Comment la Chine a mis à ses pieds les multinationales (et les dirigeants) du monde entier<!-- --> | Atlantico.fr
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La Chine a mis à ses pieds les multinationales du monde entier.
La Chine a mis à ses pieds les multinationales du monde entier.
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Vos désirs sont des ordres

La Chine fait peur ou la Chine fascine. Mais ce qui est certain, c'est que l'Empire du milieu est d'ores et déjà le centre de gravité économique du monde. Une position qui lui permet aujourd'hui d'infléchir un nombre conséquent d'éléments et ainsi d'entretenir sa supériorité.

Antoine Brunet

Antoine Brunet

Antoine Brunet est économiste et président d’AB Marchés.

Il est l'auteur de La visée hégémonique de la Chine (avec Jean-Paul Guichard, L’Harmattan, 2011).

 

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Atlantico : Considérée selon les critères et les opinions comme la première ou la seconde économie mondiale, la Chine est aujourd'hui le centre de gravité de l'économie mondiale. Comment cette position se traduit-elle dans les faits ?

Antoine Brunet :Pour ma part, je pense que, au seul plan géo-économique (hors questions militaires), la Chine est une superpuissance qui est d’ores et déjà à parité avec les États-Unis. Elle est depuis longtemps la première puissance démographique (1 350 millions d’habitants devant l’Inde : 1 150 millions). Elle est déjà devenue la première puissance industrielle (sa production industrielle dépasse depuis 2010 celle des États-Unis, selon source ONU).

Elle est devenue aussi la première puissance commerciale (ses exportations devancent depuis 2011 celles de l’Allemagne ; elle se classe première aussi par le total de ses échanges commerciaux comme par le montant de son excédent commercial).

La Chine est en passe de devenir la première puissance économique (en 2013, son PIB restera officiellement encore inférieur de 15 % à celui des États-Unis mais la plupart des économistes estiment que le PIB de la Chine est fortement sous-évalué et que celui des États-Unis est légèrement surévalué si bien que l’on peut conclure à une quasi-égalité de PIB). Conséquence : le marché intérieur chinois, actuellement proche de celui des États-Unis, le dépassera de plus en plus à l’avenir. Cette donnée  est majeure et n’a échappé ni aux multinationales occidentales ni à Pékin. Les multinationales sont fascinées par la taille et le dynamisme d’un tel marché mais, dans leur dos, Pékin, qui contrôle l’accès à son marché, est bien décidé à utiliser ce levier pour se les subordonner.

Grâce à des réserves en or et en devises qui sont globalement supérieures à 5 000 milliards de dollars, elle est devenue la première puissance financière comme cela éclata au grand jour en 2009 : le FMI lui-même, manquant alors de ressources pour financer les nombreux pays émergents qui étaient alors en grandes difficultés financières (Ukraine, Hongrie, Pologne, Turquie, pays baltes…) fut amené à contracter un très gros emprunt auprès du seul pays en capacité de le lui consentir, la Chine ; en contrepartie, celle-ci obtint alors, à titre définitif, un poste de vice-directeur du FMI.

Certes, les États-Unis restent encore la première puissance monétaire du monde parce qu’ils émettent le dollar qui demeure la monnaie du monde, la monnaie avec laquelle les divers pays doivent s’acquitter de leurs importations de pétrole et autres matières premières. Mais la Chine, patiemment, ne cesse de prendre des initiatives et de marquer des points pour mettre en cause ce statut privilégié du dollar et pour substituer ultimement le yuan monnaie du monde au dollar monnaie du monde.

On le voit, globalement, la puissance géo-économique des États-Unis équilibre encore celle de la Chine. Mais la dynamique est malheureusement en faveur de la Chine : une superpuissance déclinante, les États-Unis, fait de plus en plus difficilement face à une superpuissance ascendante, la Chine, qui, elle, rêve de leur ravir l’hégémonie mondiale ("le rêve chinois" si cher à M. Xi Jinping).

Quel niveau d'influence cela lui donne-t-il concrètement sur ses partenaires ? La Chine, autrefois adepte du low profile, profite-t-elle désormais ouvertement de son poids économique pour faire pencher n'importe quelle négociation économique dans son sens, et comment cela se manifeste-t-il concrètement ?

Comme déjà suggéré ci-dessus, Pékin s’est donné pour stratégie de gagner l’hégémonie géo-économique pour ensuite atteindre l’hégémonie géopolitique.

