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Un rapport de la commission d’enquête sénatoriale révèle l’ampleur du recours aux cabinets de conseil durant le quinquennat d'Emmanuel Macron.
Un rapport de la commission d’enquête sénatoriale révèle l’ampleur du recours aux cabinets de conseil durant le quinquennat d'Emmanuel Macron.
©BERTRAND GUAY / AFP

McKinsey

Le rapport au vitriol publié ce jeudi par la commission d’enquête sénatoriale révèle l’ampleur du recours aux cabinets de conseil durant le quinquennat Macron. Mais le problème est beaucoup plus profond que les cas manifestes de gaspillage identifiés par les Sénateurs.

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard est économiste, conseiller de banque centrale. Il exprime ses vues personnelles dans Atlantico.

Twitter : @SebCochard_11

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Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico : Le rapport au vitriol publié ce jeudi par la commission d’enquête sénatoriale révèle l’ampleur du recours aux cabinets de conseil durant le quinquennat Macron. Dans quelle mesure est-ce une conséquence du renoncement au politique concomitamment au rétrécissement du champ d’action de l’Etat à la fois en raison de la libéralisation de l’économie française et de la mondialisation ?

Sébastien Cochard : Il ne faut pas se tromper ici sur l'analyse du phénomène : le recours aux cabinets de conseil externes est une politique délibérée, impulsée par Emmanuel Macron, conçue et planifiée comme un élément avant-coureur de la déconstruction complète de la fonction publique française. En effet, les compétences existent au sein de l'administration. Je dirais même, sans aucune hésitation, que les plus hautes compétences sont présentes dans l'administration française. Nous savons ainsi tous que les plus brillants élèves d'une génération sont, encore en 2022, ceux qui intègrent non seulement les grandes écoles mais les grands corps de l'Etat -je pense ici bien sûr à Polytechnique et à ses écoles d'application, à l'Ecole Normale Supérieure et à l'(ex-)ENA.

Prenons l'exemple de M. Karim Tadjeddine, Directeur associé de McKinsey France, rendu célèbre auprès du public par la controverse que nous évoquons aujourd'hui. Je connais personnellement M. Tadjeddine, nous étions en même temps à la Direction du Trésor il y a une vingtaine d'années. M. Tadjeddine, outre être une personne raffinée et charmante, représente le meilleur de l'imbrication étroite de l'école de la République avec le sommet de l'Etat. M. Tadjeddine, polytechnicien, ingénieur du corps des ponts et chaussées, est ainsi parvenu directement à la tête de McKinsey car il était justement le plus compétent sur tous les sujets sur lesquels il lui avait été demandé de travailler et avait amplement fait preuve de ses qualités au Trésor.

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Que cherche donc à faire M. Macron ? Comme nous venons de le souligner, l'administration française n'a en réalité pas besoin de consultants externes car elle en a la pleine disposition en interne, grâce aux grands corps de l'Etat, grands corps que M. Macron cherche justement à démanteler. L'administration française, rappelons-le, est bâtie sur la logique de la "carrière" : de hauts cadres polyvalents, recrutés à vie par concours, y débutent puis y passent l'essentiel de leur carrière en appliquant leurs compétences aux sujets variés qui leur sont proposés au fil de leurs postes successifs. A cette logique de carrière correspond l'emploi à vie et l'appartenance aux corps de la fonction publique. 

A l'inverse, l'ensemble des pays anglo-américains, qui sont bien sûr le "parangon" de M. Macron, ont leur fonction publique fondée sur la logique de "l'emploi" : une personne est recrutée, souvent sur une base temporaire renouvelable, sur la base d'une compétence particulière sur un sujet précis, et non comme cadre généraliste. Dans ce système, il sera fait recours aux ressources externes autant que nécessaire, sur le modèle du recours aux consultants externes pointé du doigt par le rapport du Sénat.

L'incitation du recours aux consultants externes constitue ainsi une phase préalable du basculement de l'administration française de la logique de la carrière à la logique de l'emploi. L'étape suivante sera la réforme du statut des fonctionnaires par M. Macron (si le peuple lui confie un nouveau mandat), avec en particulier la fin de l'emploi à vie et des recrutements sur concours. Nous aurons été prévenus.

