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Asphyxie fiscale made in France : à qui doit-on vraiment les hausses d’impôts et de taxes depuis 40 ans et qu’a-t-il été fait de tout cet argent ?
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

VGE, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande & Macron

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Atlantico : Alors que la France se trouve aujourd’hui confrontée au mouvement des gilets jaunes dans un contexte de ras le bol fiscal, quel est le narratif chronologique de la responsabilité politique en la matière depuis 1974 en France (33,5% des prélèvements contre près de 45% à ce jour), des septennats aux quinquennats en passant par les périodes de cohabitation ? 

Jacques Bichot : Il convient de rompre avec la détestable habitude qui a été prise de fondre dans une catégorie « prélèvements obligatoires » les impôts et les cotisations sociales. Si l’on remonte à l’immédiat après-guerre, les assurances sociales disposaient de ressources ressemblant davantage à des primes d’assurance qu’à des impôts. 70 ans plus tard, le méli-mélo est total : l’IFRAP et autres Contribuables associés annoncent chaque année le jour de la « libération fiscale » en considérant les cotisations sociales comme une variété d’impôts. S’ils le font, c’est parce que les cotisations sociales sont devenues, à l’instar des impôts, des « prélèvements obligatoires sans contrepartie »

Le plus amusant – dans le sens où l’on rit de ce dont on devrait pleurer – est que les seules cotisations juridiquement créatrices de droits sont les cotisations de retraite, qui économiquement ne servent en rien à préparer les futures pensions de ceux qui les versent, puisqu’elles sont destinées en « pay-as-you-go » aux personnes déjà à la retraite. Une confusion conceptuelle de grande envergure a recouvert d’une chape de plomb tout ce qui concerne les finances publiques, c’est-à-dire les recettes et dépenses de l’Etat, des collectivités territoriales et des organismes de protection sociale.

Le ras-le-bol fiscal tient largement à cette absence de relation entre ce qui est versé par le citoyen en tant que contribuable et cotisant, et ce dont il profite comme services publics et prestations sociales. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. » Ce texte à valeur constitutionnelle est violé quotidiennement par la façon dont est organisée la fiscalité française et cette parafiscalité que sont devenues les cotisations d’assurances sociales.

En 1948, première année couverte par l’annuaire rétrospectif de la France, les dépenses de l’Etat se montaient à 59 463 milliards d’anciens francs, dont 16 326 milliards de dépenses militaires : 27,5 % du total correspondait à quelque chose dont chaque Français, après les horreurs de la guerre et de l’occupation, comprenait l’absolue nécessité. Pour l’année 2018, notre budget militaire (la « mission défense ») a été doté de 34,2 milliards d'euros (Md€), soit à peine plus de 10 % des 329,6 Md€ de dépenses budgétées. En revanche, les pensions (principalement des fonctionnaires) absorbent 56,5 Md€. Quant à la charge de la dette, avec 38,2 Md€, elle dépasse les sommes consacrées à la défense nationale ! Comment les citoyens adhéreraient-ils à un tel projet ? Comment seraient-ils heureux de payer, non pour que leur pays tienne son rang dans le concert des nations, et dispose de la puissance requise compte tenu des dangers que l’on voit nous enserrer de toutes parts, mais pour financer des sottises commises à crédit et pour en commettre d’autres ?

L’une des innovations les plus néfastes fut la création de la CSG en 1991, à l’initiative de Michel Rocard. Cet homme sympathique par son désir de bien faire porte une lourde responsabilité dans la confusion qui s’est développée entre les assurances sociales et l’Etat. La CSG est en effet une sorte de chauve-souris, à la fois oiseau –« voyez mes ailes », lui fait dire à la première belette Jean de la Fontaine dans La chauve-souris et les deux belettes, et souris (« je suis souris ; vive les rats ! », déclare-t-elle à la seconde belette). Ce prélèvement est un impôt en droit français, mais une cotisation sociale en droit international puisqu’il finance la sécurité sociale : il symbolise et renforce la confusion entre la fiscalité et les cotisations d’assurance sociale qui avait commencé à envahir les esprits.

De fil en aiguille, la France en est arrivée à un méli-mélo quasiment inextricable entre les finances de l’Etat et celles de la sécurité sociale. L’habitude qui a été prise d’attribuer le produit (ou telle fraction du produit) de tel ou tel impôt à tel organisme de protection sociale a contribué elle aussi à faire penser que nous n’avons pas à acheter ces services, mais que nous les recevons de plein droit, l’Etat étant responsable de trouver de quoi financer la dépense correspondante. La prophétie de Tocqueville s’est réalisée : l’Etat est enclin à « nous ôter entièrement le trouble de penser », et en particulier d’avoir à distinguer entre ce que nous versons pour les fonctions régaliennes d’une part, et pour notre protection sociale d’autre part.

