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Une personne tient une pancarte lors d'une manifestation dans le cadre du mouvement Youth For Climate, dans le centre de Paris, le 19 mars 2021.
Une personne tient une pancarte lors d'une manifestation dans le cadre du mouvement Youth For Climate, dans le centre de Paris, le 19 mars 2021.
©Thomas SAMSON / AFP

No Future

Une vaste étude menée par l’Institut Montaigne révèle que les 18-24 ans ne s’intéressent plus à la politique dans des proportions impressionnantes. Et si l’incapacité à se projeter dans un avenir désirable était en jeu ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Une vaste étude menée par l’Institut Montaigne révèle que les 18-24 ans ne s’intéressent plus à la politique dans des proportions impressionnantes. A quel point le phénomène est-il prégnant ? Qu'y a-t-il de marquant dans cette étude ? Comment l'expliquer ?

Christophe Bouillaud : Cette étude menée par deux collègues de grande expérience, Olivier Galland et Marc Lazar, me parait d’une grande richesse, et, à vouloir la résumer en quelques mots, on risque de manquer la complexité du tableau de la jeunesse française en 2022 qui est ainsi dressé.

De fait, le premier acquis de cette étude, certes comme de bien d’autres avant elle, est  de rappeler fortement qu’il n’y a pas une jeunesse, mais des jeunesses, et que ces dernières ne sont pas sorties de nulle part si j’ose dire. Tous les jeunes ont une famille, une histoire sociale, économique et politique, qui contribuent à expliquer qu’ils sont loin d’être tous pareils. Les auteurs expliquent ainsi que la condition matérielle des jeunes dépend beaucoup de celles de leurs parents. Est-ce une découverte ? Non sans doute, mais il est bon de le rappeler dans le cadre d’une discours destiné à être publicisé. De même, les deux auteurs utilisent un intéressant indicateur du nombre de livres disponible au domicile des parents – un indicateur du « capital culturel » des parents. Les résultats sont peu surprenants : plus vous êtes issu d’une famille qui possède de nombreux livres, plus vous vous positionnez politiquement sur l’axe droite-gauche ou plus vous vous sentez proche d’un parti politique.

De fait, c’est là sans doute le constat le plus marquant : pas tant le fait que les jeunes ne s’intéressent pas à la politique, que le fait qu’une moitié d’entre eux ne sait pas s’y repérer. 43% des jeunes interrogés ne se positionnent pas sur l’axe gauche-droite, et 55% se déclarent sans aucune proximité avec un parti. Mais il faut fortement nuancer ce constat d’ensemble : ces deux indicateurs de désaffiliation, ou de désorientation, sont très liés au niveau d’étude, au statut professionnel, etc., et il peut y avoir des combinaisons qui renforcent parfois la politisation. Les auteurs font remarquer que les jeunes pas ou peu diplômés qui subissent des difficultés matérielles d’existence  ne se situent pas sur l’axe droite-gauche (69%), mais qu’inversement des jeunes au diplôme supérieur à bac+2  qui subissent des difficultés matérielles  ont rarement une telle difficulté de positionnement sur cet axe droite/gauche (15%).  En toute probabilité, un jeune plus éduqué saura mieux identifier les raisons économiques sociales à la source, selon lui, de ses difficultés matérielles, et aura su trouver le discours qui lui correspond le mieux.

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Par ailleurs, le fait d’être une jeune femme semble avoir un effet très fort sur la désaffiliation partisane (61% contre 50%),  et sur la difficulté à se positionner sur l’axe gauche-droite (49% contre 37%). On semble voir réapparaitre un écart homme/femme sur ce point. Or cela ne veut pas tant dire, selon les autres données de l’étude, que les jeunes femmes ont moins de causes à défendre, en particulier parce qu’elles entendent bien défendre la leur, mais qu’elles ne trouvent pas d’offre politique qui corresponde à cette demande.

De fait, à travers cette étude, on voit bien se dessiner une polarité majeure dans la jeunesse : d’une part, ce que les auteurs appellent « les démocrates protestataires », une jeunesse plutôt éduquée qui suit encore à peu près la vie politique en ne se faisant pas trop d’illusions (39% des enquêtés), et, d’autre part, les « désengagés », une jeunesse, surtout masculine, moins éduquée qui n’y comprend plus rien du tout  et qui n’en attend rien du tout (26%), les jeunes « révoltées » (22%), plutôt féminines, qui connaissent des difficultés matérielles, se déclarent plus souvent malheureuses et sont plus tolérantes avec la violence contre les institutions, et les « intégrés transgressifs » (13%) , des jeunes heureux, peu diplômés et pas trop regardants sur le respect des règles de la vie sociale.