Charles Reviens : Il faut tout d’abord souligner un exemple de débat démocratique fonctionnel sur ce recours par l’exécutif aux cabinets de conseil. Il y a d’un côté une pratique du gouvernement tout à fait légitime dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire mais qui pose des questions d’opportunité politique tout aussi légitimes portées par les contrepouvoirs classiques, à savoir les médias et l’opposition parlementaire incarnée par le Sénat. On aurait vraiment aimé que de nombreux débats, souvent plus essentiels comme la gestion de la crise sanitaire aient été traités de la même manière au service du bien commun et de la vitalité démocratique du pays.

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Du côté des médias, le sujet est traité depuis quelque temps. On a pu noter un long article du 8 février 2021 de Politico titrant « comment les cabinets de conseil comme McKinsey ont conquis la France » mais également la contribution à Atlantico de la député LR Véronique Louwagie selon laquelle le recours aux cabinets de conseil souligne à quel point l’Etat a baissés la garder sur ses mission régaliennes de santé. Mais c’est L’Obs qui a clairement pris le leadership notamment du livre de ses deux grands reporters Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre qui ont publié l’ouvrage remarqué « Les infiltrés » portant sur la dépendance croissante de l’Etat aux cabinets et conseil et dont les meilleurs pages ont été publiées dans L’Obs du 17 février 2022. L’Obs a évoqué hier dans un nouvel article « l’inquiétante banalisation » du recours aux consultants sur le présent quinquennat à l’occasion de la publication du rapport d’enquête du Sénat.

Le Sénat constitue en effet le second contrepouvoir sur cette thématique via la création le 25 novembre 2021 d’une commission d’enquête portant sur l’influence sur l’Etat des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. La Commission a engagé depuis sa création différentes auditions publiques en commençant bien entendu par les majors du conseil en stratégie McKinsey, BCG et Roland Berger. Il y a, et c’est bien normal, des objectifs politiques derrière cette commission dont le président est Arnaud Bazin, sénateur LR, et la rapporteuse Éliane Assassi est sénatrice communiste. Les principales conclusions du rapport, très critiques, ont été rendue publiques hier.

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De façon plus générale les critiques classiques du recours par l’Etat au cabinet de conseil sont les suivantes :

- Le lien avec l’idéologie du New Public Management et une conception managériale de l’Etat pour laquelle l’Etat est en quelque sorte une entreprise comme les autres ;

- Le recours aux cabinets de conseil comme l’indicateur d’une perte de compétences de l’Etat sur des sujets stratégiques voire élémentaires pouvant aller jusqu’à une prise de contrôle partielle de l’Etat par ses cabinets ;

- La possibilité de conflits d’intérêt entre les cabinets de conseil et les membres de l’exécutifs, avec parfois (souvent ?) des contributions des grands cabinets de conseil aux écuries présidentielles les plus à même d’accéder au pouvoir ;

- La contradiction entre ce recours croissant aux prestations de conseil et la poursuite de la croissance du nombre des fonctionnaires comme en atteste une note récente du site Fipeco : 1 million d’emplois publics ont encore été créés entre 1997 et 2020, dont 137 000 sur les trois premières années du quinquennat Macron ; le candidat Emmanuel Macron s’était engagé à une réduction de 120 000 postes mais il s’est passé le contraire, crise des gilets jaunes et crise sanitaire aidant. 

Avons-nous eu trop tendance à considérer que l’Etat était le problème plus que la solution sans chercher à résoudre ses problèmes internes ? Et notamment l’incapacité du management public ?

Sébastien Cochard : Il n'y a pas d'incapacité du management public, c'est une légende idéologique colportée par les propagandistes de la destruction de l'Etat et de la dissolution dans la mondialisation. Nous le voyons d'ailleurs avec les crises répétées de la globalisation : ce sont les dysfonctionnements du secteur privé qui engendrent les crises systémiques mondiales, le sauvetage collectif étant toujours réalisé par les Etats. Ce qui est apparent au niveau macroéconomique s'observe également au niveau microéconomique : le management du secteur privé présente autant de dysfonctionnements, parfois même de nature similaire, que le secteur public. Nous retrouvons d'ailleurs les mêmes cabinets de consultants qui vont œuvrer pour conseiller les entreprises privées afin d'améliorer leur management.