La montée des prélèvements obligatoires de 33,5 % en 1974 à 45 % aujourd’hui est certes trop importante, mais la vraie calamité, ce qui rend impossible toute réforme intelligente, c’est la confusion conceptuelle entre les différents prélèvements obligatoires, la rupture du lien qui existait entre le versement de tel impôt et l’existence de tel service public, entre le versement de telle cotisation sociale et le droit à telle assurance sociale.

Philippe Crevel : L’analyse de l’évolution des prélèvements obligatoires est évidemment liée à celle des dépenses publiques qui représentent 56 % du PIB. Par ailleurs, il faut bien prendre en compte que l’Etat n’est pas le premier percepteur des prélèvements acquittés par les Français, les ménages et les entreprises. En effet, 54 % des prélèvements obligatoires servent à financer les régimes sociaux, le système de retraite en premier lieu. L’Etat capte 33 % des prélèvements et les collectivités locales 13 %.

Depuis 1973 et le 1er choc pétrolier, les gouvernements pour atténuer les effets des crises ont accru les dépenses publiques et en particulier les prestations sociales. Cette politique a permis de contenir les inégalités et le taux de pauvreté. Il n’a permis en revanche d’empêcher la progression des frustrations et des mécontentements. A chaque crise et cela surtout depuis les années 80, le montant du déficit et donc de la dette publique augmente. Les pouvoirs publics sont, faute de réduire le volant des dépenses, contraints d’augmenter les impôts, taxes et cotisations. Le système politique marqué par l’hystérisation de l’élection présidentielle favorise également cette montée sans fin des impôts. Chaque élection donne lieu à son florilège de promesses qu’il faut un jour ou l’autre financer. Résultat, la France figure parmi les plus mauvais élèves de l’Europe pour les déficits publics et la dette. Notre pays détient, par ailleurs, la place peu enviable de numéro 1 en matière de prélèvements obligatoires, au sein de l’Union européenne, avec un taux de 45,3 % du PIB. Il en est de même avec les dépenses publiques. Certes, il faut se méfier des comparaisons internationales. Si la France a un taux de prélèvement supérieur de 6 points au-dessus de la moyenne européenne, cela est également du au fait que certaines dépenses qui sont d’ordre privé à l’étranger sont publiques en France. Ainsi, les cotisations de retraite complémentaire intègrent les prélèvements obligatoires quand chez nos partenaires, c’est rarement le cas. Du fait que l’école publique est quasi gratuite, la France demande plus d’impôts pour la financer que les autres pays de l’OCDE.

Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing sera marqué par une forte progression des prélèvements obligatoires, 6 points. Cette forte hausse est imputable aux deux chocs pétroliers qui entraînèrent une augmentation du taux de chômage. Elle a été également alimentée par une amélioration sensible des retraites. Cette progression a été effectuée afin d’éviter le dérapage du déficit et de la dette publique. En 1980, le déficit public avoisinait 1 % du PIB et la dette publique était de 21 % du PIB contre 98 % aujourd’hui. Fin 1980, les prélèvements obligatoires étaient de 39,4 % du PIB. La France était alors dans la moyenne européenne. L’arrivée de la gauche au pouvoir se traduisit tout à la fois par une dérive des comptes publics, par la progression de l’endettement et la poursuite de la hausse des prélèvements, + 2 points de PIB de 1981 à 1986. La première cohabitation qui se caractérisa par la mise en œuvre d’un programme réellement libéral permit une stabilisation des prélèvements des prélèvements. Cette stabilisation se perpétua jusqu’en 1993 jusqu’à la survenue de la récession. Cette crise induit une nouvelle hausse des prélèvements qui atteignent 43 % du PIB en 1997, un nouveau record. Durant la cohabitation de 1997 à 2002, les impôts et cotisations restent relativement stables par rapport au PIB. La forte croissance permet leur accroissement en volume au point que le Président de la République, Jacques Chirac, accuse son Premier Ministre, Lionel Jospin, de se constituer une cagnotte. Ce dernier sera contraint de réduire les impôts face à la pression de l’opinion et du locataire de l’Elysée. Avec un budget en déficit et une dette déjà élevée, la cagnotte était bien évidemment virtuelle. Le retour de la droite au pouvoir de 2007 à 2012 conduit à une hausse des prélèvements de 1,4 point de PIB. François Hollande les augmentera de 1,5 point avec un sévère tous de vis en 2012. En effet, au cours des deux premières années de son mandat, les prélèvements obligatoires augmentent d’un point. Le record absolu est atteint, en 2017, avec un taux de prélèvements de 45,3 points soit 10 points de plus qu’en 1974 et près de 13 points au-dessus du niveau de 1959.

