Bébé-unfriendly : la gestion soviétique des crèches à Paris<!-- --> | Atlantico.fr
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"Dès le plus jeune âge, le citoyen est encadré et préparé pour renoncer à toute forme de réflexion et d’esprit critique."
"Dès le plus jeune âge, le citoyen est encadré et préparé pour renoncer à toute forme de réflexion et d’esprit critique."
©Reuters

Kolkhoze

La Ville de Paris a intégré dans ses crèches, sans y changer une virgule, le modèle soviétique de gestion des enfants pratiqué par l’Education Nationale. Une vision de la modernité plutôt surprenante.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Il y a 23 ans, quand j’avais démarché des crèches pour mon fils, qui était encore en gestation, j’avais eu l’agréable surprise de rencontrer des fonctionnaires départementaux (les directrices de crèche, en l’espèce) attachés au projet éducatif qu’ils proposaient aux enfants. C’était un temps où l’administration parisienne fonctionnait sur les principes de responsabilité et d’engagement, indépendamment des personnalités politiques qui dirigeaient la Ville.

Cet esprit a, semble-t-il, bien disparu. J’en ai eu une confirmation ce matin dans la crèche où je voulais inscrire ma fille.

L’étonnante légèreté avec les règles de sécurité

Les lecteurs de mon blog le savent : j’habite les hauts de Belleville. Ce n’est pas Chicago, mais quand même: entre la bande qui squatte l’espace situé à 100 mètres de la crèche, et les heurts qui secouent régulièrement la porte des Lilas, on peut peut-être se permettre d’être un peu vigilant…

J’arrive donc devant les grilles de la crèche. Nous sommes le 3ème jour de la rentrée. Il est 10 heures du matin : personne pour accueillir qui que ce soit. Je sonne : mon intention est de demander un rendez-vous à la directrice de la crèche pour savoir comment elle fonctionne – préalable, à mes yeux, à toute inscription. On nous bassine tellement sur la déresponsabilisation ou la démission des parents que je trouve assez normal de me préoccuper de l’endroit où j’inscris ma fille.

Surprise : je sonne, et personne ne répond. Finalement, un père arrive et me propose de me faire entrer. Sympa…

Nous voici à l’intérieur de la crèche. Deuxième surprise : personne pour nous accueillir. Je demande au père qui m’a fait entrer : « Elle est bien cette crèche? ». Il me répond: « Je ne sais pas, on y est depuis deux jours et c’est ma femme qui s’est occupée de tout. Mais on nous en a dit du bien. »

L’autre père et moi, chacun notre bébé sous le bras, nous partons dans des couloirs désespérément vides à la recherche d’une personne susceptible de nous aider: d’accueillir son bébé à lui, de m’aiguiller vers la directrice pour mon rendez-vous. 5 bonnes vraies minutes d’errance, passées à chercher un adulte… et rien.

J’en profite pour regarder les quelques panneaux sur les murs trop vides, trop austères de cette crèche : je n’y trouve que des indications sur la tarification, la photo des employés et des menus, rien sur le projet pédagogique ou éducatif, rien sur ce qui fait vivre cette crèche au jour le jour. Franchement, j’aime pas.

Finalement, le papa à la recherche de quelqu’un pour accueillir son fils franchit une porte et j’entends des voix d’adulte : trois préposées sont installées dans une salle avec quelques gamins et nous font remarquer que nous n’avons pas mis les sur-chaussures qui protègent l’hygiène de cet espace dédié aux tout-petits. J’ai beau chercher le panneau qui renseigne cette règle, je ne le trouve pas. Là non plus, j’aime pas.

Les règles d’hygiène pas expliquées clairement dans un lieu accueillant du public, ça fait tache. Des adultes qui errent dans les couloirs d’une crèche sans être arrêtés au bout de dix secondes, rue de Belleville, dans une semaine de rentrée, j’aime pas.

La soviétisation de la petite enfance

Selon une procédure mystérieuse, on fait appeler la directrice qui annonce qu’elle me reçoit tout de suite. Là, j’aime bien.