Charles Reviens : Tout d’abord la crise sanitaire covid a constitué un « acid test » pour l’écosystème sanitaire français avec une performance très médiocre en 2020 (comme partout ailleurs dans les pays occidentaux) mais qui devait être rapportée au niveau particulière élevé en France des dépenses sociales et des dépenses de santé : différentes carences (masques, tests…), débordement des urgences hospitalières, pilotage de la pandémie principalement voir exclusivement en fonction des contraintes de l’hôpital public avec marginalisation de fait de la médecine de ville et faible association avec les élus.

Donc la question de l’amélioration de la performance publique, à l’aune de cet exemple comme différents autres, est posée avec plusieurs caractéristiques anthropologiques voire pathologiques hexagonales : définition claire du périmètre de l’action étatique et articulation avec les très (trop ?) nombreuses autres administrations publiques (collectivités territoriales, agences), faible culture des études d’impact et désintérêt à peu près total pour l’évaluation des politiques publiques, domination des considérations de communication politique et électorale dans les orientations des politiques publiques.

La commission du Sénat traite spécifiquement dans ses recommandations les enjeux du recours aux cabinets de conseil.

On note en particulier des considérations déontologiques et de conflits d’intérêt qui constituent effectivement un vrai enjeu.

Dans quelle mesure ce recours au cabinet de conseil est-il aussi la conséquence d’une dévitalisation de l’appareil d’Etat par la perte de ses talents, plus tentés d’aller dans le privé que de s’engager pour un état qui sape les ambitions et les audaces ?

Sébastien Cochard : Il y a indiscutablement une forme de "corruption des esprits", notamment par l'espoir d'être débauché à prix d'or par le secteur privé, qui affaiblit depuis plusieurs décennies la haute fonction publique française jusqu'à son épuisement. L'exemple le plus achevé et le plus extrême (et déjà historique) est celui des hauts-fonctionnaires qui ont mené à bien la privatisation des grandes entreprises, qui rappelons-le avaient toutes été rendues publiques par les nationalisations socialistes. Les hauts-fonctionnaires nommés à la tête de ces entreprises n'avaient ensuite de cesse que de lobbyiser leurs collègues du ministère des finances pour que l'institution qu'ils dirigeaient soit privatisée à son tour. Quand cela arrivait, ils se retrouvaient avec un salaire démultiplié et des stocks options, pour voir ensuite leur entreprise rachetée plus ou moins rapidement dans le cadre d’une OPA boursière par des concurrents étrangers, le plus souvent américains -ce pour le plus grand profit de leurs stocks options justement. Aujourd'hui, plus prosaïquement, un haut fonctionnaire sait qu'il sera recruté dans le privé assez rapidement. Créer des liens avec les cabinets de conseil, dont une partie des cadres vont ensuite eux-mêmes exercer dans des grands groupes, est toujours bon à prendre pour préparer le "pantouflage". 

Charles Reviens : On peut partir des justifications du recours au conseils mises en avant par l’exécutif, qui indique que cet usage est bien antérieur à son arrivée aux affaires, comme on le voit dans une réponse écrite en date du 26 aout 2021 à la sénatrice LR Valérie Boyer : « Le recours à des cabinets de conseil constitue une pratique courante et ancienne, tant dans les grandes structures publiques que privées, en matière d'assistance à la conduite de projets complexes. L'Etat, dans ses diverses composantes, y recourt également de manière maîtrisée chaque fois que cela semble utile et nécessaire. En aucune manière, il ne s'agit pour l'Etat de déléguer à un prestataire privé le soin de définir sa stratégie ou d'assurer le pilotage opérationnel d'un projet. »

On peut également se référer aux éléments de langage (EDL) de la circulaire de Jean Castex du 22 janvier 2022. La conduite de transformations peut conduire dans certains cas précisément identifiés à recourir à des prestations intellectuelles afin de :

- Acquérir des compétences et expertises dont l’administration ne dispose pas à un moment donné ;

- Faire face à un besoin ponctuel d’expertises et compétences complémentaires ;

- Eclairer les décideurs publics d’un regard neuf : pratiques innovantes, pratiques dans des pays étrangers ou le secteur privé.

Le recours au conseil a donc des avantages évidents incluant à la fois le recours à des compétences spécifiques éventuellement rares mais aussi le contrôle sur le prestataire liée à la relation contractuelle et financière et le cabinet de conseil et son client politico-administratif. Cela permet en outre de faire face à des aléas et à ce titre la crise sanitaire en a constitué un à la fois exceptionnel et dramatique.

