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Comment la méritocratie a transformé nos vies en une (pénible) compétition sans fin
©AFP

Entretien

En exclusivité pour Atlantico, Daniel Markovits, auteur du livre événement aux Etats-Unis, "The Meritocracy Trap" (Le Piège de la Méritocratie), revient sur le malaise généralisé créé par l'idéal méritocratique et ses conséquences sur la société.

Daniel Markovits

Daniel Markovits

Daniel Markovits est professeur de droit Guido Calabresi à la Yale Law School. Il travaille sur les fondements philosophiques du droit privé, de la philosophie morale et politique et de l'économie comportementale.

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Atlantico : Vous décrivez dans votre livre, "The Meritocracy Trap", une idée méritocratique devenue folle. Pouvez-vous brièvement rappeler à nos lecteurs pourquoi ce concept politique et économique a connu tant de succès ?

Daniel Markovits : La méritocratie fut explicitement introduite aux États-Unis comme un moyen d’ouvrir une élite héréditaire à des « outsiders » ambitieux et talentueux. (Même si il y a aussi eu dans l’histoire de la méritocratie des tentatives de s’en servir comme d’un outil d’exclusion raciale, comme Asher Price l’a mis au jour dans son étude faite à l’Université du Texas). Par exemple, dans l’université où j’enseigne, à Yale, le président Kingman Brewster, - expliquant qu’il n’avait pas « l’intention de présider une école de bonnes manières à Long Island » - a remplacé le processus d’admission aristocratique par un processus méritocratique, et, de ce fait, a réduit drastiquement la part des étudiants qui étaient des enfants d’anciens élèves, et a augmenté la part d’élèves passés par des écoles publiques plutôt que privées. Ces mêmes changements ont conduit aussi à des améliorations spectaculaires des résultats académiques des étudiants de Yale. Le score médian des élèves de Yale au Scholastic Aptitude Test (Test d’Aptitude Scolaire qui figure en bonne place dans ce qui est observé pour les admissions à l’Université) en 1970, aurait fait partie en 1961 des 10% des meilleurs scores de la promotion. Les notes de la promotion de 1970 étaient des notes-records dans l’histoire de l’école.

Des changements similaires ont transformé toutes les institutions les plus prestigieuses des États-Unis, non seulement les universités, mais aussi les entreprises et même les grands groupes. L’élite qui était restée, jusqu’au milieu du XXème siècle, une classe aristocratique de loisirs, sans compétences spéciales, sans éthique du travail et sans ambitions particulières, a été remplacée par une nouvelle élite méritocratique, dont les caractéristiques sont sa formation, ses efforts et ses réalisations.

Selon vous, cet idéal est-il à l'origine de la croissance des inégalités dans le monde occidental ? En quoi cela le disqualifie-t-il ?

Pratiquement toutes les nations riches du monde rencontrent un phénomène d’aggravation des inégalités économiques. Aux États-Unis aujourd’hui, les 1% les plus riches de la population captent environ deux fois la part du revenu national qu'ils possédaient il y a 50 ans. 

Trois causes de l'accroissement des inégalités méritent d'être soulignées. D'abord, la fraude ou d’autres formes de tricherie. Deuxièmement, la domination croissante du capital sur le travail. Et troisièmement, la domination de l'élite des travailleurs, ou de la classe supérieure des travailleurs, sur les travailleurs de la classe moyenne. Ces mécanismes existent dans pratiquement tous les pays, mais la répartition entre eux varie considérablement d'un pays à l'autre.

Aux États-Unis, les deux premières causes sont bien connues et bien réelles, mais leurs effets sont tout simplement trop faibles - beaucoup trop faibles - pour expliquer l'énorme augmentation des revenus les plus élevés. Le transfert de revenu entre le travail et le capital, par exemple, ne peut expliquer qu'environ un quart de l'augmentation de la part du revenu captée par les 1 % les plus riches aux États-Unis. Les trois quarts restants proviennent de la troisième cause - un transfert de revenu au sein du travail, des travailleurs de la classe moyenne vers les travailleurs de la classe supérieure.