Le parcours pour atteindre l’hégémonie géo-économique consiste à accumuler toutes sortes de leviers à partir du levier initial : la sur-compétitivité colossale du made in China. C’est grâce à cela que la Chine a concentré sur son territoire la production manufacturière, les emplois ouvriers, les investissements industriels et la technologie des multinationales occidentales. A son tour, cela a permis de propulser la Chine au premier rang sur les plans commercial et industriel d’abord, sur le plan économique et sur le plan financier ensuite. Au total, grâce à tout cela, la Chine dispose d’ores et déjà de multiples moyens d’intimidation ou de récompense pour extraire toutes sortes d’avantages de la part des grandes multinationales comme des États souverains.

Je me limiterai ici à un seul exemple, celui qui est peut-être le plus significatif :

En novembre 2011, deux mois après le décès de Steve Jobs, le cours d’Apple culminait autour de 730$ l’action, ce qui en faisait d’ailleurs la première capitalisation boursière du monde. Le succès d’Apple prenait outrageusement appui sur la Chine : tous les produits Apple étaient produits en Chine (principalement par Foxconn, son sous-traitant) et Apple disposait par ailleurs d’une excellente pénétration du marché chinois grâce à une excellente image auprès de la classe moyenne chinoise.A cette date de novembre 2011, brusquement, l’Etat chinois et le Parti Communiste chinois amorcèrent une campagne de grande ampleur contre Apple sur les réseaux de télévision chinois. Apple y fut en particulier accusée de pratiquer en Chine des prix sur ses produits plus élevés que partout ailleurs dans le monde et de délivrer en Chine un service après-vente moins bon que partout ailleurs dans le monde. Les 85 millions de membres du Parti communiste (qui constituent à eux seuls une partie importante de la classe moyenne) captèrent le message subliminal et interrompirent largement leurs achats de produits Apple. La baisse brutale de la part de marché qui en résultat pour Apple sur le marché chinois qui est devenu le marché mondial de référence et la détérioration subséquente des perspectives de profit d’Apple furent rapidement sanctionnées par les analystes boursiers. En quelques mois, le cours de Apple s’effondra de 730 à 400$. Deux ans plus tard, le cours n’a remonté que difficilement pour atteindre environ 550$.

Énorme leçon donnée d’un seul coup par Pékin à toutes les multinationales : nous disposons d’une formidable capacité de nuisance à l’encontre de votre entreprise, de ses profits, de son cours de bourse, de ses dividendes et du bonus de ses managers.

Dès lors, toutes les multinationales, non seulement s’abstiennent de déplaire à Pékin, mais parfois même vont jusqu’à paralyser des initiatives de l’Etat dont ils sont ressortissants pour mieux devancer les souhaits de Pékin. Comment donc expliquer le comportement formidablement énigmatique de Madame Merkel qui est allée faire obstruction à la démarche entamée par Bruxelles contre Pékin pour concurrence déloyale des entreprises chinoises sur les panneaux solaires, alors même que la principale entreprise défendue dans ce dossier est une grosse PME manufacturière qui est allemande et qui opère en Allemagne ? Ne peut-on imaginer que Pékin, dans la coulisse, n’ait menacé BMW, Mercedes et Voilkswagen de rétorsion sur leurs ventes sur le marché chinois si elles ne parvenaient pas à mobiliser Madame Merkel pour qu’elle fasse obstruction à Bruxelles ?

Ouverture de zones de libre-échange, petites concessions démocratiques : la lente transformation du modèle chinois tenu d'une main de fer par le PCC peut-elle remettre en cause, à terme, cette domination économique ?

Tout d’abord, il convient de remarquer que les annonces faites par M. Xi Jinping peu après le troisième plenum du Parti Communiste Chinois se singularisent par leur flou et par leur absence totale de calendrier contraignant. Ce ne serait pas la première fois que le PCC enverrait de la poudre aux yeux pour mieux aveugler à la fois les dissidents chinois et les diplomates étrangers. Exemple : la suppression, annoncée par M. Xi Jinping, des camps de travail peut fort bien se traduire concrètement par un simple changement d’étiquette sans que rien ne change ni pour les détenus ni pour la société civile chinoise.

Ensuite, ces annonces ne sont ni des concessions aux partisans chinois de la démocratie, ni non plus des concessions aux pays démocratiques de la planète. En réalité, si elles se concrétisaient, elles seraient des réformes à la fois très nécessaires compte tenu d’exigences nouvelles et très compatibles avec le maintien du régime politique en place.

