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Ce que la multiplication des troubles alimentaires révèle des maux de notre société
©Paul ELLIS

Miroir, mon beau miroir

Chaque année, un Français jette en moyenne 20 kilos de nourriture, dont 7 kilos de produits encore emballés. Afin de lutter contre le gaspillage de nourriture, Guillaume Garot, le ministre délégué à l’Agroalimentaire, a dévoilé vendredi 14 juin un plan d’action en onze mesures.

Catherine Grangeard

Catherine Grangeard

Catherine Grangeard est psychanalyste. Elle est l'auteur du livre Comprendre l'obésité chez Albin Michel, et de Obésité, le poids des mots, les maux du poids chez Calmann-Lévy.

Elle est membre du Think Tank ObésitéS, premier groupe de réflexion français sur la question du surpoids. 

Co-auteur du livre "La femme qui voit de l'autre côté du miroir" chez Eyrolles. 

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Atlantico : Emissions télévisées, livres de "régime miracle" à répétions, coaching alimentaire : l'alimentation et ses effets sur notre santé sont au centre de notre société. Comment expliquer que se nourrir, besoin épicurien fondamental, ou justement ne pas se nourrir soit devenu une obsession ? 

Catherine Grangeard :La place de la nourriture a changé. C’est certain. Nous voyons tout d’abord en un demi-siècle son offre passer de boutiques de centre-ville/village à d’immenses surfaces en périphérie. Cette géographie permet d’un seul coup d’œil de visualiser ce dont nous allons parler à l’échelle d’un individu. L’exubérance des quantités, des variétés mène à la démesure.
A l’échelle de l’individu aussi, il y a déplacement. Se nourrir pour subsister, et de temps en temps y prendre du plaisir, lors des fêtes essentiellement, s’inverse. Le plaisir prend le pas. La réalité du besoin vital de manger, la satiété, y sont annexées. Du coup, ce que nous pouvons nommer "obsession", pourquoi pas, prend, pour certains, une dimension inconnue jusqu’alors. 

Les troubles de la conduite alimentaires ont-ils toujours existé ? Certains d’entre eux sont-ils propres à notre époque comme l’orthorexie dont on a du mal à imaginer qu’elle ait pu exister plus tôt dans l’histoire ? 

Bien sûr, quelques individus, isolément, étaient d’un côté ou de l’autre de l’échelle, dans le trop ou le trop peu. Il y avait Gargantua. Désormais, des groupes entiers sont dans des excès. Il y a effectivement un effet de la malbouffe, une réponse qui, à l’inverse, consiste à faire trop attention à ce que l’on mange, l’orthorexie. C’est une attitude qui exagère les soucis de nourriture saine et bonne pour la santé. Pour qu’elle existe, en dehors de cas isolés de phobie de nourriture, il faut un moment social où la nourriture est source d’inquiétude parce qu’elle est contaminée par des polluants, parce qu’elle est responsable d’obésité, parce qu’elle se présente régulièrement à la une des médias comme ayant été trafiquée, pour de multiples causes… Ainsi, une réaction excessive se produit chez des personnes qui préfèrent anticiper et trouvent ainsi une bonne raison, socialement assise sur des éléments bien réels, à extérioriser une phobie de salissure, de contamination par l’autre, etc…Voilà comment tout commence !

Les troubles de la conduite alimentaire sont-ils des obsessions individuelles ou le résultat de la pression sociale ? 

Nous voyons une interaction, avec des degrés de combinaison de ces composants. La rencontre des deux, les origines individuelles et sociales créent des troubles qui correspondent à une société à un temps T. Chacun y réagit différemment et en fonction de ses particularités personnelles, l’articulation singulière se produit pour mener à cette répétition qui caractérise l’acte de se nourrir. Sans oublier qu’au tout début, le bébé est nourri. Ainsi une dépendance est forcément inscrite. La façon dont tout cela s’est passé est tout autant une marque indélébile.

Quels sont les principaux troubles qui touchent la France ? Que révèlent-ils de ceux qui en souffrent ? 

Les troubles alimentaires sont des exagérations pourrions-nous résumer. Ainsi, dans le trop et le trop peu, c’est bien visible à l’œil nu. Les "trop maigres", les anorexiques valorisées, comme les mannequins en sont les symboles, fabriquent de l’obésité : de nombreuses jeunes filles se trouvent trop grosses à l’adolescence et veulent perdre du poids pour ressembler à ces modèles décharnés. Elles peuvent ainsi virer côté anorexie ou yoyo… c’est-à-dire ne pas supporter la restriction alimentaire et osciller entre trop se nourrir et s’affamer. Le yoyo du poids suit alors cette désorganisation. La boulimie s’en suit éventuellement. Certaines obésités partent de là, mais pas toutes…

D’autres correspondent à un refuge dans la nourriture pour des raisons diverses et variées, aux origines multiples aussi. Certaines fois, la nourriture en excès est le seul plaisir que trouve quelqu’un dans une existence malheureuse, et quel que soit l’âge. Alors, cette "solution" devient à la longue un nouveau problème. Un engrenage complexe enferme dans un cercle vicieux cette personne en grosse difficulté avec bien autre chose que l’aliment, au démarrage. C’est pour cela que tous les régimes alimentaires restrictifs sont alors tout à fait inutiles et inappropriés puisque le vrai problème est ailleurs, en amont. Les régimes sont aussi des causes de dérèglement nutritionnel et créent de l’obésité là où il n’y avait que surpoids ! 