Au bout de quelques secondes, je vois une femme arriver, qui est probablement très bien. Je lui explique que j’aimerais avoir un rendez-vous pour savoir comment fonctionne la crèche avant d’y inscrire ma fille. Elle me demande si j’ai rempli mon dossier en mairie : « Non ? alors je ne peux rien vous dire. De toute façon, tout est sectorisé. C’est la mairie qui décide où votre enfant est inscrit. Faites votre dossier avant tout. » Je lui réponds que mon immeuble est mitoyen de la crèche, que je suis donc probablement dans son secteur, mais qu’avant tout, j’aimerais savoir comment elle envisage l’éducation des enfants. « Je ne peux rien vous dire, faites votre dossier d’inscription. »

Voilà ce qu’on appelle, dans le 19ème arrondissement, une politique de la petite enfance : vous avez besoin d’une crèche ? Ne vous demandez surtout pas ce qu’on y fait, remplissez un dossier administratif, et la Ville fait le reste.

Je profite donc de ce papier pour rabâcher mes antiennes : non, je n’aime pas la bureaucratisation de nos existences, non, je n’aime pas cette logique où, sous couvert de mutualisation, les individus sont déresponsabilisés de leurs choix, de leurs droits. Payez vos impôts, remplissez des dossiers, et surtout ne vous posez pas de question.

Ce déclin est, de mon point de vue, terrible, pour une raison simple : dans le 19ème arrondissement, l’éducation des enfants est un enjeu crucial. Les pouvoirs publics passent leur temps à nous rappeler l’importance de la scolarisation précoce pour lutter contre l’échec scolaire. Et je pourrais être d’accord avec ça, si nous n’étions pas confrontés à une logique soviétique dans l’institution : les choix y sont faits loin des parents, loin des enfants, loin des adultes qui auront la charge des enfants à la place des parents, par des fonctionnaires enfermés dans un bureau, loin des problématiques concrètes. Les critères de choix sont aveugles, aseptisés : dis-moi ton adresse, et je te dirai ce que ton enfant deviendra.

Non ! Je conteste les principes de cette grande machine à discriminer, qui utilise les prétendus bienfaits d’un système mutualisé pour cliver, sélectionner, déresponsabiliser, dès le plus jeune âge. Tout est fait, dans cet univers, comme si notre vie se résumait à l’application d’une somme de procédures administratives ou techniques.

Mais, la vie, chers amis… c’est tout le contraire. C’est l’affirmation de l’esprit, c’est l’expérience de la liberté, c’est le renversement des procédures aveugles.

Une logique Education Nationale contraire à l’esprit contemporain

Vingt ans après, voici donc dans quelle misère se trouve la politique de la petite enfance à Paris. De ce qui devrait être une logique d’éducation, on est passé à une logique de garderie : inscrivez-vous, posez votre gosse, et obéissez. Ce qu’on fait de lui ne dépend pas de vous. Et ce, dès les trois mois de l’enfant.

Cette coupure avec les parents, cette logique d’enfermement de la structure sur elle-même, j’y reconnais bien la patte habituelle de l’Education nationale. On massifie, on oblige tout le monde à aller à l’école dès que possible, et on se substitue aux parents sans jamais chercher à leur dire ce qui s’y passe ni comment ça se passe.

Je comprends pourquoi nos institutions fonctionnent de cette façon : dès le plus jeune âge, le citoyen est encadré et préparé pour renoncer à toute forme de réflexion et d’esprit critique. Dès lors qu’il est pris en charge par l’institution, il doit renoncer à sa liberté individuelle, notamment à celle de regarder concrètement les fondements des principes qui gouvernent la vie collective.

Cette évanescence de l’esprit critique explique, je l’ai dit plusieurs fois, de mon point de vue, le retard que la France prend dans le monde numérique, qui fonctionne sur des principes exactement opposés à ceux qui sont transmis en France. Le monde numérique, c’est la responsabilité individuelle, l’innovation, la recherche du résultat parfois en dépit des procédures.

Responsabiliser les directrices de crèche

De ce point de vue, il me paraît salutaire d’inverser la logique à l’oeuvre dans la politique de la petite enfance, et il me paraîtrait indispensable d’y pratiquer ce qui devrait se pratiquer à l’Education nationale : l’individualisation des établissements, la responsabilisation des chefs d’établissement, et leur autonomisation pédagogique.

Il serait utile que chaque structure accueillant des enfants, les prenant en charge, disent clairement quelle est sa politique d’accueil et d’éducation. Qu’elle l’affiche. Et qu’elle en rende compte aux parents. Y compris dans le domaine de la petite enfance.

Cet article a initialement été publié sur le blog d'Eric Verhaeghe : Jusqu'ici, tout va bien.

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