Eric Deschavanne : Quand on parle des jeunes, il convient de distinguer l’effet d’âge et l’effet de génération. Du fait du retardement de l’entrée dans la vie adulte, lié à l’allongement de la durée des études, il est dans l’ordre des choses que la jeunesse ait un rapport distancié et abstrait à la politique. Les auteurs du rapport identifient cependant un effet de génération : non parce qu’il y aurait une rupture avec les générations précédentes mais, à l’inverse, en raison du prolongement de tendance que l’on observe. Le contraste entre les générations n’apparaît saisissant que si l’on compare la nouvelle génération avec celle des boomers. Cela signifie que la transformation du rapport à la politique est une tendance historique qui ne concerne pas exclusivement les jeunes et que l’on doit pouvoir expliquer par des facteurs historico-politiques.

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Avant de chercher à l’expliquer, il faut d’abord en identifier la nature. Le phénomène majeur est la désaffiliation politique, l’incapacité grandissante à s’identifier à un parti politique et à se positionner sur l’axe droite-gauche. Cette tendance est associée à une augmentation de la défiance à l’égard de la démocratie représentative et de la classe politique, jugée « corrompue ». Cette distance à l’égard de la politique est toutefois socialement inégale, les catégories sociales les plus aisées et les mieux éduquées étant plus concernées par la politique et moins défiantes à l’égard de la politique démocratique.

Les auteurs du rapport dressent une typologie des modes d’implication politique de la jeunesse. Paradoxalement, une majorité apparaît politiquement concernée : 39% des jeunes ressortirait au type des « démocrates protestataires » et 22% à la catégorie des « révoltés ». Les « désengagés » ne représenteraient que 26% des jeunes ; il faudrait ajouter à ces trois profils le type étrange des « intégrés transgressifs », une minorité de jeunes (13%) bien intégrés mais complaisants à l’égard de la violence et des comportements déviants. Ce qui selon moi permet de penser l’unité de cette diversité de profils et de tendances est l’absence du sentiment d’une responsabilité politique pour le devenir historique du pays. Il n’y a pas, parmi les profils identifiés par les auteurs du rapport, de « démocrates responsables » ou « d’intégrés responsables » adhérant à un projet pour la France positif et construit. L’intérêt pour la politique, lorsqu’il existe, est relatif soit à une vague préoccupation écologique dénuée de traduction stratégique motivant un engagement politique, soit à des questions morales, telle que la violence faite aux femmes, dont on peut convenir qu’elles n’engagent guère le destin politique de la nation.

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Dans quelle mesure la perception de l’avenir s'est-elle ternie à mesure des générations ? Qu’est ce qui a changé et mené à cette issue ? Les ressorts de l’optimisme pour le futur se sont-ils épuisés ?

Eric Deschavanne : À tort ou à raison, nous avons perdu foi en la capacité de produire un projet de politique économique susceptible de transformer radicalement la situation économique et sociale au niveau national. La rupture avec le capitalisme ne fait plus recette et les souverainistes ont jeté l’éponge. Les jeunes, surtout bien entendu ceux qui ne sont pas en situation d’échec dans les études, ont toujours foi dans l’entreprise et dans leur propre capacité à maîtriser leur destin, mais ils ne placent pas leur optimisme dans un projet politique. S’ajoute à cela « l’archipelisation » de la société, produit des bouleversements économiques liés à la mondialisation, qui a ruiné les anciennes alliances de classes et ne favorise pas l’identification collective à un projet politique fédérateur.

Y-a-t-il chez les jeunes, un manque d’avenir désirable y compris pour ceux qui sont les plus alarmés par les questions climatiques ou ceux plus inquiets pour les menaces civilisationnelles (ceux se reconnaissant par exemple en Eric Zemmour) ? Une difficulté à se projeter dans l’avenir ?

Christophe Bouillaud : L’enquête ne permet pas  vraiment de répondre directement à cette question. En fait, sur le point des questions climatiques, l’enquête tend plutôt à montrer que les jeunes en général ne sont pas beaucoup plus inquiets de cette question que les générations plus âgées. Ils ne sont pas beaucoup plus nombreux que les générations précédentes à accepter l’idée d’une baisse de niveau de vie pour sauver le climat (9% seulement).

