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La Scandinavie n'est pas le paradis mou que vous imaginez
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Fjord de café

Égalité des sexes, société "pacifiée", générosité à l'égard des immigrés... Les attentats d'Oslo perpétrés par Anders Breivik, islamophobe et anti-féministe, ne viennent-ils pas briser tous les clichés sur la Norvège d'aujourd'hui, considérée depuis la France comme une société idéale ?

Marc Auchet

Marc Auchet

Marc Auchet est professeur émérite au Département d'Études nordiques de l'université Paris-Sorbonne (Paris IV).

Il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs, parmi lesquels (Re)lire Andersen - Modernité de l'oeuvre, aux éditions Klincksieck (2007).

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Atlantico : Quel élément vous a le plus marqué dans le traitement médiatique des attentats d'Oslo ?

Marc Auchet : Dans les premières interprétations de l'attentat, on est passés du djihadisme d'Al-Qaeda au fondamentalisme chrétien. Je ne sais pas d'où provient cette étiquette, mais les journaux norvégiens l'ont très rapidement enlevé de la circulation. En effet, Anders Breivik se recommande d'une espèce de croisade anti-musulmans, mais cela n'a rien d'un fondamentalisme chrétien !

Il ressort du document publié par Anders Breivik sur le net quelques heures avant l'attentat une véritable haine à l'égard des femmes, quasiment égale à celle de l'islam. Comment l'interprétez-vous, dans le cadre d'une société réputée pour l'égalité des sexes ?

En effet, Gro Harlem Brundtland, première femme Premier ministre de Norvège, figure de proue de la social-démocratie norvégienne, a formé le premier gouvernement à parité presque parfaite, en 1986 (8 ministres femmes sur un total de 18), et c’est elle qui était au départ visée par le terroriste.

Heureusement pour elle, elle a quitté l'île où a eu lieu le massacre un peu avant l’arrivée du terroriste. Cet égalitarisme hommes-femmes est une réalité, et il a commencé à se développer dès le XIXe siècle en Scandinavie. Le décalage avec la réalité française est évident, autant au niveau politique que dans le monde des entreprises, avec une forte présence des femmes aux postes de direction et dans les conseils d’administration. Certaines études sociologiques montrent néanmoins que le féminisme n’est plus un sujet tabou. Il est même parfois remis en question.

En ce qui concerne l'antiféminisme de Breivik, j'avoue être très étonné, car il ne me semble pas que cela soit un trait marquant de la société norvégienne contemporaine. Bien sûr, il peut y avoir des insatisfactions et des frustrations personnelles, et l'on ne doit pas faire de la société norvégienne un paradis, car des tensions existent. Mais je ne pense pas que l'on doive y voir un signe particulier de malaise sociétal.  

Le mythe autour du visage « pacifié » des sociétés scandinaves n'est-il pas brisé par l'acte d'Anders Breivik ?

Je ne crois pas, car les sociétés scandinaves dans leur ensemble ont toujours été marquées par une culture du pacifisme, à tous les niveaux. Le grand élan de solidarité qui a animé la Norvège ces derniers jours prouve que la cohésion du modèle de société norvégien n’est pas menacée, bien au contraire.

Au niveau international, on retrouve une longue tradition de neutralité et de pacifisme, entre autres pendant la Première guerre mondiale. Certes, la Norvège, le Danemark et l'Islande sont dans l'OTAN, mais ils y ont été forcés par le contexte de la Guerre Froide et il faut y voir avant tout une réaction aux expériences éprouvantes que ces pays ont faites pendant la Seconde guerre mondiale. D'ailleurs, le fait que les deux premiers secrétaires généraux de l'ONU aient été norvégien (Trygve Lie) et suédois (Dag Hammarskjöld) n'est certainement pas un hasard.

Par ailleurs, au niveau intérieur, la culture politique des pays scandinaves va toujours dans le sens du consensus. Ils sont aux antipodes de la dramatisation perpétuelle que l'on observe en France, en politique comme en économie, avec la confrontation perpétuelle de deux camps (droite-gauche, patrons-ouvriers...). Depuis le XIXe siècle, tout le système repose sur le consensus, et a toujours préféré le dialogue aux tensions. Cela se retrouve par exemple dans l'histoire du mouvement ouvrier scandinave, qui, de très bonne heure, a eu sa place à la table des négociations avec les patrons pour aboutir à des compromis, alors qu'en France, les syndicats sont plutôt dans une posture défensive et agressive.

Dans l'histoire scandinave, il n'y a d'ailleurs pas eu de révolutions violentes, même lors des grands tournants historiques : les transitions de l'ère viking au christianisme, puis du catholicisme au protestantisme, par exemple, se sont faites dans une atmosphère moins tragique que celle qui a marquée les grands changements de notre histoire nationale.

Les pays scandinaves ont donc dans leurs gênes une tendance au compromis et au consensus. L’acte d’Anders Breivik est à cet égard en complète opposition avec la culture politique scandinave traditionnelle.