Exemple : L’annonce (sans calendrier) d’une modification du système du hukou (les travailleurs qui migrent de l’intérieur vers la côte ne peuvent obtenir le permis de résidence sur la côte et se trouvent dans la situation d’un sans papier sans droit et très vulnérable à tout point de vue) correspond au fait que les paysans de l’intérieur sont devenus de plus en plus réticents à émigrer vers la région côtière pour y faire un travail ouvrier très mal rémunéré. Dès lors que Pékin conclura que le système du hukou doit être modifié pour que les flux migratoires se positionnent comme il lui paraît nécessaire, il le fera. C’est pour Pékin une volonté d’adaptation beaucoup plus qu’une volonté d’humanisation.

Autre exemple : L’annonce d’une zone de libre convertibilité pour le yuan dans une zone géographique autour de Shanghai n’est pas non plus une concession de Pékin. C’est au contraire une nouvelle initiative offensive de sa part pour aboutir ultérieurement à débouter le dollar du privilège qui reste encore le sien. Une des faiblesses du yuan, en comparaison du dollar, est son manque de convertibilité : les étrangers ne peuvent, sauf cas de figure dûment documenté, ni convertir des devises en yuan ni non plus convertir des yuans en devises. Pékin, dans le but de convaincre les banques centrales étrangères de préférer le yuan au dollar, leur a déjà consenti une exception majeure : elles peuvent, elles, désormais convertir leurs avoirs de change, de devise en yuan et de yuan en devise. Mais pour mieux les convaincre, Pékin entreprend de leur prouver que dans un avenir proche, n’importe quel étranger pourra librement transformer des devises en yuans et des yuans en devises.

Au total, si elles se concrétisaient, les annonces récentes de M. Xi Jinping ne pénaliseraient nullement l’ascension géo-économique de la Chine. Au contraire, comme on l’a vu avec la convertibilité graduelle du yuan, elles pourraient même accentuer encore son ascension géopolitique.

Quelles autres failles du système chinois seraient susceptibles de changer la donne ? La puissance économique chinoise et sa domination est-elle désormais à toute épreuve ?

Je me situe à l’exact opposé de la thèse présentée par le livre La Chine, une bombe à retardement, livre qui expliquait que le danger le plus important pour le reste du monde était en réalité une prochaine implosion économique et politique de la Chine. L’évolution récente de la Chine infirme complètement cette thèse. Je fais au contraire partie des quelques analystes qui refusent de spéculer et encore moins de tabler sur d’éventuelles faiblesses de Pékin pour rééquilibrer le rapport de forces entre Pékin et le reste du monde. S’il veut résister à Pékin et à sa stratégie, le reste du monde doit se mobiliser, et se mobiliser sur un objectif adéquat et pertinent.

Si on assiste depuis 12 ans à une ascension fulgurante de la Chine sur le plan géo-économique, c’est parce que le reste du monde a laissé Pékin s’emparer d’un privilège commercial ahurissant : en 2001, alors même que le coût salarial horaire des ouvriers en Chine était alors 80 fois inférieur à celui des États-Unis et de l’Europe occidentale et 9 fois inférieur à celui de pays comme le Mexique, les autres pays ont admis la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), ce qui les amenait ipso facto à renoncer à se protéger par la voie douanière des produits made in China ; ces mêmes pays ont également admis que la Chine puisse maintenir son privilège en tolérant que, par des interventions répétées, elle restreigne considérablement l’appréciation du yuan contre dollar et euro, en dépit d’excédents commerciaux massifs et renouvelés.

C’est ce privilège commercial qui a déjà permis à la Chine de venir rivaliser à parité avec les États-Unis, aujourd’hui sur le plan géo-économique et demain sur le plan géopolitique. C’est ce privilège commercial qu’il faut désormais remettre en cause.

C’est seulement si le reste du monde se ressaisit rapidement que la stratégie de Pékin pour atteindre l’hégémonie mondiale pourra être mise en échec. Et pour cela, il faut un chef d’orchestre. A ce jour, seuls les États-Unis sont en capacité de construire une contre-offensive et une coalition susceptibles de mettre en échec la stratégie de Pékin.

Le problème, comme l’a fort bien exprimé récemment M. Edward Luttwak, c’est qu’il y a deux politiques de Washington  à l’égard de la Chine : la politique contre-offensive préconisée à la fois par le Département d’Etat et par le Pentagone (tous deux s’effraient à juste titre de la volonté et de la capacité de Pékin à monter en puissance sur tous les fronts) et la politique passive maintenue par le Département du Trésor, beaucoup trop sensible aux intérêts à court terme des multinationales américaines et de Wall Street, qui tend à consentir trop de concessions à Pékin et à faire obstruction aux initiatives offensives à son encontre.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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