le test de la Démocratie n’était pas de savoir si elle produisait des citoyens indépendants, mais de savoir si elle produisait des biens et des services essentiels. La question à poser au sujet du gouvernement était de savoir s’il produit un minimum certain de richesse, d’habitat décent, de  biens matériels de première nécessité, d’éducation, de liberté, de plaisirs, de beauté, pas simplement si, au sacrifice de toutes ces choses, il préfère les solutions égocentriques qui en viennent à s’immiscer dans les esprits des hommes. »

À ceci, Dewey répondait que la démocratie n’est pas une procédure mais une expérience quotidienne impliquant le don, l’association et la coopération, par des héros ordinaires. Selon lui, elle implique un contenu civique accordant une attention particulière aux « arts de la conversation », à un cadre urbain viable et adapté à l’échelle des rencontres humaines, ainsi qu’à un langage enraciné dans l’expérience concrète face à la pétrification opérée par le jargon universitaire et la propagande journalistique. Craignant que les experts deviennent « une classe spécialisée », coupée de la connaissance des besoins qu’ils sont censés servir, laquelle ne pouvait s’obtenir que par « débat, discussion, et argumentation », Dewey pensait que l’idée d’un gouvernement des experts n’était pas seulement indésirable, mais impossible.

Extrait du livre de Renaud Beauchard, "Christopher Lasch, un populisme vertueux", publié aux éditions Michalon, dans la collection Le bien commun. 

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