C'est là qu'intervient l'inégalité méritocratique. Au fur et à mesure que les élites sont devenues plus entraînées, plus actives et plus compétitives, elles ont également vu leurs revenus croître et elles ont capté une part de plus en plus élevée du revenu national. Un cardiologue, par exemple, gagnait environ 4 fois le revenu d'une infirmière au milieu du 20e siècle, mais il gagne aujourd’hui plus de 7 fois plus qu’elle. Au milieu du siècle, un associé dans un grand cabinet d'avocats gagnait 5 fois le revenu d'un assistant juridique, alors qu'un associé gagne aujourd’hui 40 fois plus qu'un assistant. Certains cabinets d’avocats distribuent maintenant des profits par associés qui dépassent 5 millions de dollars par an. En 1960, un PDG gagnait environ 20 fois le salaire médian national, comparativement à environ 250 fois plus aujourd'hui, tandis que les cinq employés les mieux rémunérés du S&P 1500 (qui représente 7500 managers) peuvent toucher collectivement un revenu équivalent à 10 % du salaire de l'ensemble du S&P 1500. Enfin, ceux qui travaillaient dans la finance au milieu du siècle n'étaient pas mieux payés que le reste de la main-d'œuvre du secteur privé. Aujourd'hui, ils sont outrageusement mieux payés : Goldman Sachs a récemment distribué un ensemble de primes d'environ 10 milliards de dollars, l’équivalent de 500 000 $ par employé.  Et alors que David Rockefeller gagnait un salaire égal à environ cinquante fois le revenu d'un guichetier de banque lorsqu'il est devenu président de la Chase Manhattan Bank en 1969, Jamie Dimon, qui dirige maintenant JP Morgan Chase, a reçu l'an dernier une rémunération totale égale à environ mille fois celle que les banques actuelles versent aux guichetiers ordinaires.

Dans le même temps, les meilleurs emplois sont presque exclusivement occupés par des employés venant des écoles et des universités les plus prestigieuses. Les meilleurs banquiers, comme le montre une recherche ethnographique sur Wall Street, sont recrutés "seulement dans la Ivy League et dans quelques écoles comparables comme le MIT et Stanford" et les quatre cinquièmes des associés du cabinet d’avocat le plus rentable d'Amérique sont diplômés d'une école de droit classée dans le "top cinq". De façon plus générale, seulement un étudiant qui a quitté l’école avant l’université sur 75 et seulement un employé ayant fait des études secondaires sur 40 bénéficieront d'un revenu au cours de leur vie égal à la médiane des diplômés des grandes écoles.

Enfin, les parents riches dépensent leurs revenus énormes pour l'éducation extravagante de leurs enfants.  Alors que les anciens aristocrates n'avaient ni les compétences ni la volonté de former leurs enfants - c'est pourquoi la méritocratie était si efficace pour briser les élites héréditaires - les nouveaux méritocrates ont un appétit presque sans bornes pour l'éducation. Si la différence entre l’investissement dans l’éducation d’une famille type des un pour cent les plus riches et d’une famille type de la classe moyenne était placée dans un fonds de placement qui serait remis à l'enfant au décès de ses parents, cet héritage méritocratique équivaudrait à un legs d'environ 10 millions de dollars par enfant. Il n'est donc pas étonnant que les universités les plus prestigieuses des États-Unis (y compris Harvard, Princeton, Stanford et Yale) accueillent plus d'étudiants issus de familles faisant partie des 1% les plus riches que d’étudiants issus de toutes les familles de la moitié inférieure de la population en termes de revenu.

La méritocratie, conçue comme la servante de l’ouverture des possibles, est devenue aujourd'hui le plus grand obstacle à cette ouverture aux Etats-Unis.

Le népotisme ou le réseautage discréditent le système méritocratique sans jamais le détruire. Comment expliquer cette résistance ?

Les élites trichent pour prendre et garder leur avance. Le népotisme et même la fraude pure et simple existent bel et bien et sont honteux : de nombreuses universités américaines donnent la préférence aux admissions des enfants de leurs anciens étudiants et une famille aurait récemment versé 6,5 millions de dollars en pots-de-vin illégaux pour faire entrer un enfant à Stanford.

Mais ces problèmes (réels, graves) déforment un système qui est, en majorité, méritocratique. Les étudiants des meilleures écoles sont conduits directement vers la richesse grâce à l'éducation hors-norme que les parents riches achètent afin que leurs enfants aient le meilleur emploi, et qui produit des candidats exceptionnellement accomplis.  Les élèves dont les parents gagnent plus de 200 000 $ par année ont des résultats au SAT supérieurs d'environ 250 points à ceux des élèves dont les parents gagnent de 40 000 $ à 60 000 $ et supérieurs d'environ 390 points à ceux dont les parents gagnent moins de 20 000 $. Les données publiées par le College Board suggèrent qu'en 2016, un peu plus de 15 000 élèves du secondaire dont l'un des parents détenait un diplôme d'études supérieures ont obtenu plus de 750 points au test de lecture critique du SAT (à peu près le score médian des élèves de la Ivy League). Comparativement, moins de 100 élèves parmi ceux dont les parents n’ont pas fini leur lycée ont obtenu un score supérieur à 750.

