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Comment l'idéologie des "anti" a triomphé en plein postmodernisme
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

Bonnes feuilles

François-Bernard Huyghe publie "L’art de la guerre idéologique" aux éditions du Cerf. Pourquoi les convictions des "élites" ne séduisent-elles plus les masses ? Comment une guerre idéologique, que les libéraux avaient l'habitude de remporter, a finalement basculé ? Extrait 1/2.

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Pendant une période qui suit la chute du Mur, beaucoup se persuadent, sinon comme Fukuyama, que l’Histoire est finie, du moins que toute opposition à la société ouverte est obsolète et qu’un modèle l’a emporté. Reste à liquider les dernières poches de résistance archaïques. Il faut aussi quelques interventions militaires (Golfe, ex-Yougoslavie…) pour aider les peuples à se libérer. Mais le sens de l’Histoire semble affaire assurée. Le démenti vient vite. 

Nous avons vécu le soulagement postmoderne : chute de l’empire soviétique et déclin des doctrines conquérantes. Nous avons connu la « mélancolie démocratique », l’ennui de ne plus avoir d’ennemi. Nous avons cru à l’enchantement des technologies de l’information, remède à l’incertitude et au conflit. Puis nous avons déchanté. Ce que d’autres appelaient domination de la pensée unique se révéla n’être ni unique ni dominante. Elle se heurtait à une double contestation. 

La première était « archaïque », identitaire, djihadiste, notamment. Après le 11 Septembre et la fin de la mondialisation heureuse, le spectre de la démocratisation tragique. Ce sera la guerre à la Terreur qui programme l’extension par la force, d’un modèle occidental. Le « tsunami démocratique » était censée gagner le monde depuis le Proche-Orient, comme pensaient les néoconservateurs, théoriciens de la Bonne Puissance. Elle a échoué que ce soit son volet militaire, guerre préemptive contre les États voyous, changements de régime… Elle a échoué dans son volet politique : démocratiser le Grand Moyen Orient, assécher les sources du terrorisme qui sont les tyrannies et l’obscurantisme. Elle a échoué en termes de contagion des idées. 

Quand se révèle la dimension du péril jihadiste, le premier réflexe est d’ailleurs d’en nier le projet pourtant explicite et argumenté. D’où la pauvreté de l’explication alternative par les Occidentaux : c’est un problème d’extrémisme violent ou de radicalisation. Des gens qui passent leur temps à dire qu’ils combattent pour réaliser un ordre divin, donneraient un alibi à leurs appétits de violence. Ils tomberaient dans le jihad comme on tombe dans l’alcoolisme, la délinquance ou la drogue, pour des raisons socio-économiques que nos systèmes régulent mal. La pauvreté de l’explication en révèle surtout sur ceux qui l’emploient. 

Avec le djihad, la pensée unique libérale a rencontré l’altérité absolue. Elle refuse le fondement même d’une démocratie, condamné par la prééminence de la parole divine. Elle inverse l’idéal d’une expansion illimitée de l’individu, de ses jouissances et de ses droits et impose l’obéissance absolue et de dévouement illimité à la communauté. D’où l’extraordinaire inefficacité des arguments anti-djihadistes : c’est méchant, ce n’est pas vraiment dans le Coran, tu risques ta vie, tu t’épanouirais bien mieux chez nous après un petit stage, etc. 

Au cours des premières années du millénaire, il faut aussi rappeler qu’il y a des milliards de Chinois, Russes, Indiens, Brésiliens, etc. qui ne désirent se soumettre ni au modèle ni au soft power occidental : l’enchaînement automatique libéralisme économique, État de droit, société ouverte, libéralisme culturel ne fonctionne pas. Ou ne séduit plus. Car il se produit une scission interne : les classes inférieures ou périphériques votant Trump aux États-Unis ou illibéral en Europe n’y croient plus. La soft-idéologie aura duré une génération. Le monopole du modèle occidental moins encore. 

Les questions oubliées ressurgissent : l’identité, l’autorité, la protection. Face à cela, la pensée dominante a produit de nouvelles grilles d’explication et le macronisme en est le meilleur exemple. Son contenu positif n’est pas très différent de celui que professent la plupart des partis de gouvernement occidentaux : libéralisme économique et sociétal, européisme, transition écologique, rééquilibrage de l’État providence, libre-échangisme. Stratégiquement, le discours du « et en même temps » a très bien fonctionné pour rassembler droite traditionnelle et droite branchée, plus une gauche moderniste récupérable. Mais le macronisme est surtout remarquable par sa capacité d’évoquer les dangers contre lesquels il serait la seule protection : populismes, ambitions géopolitiques étrangères, idées extrémistes, tendance illibérales, etc. 

La nouvelle vulgate distingue deux camps, ouverts modernes versus radicalisés et loi des temps contre anti-pensée. L’idéologie est assimilée à un passé qui revient (autoritarisme, stalinisme, nationalisme) et à un inconscient qui remonte. Le retour de…, les thèses qui « oseraient » s’exprimer, et ceux qui « lèveraient un tabou ». 

L’idéologue aujourd’hui, c’est l’anti. La montée d’idées anti-libérales, anti-européennes, anti-mondialistes, anti-système suscite des réflexes de défense. Leur succès ne s’expliquerait pas par le brio de ses théoriciens, par les intérêts objectifs de ceux qui y adhèrent, par des fractures sociales ou culturelles ou par des expériences historiques. L’incompréhension du Système est incompréhensible. Elle traduit un anachronisme, un inconscient ou une allergie à la vérité.

Extrait du livre de François-Bernard Huyghe, L’art de la guerre idéologique, publié aux éditions du Cerf

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