Les régimes sont de vrais problèmes de Santé publique. Ils surfent sur la vulnérabilité de beaucoup face à leurs corps, sur la quête d’un idéal qui soumet à des contraintes dures et stupides là où seul un mode de vie équilibré est le garant d’un poids de forme correspondant à la personne. Les troubles de la conduite alimentaire viennent d’un non-respect de soi, de ses sensations au profit de modèles édictés extérieurement. 

Que penser des contraintes alimentaires "volontaires" que sont les interdits religieux, moraux et conditionnels ?  Sont-ils les nouveaux troubles alimentaires ?

Pas si volontaires ! Nous naissons dans un contexte, un groupe, les transmissions y existent. Beaucoup de comportements, dont les contraintes qui s’imposeront à tel individu sont un héritage. Les interdits religieux en sont un exemple-type. Certaines personnes adhéreront de leur propre chef éventuellement, ce sont des situations minoritaires, qui s’expliquent au cas par cas. Les déterminants sont, alors, à la fois personnels et sociaux. Et bien sûr, pour certains cela traduit, exprime, un certain trouble identitaire qui trouve ici à se manifester, disons sous un angle socialement acceptable aux yeux même de celui qui opte pour tel comportement.
Les interdits d’une époque, correspondant aux règles d’hygiène nécessaires en fonction du contexte, sont-ils à prendre au pied de la lettre lorsque les modes de vie ont radicalement changé ? Si l’on se place d’un point de vue rationnel la réponse est différente de celle apportée sous l’angle traditionnel. Tout dépend de ce que l’on souhaite préserver au fond.
Par ailleurs, de nouvelles modes s’implantent. Les végétariens, par exemple, sont rarement inscrits dans cette alimentation dès l’enfance. C’est un choix qui peut s’appuyer sur des critères philosophiques ou… des rejets dégoûtés de la nourriture carnée. Ce sont des assises qui peuvent s’entrecroiser tout en étant radicalement différentes dans leurs origines.

Dans quelle mesure ces contraintes volontaires sont-elles ou peuvent-elles relever d’une dimension médicale ? 

Les contraintes volontaires que sont les régimes suivis pour des raisons soi-disant esthétiques comme celles relevant d’ordre culturel, religieux sont aussi d’ordre médical si on veut… il est essentiel de discriminer l’alimentation à privilégier en raison de marqueurs médicaux, de simples analyses de sang par exemple. La santé peut être détériorée par des régimes farfelus et absurdes. Comme le dit si bien l’adage : mieux vaut prévenir que guérir…

En faisant le lien psyché-soma, tout de suite et dans toutes les situations, on éviterait de grimper dans la dangerosité des conduites.Il est essentiel de toujours considérer la singularité de chaque personne et ne pas la réduire à son comportement, fut-il alimentaire. Personne n’est unidimensionnel. A sembler l’ignorer, à prescrire à tous les mêmes recettes, il en résulte la mise en danger d’autrui. Ce qui est grave pour les plus vulnérables d’entre nous. Le désir de correspondre aux idéaux d’une époque tout comme la soumission aux diktats du beau en vigueur dans une société donnée sont à la source de dérives de comportements alimentaires. Ces dérives causent des maladies, tant physiques que psychiques. L’anorexie est mentale !

La nourriture est-elle devenue le principal mode de définition de l’individu ? 

Un des aspects de soi, c’est sûr… peut-être le principal pour certains, mais pas forcément pour tous… Il est clair que des profils de clientèle sont repérés par les chaînes de restauration rapide, celles qui sont considérées comme la malbouffe sont appréciées par les jeunes… le bio va concerner un autre profil, etc… Comme je le dis ci-dessus, un comportement ne résume pas une personne. Cela permet de donner une indication de qui on est, sans doute mais pas plus… Certaines personnes ont besoin d’être rangées dans telle catégorie pour se reconnaître !
Il y a une réelle discrimination envers les personnes en obésité, sous tous les angles, du travail au domaine amoureux. L’individu en obésité est considéré avec des qualificatifs bien peu flatteurs. Son apparence serait déterminante dans sa personnalité. Nous ne pouvons que dénoncer une telle définition d’un individu sous la seule considération de ce qu’il pose dans son assiette. Relativiser, être dans la mesure est justement ce qui est souhaitable pour quitter les troubles alimentaires dont nous déplorons ici la nocivité. Nous voyons la société actuelle catégoriser les gens en fonction de quelques critères. C’est une simplification fausse. Plus qu’une erreur, c’est une faute. Le pire étant qu’il arrive que certaines personnes particulièrement fragiles se définissent elles-mêmes en fonction de quelques-unes de ces caractéristiques et s’y enferment. Certes la complexité du monde actuel est énorme et peut paraître effrayante mais passer d’une peur légitime à une réponse simpliste, encouragée par des experts qui parlent "pour les Nuls", aggrave la phobie. Attention à ce que cela ne mène au pire...
Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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