En même temps, les promotions des meilleures écoles sont remplies d'étudiants très performants : l'étudiant médian de Harvard est classé dans les 1% des scores les plus élevés obtenus au SAT. Et les cinq facultés de droit les mieux classées contiennent environ les deux tiers de tous les candidats à l'échelle nationale dont les résultats au LSAT se situaient dans le 99ème percentile. Ces chiffres seraient très différents si la corruption et le népotisme régissaient à eux seuls la sélection de l'élite.

Vous décrivez aussi dans votre livre le malaise généralisé créé par l'idéal méritocratique. Comment cela affecte-t-il toutes les classes sociales, y compris les élites ?

De toutes ces façons, la méritocratie établit des barrières structurelles qui empêchent les gens de la classe moyenne et de la classe ouvrière de progresser. Cela ajoute ensuite une insulte morale à ce préjudice économique en considérant l'exclusion structurelle comme une incapacité individuelle à se mesurer.  Bon nombre des difficultés les plus profondes auxquelles est confrontée la classe moyenne américaine peuvent s'expliquer par cette combinaison de blessures et d'insultes.  L'épidémie d'opioïdes et les autres formes d'automutilation indirecte ou directe qui ont augmenté la mortalité de la classe moyenne aux États-Unis - produisant ce qu'Anne Case et Angus Deaton appellent des "morts de désespoir" - reflètent le fardeau de l'exclusion méritocratique tourné vers l'intérieur, sur ceux qui sont exclus. Le populisme et le nativisme qui infectent la politique américaine reflètent également l'inégalité méritocratique, car il ne faut pas s'attendre à ce que la colère de la classe moyenne s'enflamme moins virulemment qu'elle ne se transforme.

Pendant ce temps, la lutte pitoyable de la méritocratie pour obtenir et rester en tête nuit même à l'élite que la méritocratie semble favoriser. Même si le fait d'avoir des parents riches est devenu presque une condition nécessaire pour entrer dans un collège d'élite, c'est loin d'être une condition suffisante - la concurrence est simplement trop intense pour cela. L'Université de Stanford, par exemple, n'admet maintenant qu'environ un candidat sur 20.  Les tensions de cette compétition submergent de plus en plus les enfants riches qui y sont mêlés de force. Dans une étude récente d'une école secondaire de la Silicon Valley, par exemple, 54 % des élèves présentaient des symptômes modérés à graves de dépression et 80 % présentaient des symptômes modérés à graves d'anxiété. 

Dans The Great Leveler, l'historien Walter Scheidel décrivait les quatre crises qui, selon lui, réduisent les inégalités : les guerres, les épidémies, les révolutions et les cataclysmes. Quelles sont les chances de sortir du cercle infernal de la méritocratie sans passer par ces drames ?

C'est une folie que de tenter de faire des prédictions concrètes sur l'avenir, mais ce que Scheidel décrit de l’avenir est absolument effrayant. Mais tout en étant effrayant, il ne s’agit pas d’une vision aberrante. L'excellent livre de Jeffery Winters, Oligarchy, délivre une leçon similaire. La concentration des revenus et de la richesse est difficile à dénouer, et les sociétés qui y succombent ne s'en sortent généralement pas bien.

Néanmoins, l'inégalité méritocratique est profondément différente des cas antérieurs de concentration extrême du revenu et de la richesse. L'inégalité méritocratique ne sert même pas bien l'élite. Cela donne de l'espoir. Si les élites peuvent être persuadées qu'il est dans leur intérêt d'échanger des revenus et un statut dont elles n'ont pas besoin en échange de la liberté et de l'authenticité dont elles ont désespérément besoin, alors elles pourraient devenir des alliés plutôt que des obstacles dans la lutte pour mettre fin aux inégalités économiques.  

Propos recueillis par Augustin Doutreluingne

Daniel Markovits vient de publier "The Meritocracy Trap: How America's Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite", aux éditions Penguin Press

Cet article a été initialement publié le 21 septembre 2019 sur le site d'Atlantico

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