Et pour ce qui concerne les « menaces civilisationnelles à la Zemmour », c’est plutôt Zemmour qui doit s'inquiéter de ces résultats ! En effet, cette enquête confirme que les jeunes sont plus ouverts, tolérants, soucieux des violences sexuelles et sexistes, etc. que leurs aînés. La plupart veulent une France ouverte sur le monde, pas xénophobe, et, visiblement, s’ils veulent bien se priver de voiture, ils ne veulent guère se priver de prendre l’avion, justement parce qu’ils sont, comme disent les auteurs, cosmopolites dans leur majorité. Il faut d’ailleurs remarquer que la proximité partisane déclarée envers le RN est plus faible chez les jeunes que chez les générations plus âgées. Ce n’est guère que les jeunes ruraux que les auteurs voient une majorité pour le refus de l’ouverture sur le monde. On voit d’ailleurs là l’apport de cette étude : Zemmour fait presque 15% dans les sondages d’intentions de vote, mais, en réalité, dans la jeunesse, il ne représente pas grand-chose. Cela ne se verra sans doute pas électoralement en avril prochain, parce que beaucoup de ces jeunes qui portent des valeurs d’ouverture n’iront pas voter. Le retard que les jeunes mettent à participer électoralement risque de leur réserver de bien mauvaises surprises, comme celles qu’ont connues les jeunes Britanniques lors du vote du 2016 sur le Brexit.

Eric Deschavanne : Le problème n’est pas la jeunesse. La jeunesse est le reflet de son époque et le produit de la génération qui l’a éduquée. Il n’y a d’ailleurs pas de déficit d’optimisme et « d’avenir désirable » chez les jeunes. Le rapport de l’Institut Montaigne montre que la jeunesse est plutôt heureuse, optimiste, mobile, dotée d’aspirations professionnelles et existentielles qu’elle espère pouvoir concrétiser. Ce qui fait défaut, au sein même des générations adultes qui ont la société et la jeunesse à charge, ce sont les projets politiques pour la nation, ce qui supposerait d’être en mesure de produire un diagnostic, des objectifs prioritaires et une stratégie pour les réaliser, ainsi bien sûr qu’une population pour s’y intéresser. Sauver la planète ou la civilisation, ce sont des ambitions abstraites, faussement grandioses, sans véritable contenu politique. La nature du choix démocratique s’en trouve transformée : il s’agit d’exprimer une préférence morale. L’éthique de la conviction est partout, l’éthique de la responsabilité, nulle part.

Face à des discours politiques laissant peu de place à l’optimisme pour le futur, l'étude montre-t-elle qu'un désintérêt de la chose publique et de la démocratie est une conséquence logique ?

Christophe Bouillaud : Non, le lien n’est pas fait, et il ne peut pas être fait. Par contre, l’étude montre à mon sens que c’est bien la non-prise en compte des intérêts et des demandes des jeunes, et avant eux, de celles de leurs parents, qui a provoqué un doute sur la démocratie, la politique, etc. Tout ce tableau est d’abord la conséquence du fait que, globalement, les classes populaires de ce pays, qui représentent la majorité de la population, n’ont eu qu’à se plaindre des choix économiques et sociaux des 50 dernières années, il ne faut pas trop s’étonner  alors que leurs enfants ne soient pas plein d’enthousiasme pour notre vie politique. La crise du Covid est un rappel de cette situation : qui a particulièrement souffert de celle-ci ? Les jeunes qui n’avaient pas de parents pour les aider matériellement. Qu’a fait le gouvernement ? Refus net et radical d’ouvrir à tous ces jeunes le RSA, et quelques aides ponctuelles qui n’ont fait que les humilier un peu plus. Quant aux jeunes intégrés, s’ils ne souffrent pas autant que cette jeunesse populaire, ils ont des aspirations qui ne passent plus dans la vie politique, ou qui y passent très mal. C’est le cas en particulier des aspirations des jeunes femmes.

Bref, il ne faut pas aller chercher dans un éventuel esprit déprimant du temps ce qui ressort surtout d’un système politique de plus en plus défaillant qui ne tient plus compte de l’avis de la majorité sociologique de la population dans ses prises de décision, et cela depuis un bon bout de temps désormais.

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