Mais il faut également prendre en compte le fait que cette question sensible du recours aux cabinet de conseil se place dans le contexte de la profonde réforme de la fonction publique confiée à la ministre Amélie de Montchalin et visant au final à remettre en cause les corps de hauts fonctionnaires dont le nombre est drastiquement réduit (et supprimer l’ENA) pour promouvoir des carrières justifiées par les fonctions et le mérite, mais critiquée pour le fait d’accroitre le contrôle politique sur la fonction publique avec la question très sensible du corps préfectoral.

Quant à dévitalisation de la haute fonction publique évoquée dans la question, elle semble avérée pour des raisons multifactorielles :

écart croissant entre les rémunérations de la haute fonction publique et celles du secteur privé conduisant à une fuite de cerveau et d’expertise, particulièrement forte dans certains secteurs ministériels ;

difficultés de gestion des compétences et des carrières qui constituent un marronnier comme la réforme de l’Etat elle-même ;

et sans doute également effets de mode et de « modernité ».

Cette évolution a enfin un caractère quelque sorte auto entretenu. Moins on fait faire de choses à la haute administration, moins elle sait faire des choses et plus on a besoin d’avoir recours aux consultants dans différents domaines. Cela doit faire réfléchir par exemple les corps d’inspection mais il faut noter que certains départements ministériels gardent des très hauts niveaux d’excellence, à Bercy (budget, trésor, APE, INSEE) mais pas seulement.

Comment le quinquennat d’Emmanuel Macron, et sa vision de la politique, son saint simonisme, ont-ils renforcé la faiblesse de l’Etat, notamment en comptant sur la technostructure et sur les cabinets de conseil ?

Sébastien Cochard : Très sincèrement, je ne sais pas de quoi l'on parle quand on qualifie M. Macron de Saint-Simonien. Tout d'abord, comme c'est bien connu, M. Macron n'a pas d'idéologie, si ce n'est celle de la déconstruction systématique, qui prend souvent le prétexte de l'européisme. En l'espèce, comme nous l'avons vu en réponse à votre première question, M. Macron s'attache au contraire à déconstruire la technostructure française et à substituer à son ancienne efficacité, liée à l'excellence de son recrutement méritocratique républicain, à lui substituer, donc, l'amateurisme généralisé qui vise à la discréditer et à justifier sa relégation et son remplacement par des mercenaires extérieurs -et souvent étrangers d'ailleurs- dont le futur révèlera peut-être qu'ils avaient des conflits d'intérêts importants du fait des entreprises privées clientes de l'Etat ou régulées par lui que ces cabinets conseillaient par ailleurs. En un mot, ce bilan macronien est à l'évidence un désastre, et un second mandat apporterait certainement le clou final au cercueil de la haute fonction publique française.

Charles Reviens : Tout d’abord il faut indique qu’Emmanuel Macron est sur le point de réussir une gageure, à savoir se faire réélire hors période de cohabitation (comme François Mitterrand en 1988 et Jacques Chirac en 2002). Seul le général de Gaulle l’a fait en 1965. Cette performance poursuit un parcours inédit - il s’est qualifié lui-même de « maverick » auprès des médias américains, marqué plusieurs fois par un brillant retournement de crises majeures à son bénéfice politique : gilets jaunes, pandémie covid-19, guerre russo-ukrainienne.

La pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron est par ailleurs caractérisée par une forte méfiance voire une forte distanciation vis-à-vis des corps intermédiaires, qu’on constate par exemple par la juniorisation de l’Assemblée nationale, les fortes tensions avec l’association des maires de France-AMF, ou la volonté de nombreux élus « Macron-compatibles » de se ranger derrière Edouard Philippe pour bénéficier d’une forme de protection et de médiation au sein de la majorité présidentielle. On note également une communication fortement théâtralisée ne laissant aucune place à la confrontation politique organisée, comme le démontrent encore les modalités de présentation du programme du candidat Emmanuel Macron hier 17 mars 2021.

Tout ceci conduit naturellement à une grande appétence pour les approches technocratiques et la préférence pour le gouvernement des experts préconisé par le saint-simonisme qu’on prête à Emmanuel Macron : l’aristocratie de talents, une société dont les membres les plus compétents ont vocation à administrer la France au-delà de la légitimation par l’élection. Donc le recours important aux cabinets de conseil constitue un élément important et tout à fait cohérent avec ce paysage d’ensemble.

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