Précisément, cela n'est-il pas susceptible de nourrir des frustrations chez certains individus, empêchés d'exprimer leur opposition et leur colère ?

Si, bien sûr, mais il me semble que cette exaspération s'est cristallisée autour du problème de l'immigration. En effet, je ne pense pas que l'on puisse déceler de frustrations pathologiques autour de phénomènes sociaux, car l'échelle des salaires est très réduite et les conditions sociales globalement très satisfaisantes.

Depuis une quinzaine d'années, l'immigration est devenue un problème politique majeur en Norvège, favorisée au départ par une attitude très généreuse de la social-démocratie à l'égard des réfugiés politiques, puis par la nécessité de recruter de la main d'œuvre étrangère pour alimenter une économie qui tourne à plein. On compte aujourd'hui environ 12,2 % d'immigrés en Norvège (janvier 2011), et jusqu'à 40% dans certains quartiers d'Oslo.

Contrairement à la France, cela ne pose pas vraiment de problème social, car les immigrés bénéficient de soutiens sociaux très forts - à tel point que ceux qui étaient venus pour travailler sont parfois démobilisés au regard des avantages qu'ils obtiennent à leur arrivée ! En revanche, on observe de fortes tensions identitaires et culturelles : le succès du Parti du Progrès (populiste), deuxième parti de Norvège, est symptomatique de cette hostilité d'un certain nombre de Norvégiens à l'égard des immigrés non-européens, notamment les Pakistanais, les Somaliens et les Irakiens.

L'idée que l'on se fait de la Norvège n'est-elle donc pas idéalisée ?

Si, je le crois. Les touristes étrangers reviennent souvent de Norvège avec des souvenirs de paysages impressionnants, superbes, romantiques, mais ne voient pas la réalité de très près. Ils ne se rendent pas compte que ce beau modèle norvégien a aussi ses points noirs, et on en a aujourd'hui une preuve violente avec l'attentat.

Aujourd'hui, la Norvège a un double visage : d'un côté, il y a la "Norvège de toujours", rurale, des montagnes, des lacs, des fjords et du folklore, qui a peur de perdre son identité ; de l'autre, la Norvège d'aujourd'hui, branchée sur la modernité, cosmopolite et américanisée. Ce visage nouveau est très bien représenté à Oslo, avec le nouvel opéra ultramoderne et le quartier cosmopolite du port.

Comme l’a dit l’essayiste allemand Enzensberger, la Norvège est à la fois un « musée » et un « laboratoire ». Cette tension entre le passé et le présent est de nature à créer des frustrations.  

La Scandinavie n'a-t-elle pas toujours représenté le mythe de la société idéale et rêvée pour la France, sans forcément que nous en regardions la réalité ?

La fascination du Nord, modèle et idylle, est très ancienne. On la trouve déjà dans L'Esprit des Lois de Montesquieu, qui pense que les habitants des pays froids ont quelque chose de vertueux alors que la chaleur ramollit les esprits.

Dans les années 1960, il y avait déjà un engouement très fort pour le modèle scandinave : le président Pompidou voulait faire en sorte que la société française devienne comparable aux pays scandinaves, "avec le soleil en plus" ! Le plan de nouvelle société de Jacques Chaban-Delmas, en 1969, était d'ailleurs très fortement inspiré du modèle scandinave, que connaissait bien l'un de ses conseillers... Jacques Delors !

Au moment de la dernière campagne présidentielle, c'est la « flexicurité » danoise qui a fasciné les esprits, et de nombreux dirigeants étrangers se sont rendus au Danemark pour s’inspirer du modèle de société de ce pays qui affichait à l’époque une réussite économique étonnante. Et pourtant, au début des années 1990, au moment où la Suède traversait une période très difficile, un bon nombre de commentateurs avaient estimé qu’on pouvait « enterrer » le modèle suédois. Il y a là un phénomène de mode. Les phases d’admiration succèdent à des périodes de désenchantement.

C'est bien beau de vouloir copier le modèle scandinave, mais dans le cas français, cela me semble fortement illusoire, à moins de procéder à des réformes réellement fondamentales qui bouleverseraient nos habitudes ! Comment concilier notre culture du conflit politique et syndical à celle du compromis scandinave ? Depuis la crise, on n’entend d’ailleurs plus beaucoup parler du « modèle scandinave ».

L'ambivalence de l'opinion publique française à l'égard d'Eva Joly est-elle symptomatique de cette relation de fascination et d'éloignement à l'égard du modèle scandinave ?

En quelque sorte. Au-delà de l'accent, elle est finalement très norvégienne par son comportement et ses idées. Par exemple, sa sortie sur le 14 juillet a sûrement été influencée par son expérience de la journée nationale norvégienne, le 17 mai, où ce sont les enfants qui défilent avec des drapeaux et des trompettes. Son féminisme et sa passion pour l'écologie ont aussi de quoi rappeler le modèle scandinave...

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