Source : INSEE

Sur cette période de plus de 40 ans, comment évaluer ce qui a été fait de cet argent par les pouvoirs publics ? 

Philippe Crevel : Les prélèvements dépassent 1000 milliards d’euros. Depuis quarante ans, la priorité a été donnée au fonctionnement et en particulier aux prestations sociales par rapport à l’investissement. Par ailleurs, les administrations publiques ont recruté de nombreux fonctionnaires. Les administrations sociales et les collectivités territoriales sont les principaux responsables des créations d’emploi publics. La fonction publique territoriale a augmenté de 1996 à 2019 de 700 000 (une partie de cette augmentation est imputable à des transferts en provenance de l’Etat). Sur la même période, la fonction publique hospitalière a gagné plus de 220 000 agents quand l’Etat en a perdu un peu plus de 50 000.

Depuis 40 ans, les deux acteurs de l’augmentation des prélèvements sont les régimes sociaux et les collectivités locales. L’Etat est au banc des accusés du fait de notre goût pour le centralisme.

Source : INSEE

La France dispose d’un système de protection sociale avancé qui absorbe plus de la moitié des prélèvements. Nous avons un système de luxe mais l’économie ne suit pas pour le financer. Même s’il est critiqué, dans bien des domaines, la couverture sociale est supérieure en France que celle en vigueur chez nombre de nos partenaires.

Les dépenses sociales captent 34 % du PIB de la France. Les seules prestations sociales représentent plus de 710 milliards d’euros dont 325 milliards d’euros pour le paiement des retraites. Les dépenses de santé s’élèvent à 250 milliards d’euros. La France consacre par ailleurs 45 milliards d’euros pour les prestations familiales, 21 milliards d’euros pour les prestations emplois (chômage) et 18 milliards pour les aides au logement. De ce fait, il n’est pas étonnant que les prélèvements sociaux est le plus augmenté ces dernières années d’autant plus si on prend en compte la CSG créée en 1991 par Michel Rocard.

Les collectivités locales sont également responsables d’une augmentation sensible des prélèvements, soit directement sous la forme d’impôts locaux (6 % du PIB), soit indirectement car elles sont fortement épaulées par l’Etat. Le montant des compensations et des dotations accordées à l’Etat aux communes, aux groupements de communes, aux départements et aux régions atteint 100 milliards d’euros par an. L’empilement des structures génèrent des surcoûts et favorise la multiplication des embauches.

Le problème de la fiscalité, c’est avant tout celui des dépenses et des déficits. La France devrait enregistrer en 2019 un déficit de 2,9 % du PIB et sa dette devrait se rapprocher voire dépasser 100 % du PIB. Il est certain que la France vérifie la validité de la Courbe de Laffer qui souligne qu’un montant excessif d’impôts est destructeur sur le plan économique et provoque par la sorte des moins values fiscales.

Jacques Bichot : Il convient tout d’abord de constater que cet argent n’a pas suffi, puisque la dette publique représente en France presque une année de PIB, et plus de deux années de dépenses publiques.

L’évaluation des actions publiques, toujours coûteuses, à de rares exceptions près, n’est pas facile, car elle est confiée à des organismes soit tout-à-fait publics, soit financés par les pouvoirs publics. Certes, la Cour des comptes et le Conseil d’Etat, dans leurs rapports, font souvent preuve d’une indépendance d’esprit de bon aloi : le rapport public 1991 du Conseil d’Etat, par exemple, contient sur la prolifération des textes et l’instabilité des règles des pages que tout candidat à la représentation nationale, à la haute fonction publique, et à un ministère, devrait lire, relire et méditer. De même, le rapport 2006, dont une partie s’intitule « La complexité croissante des normes menace l’Etat de droit ». L’introduction de cette partie comporte d’ailleurs comme exergue une phrase magnifique du rapport 1991 : « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite ».

Ces remarques de la haute juridiction administrative indiquent la direction dans laquelle il conviendrait d’aller pour évaluer ce qui a été fait de notre argent. Les pouvoirs publics se sont eux-mêmes emberlificotés dans un filet de dispositions juridiques et administratives qui limitent fortement leur efficacité. Pour les assurances sociales, la complication a augmenté de façon prodigieuse : on dirait qu’un mauvais génie a réussi à contrebalancer les gains de productivité que devrait logiquement engendrer le recours croissant à l’informatique en multipliant les règles et les dispositifs. La branche famille de la sécurité sociale est exemplaire en la matière : trois prestations suffisaient en 1946 et, en dépit de l’absence d’informatique, leur distribution ne coûtait pas cher ; aujourd’hui il y a trois douzaines de prestations différentes, dont plusieurs particulièrement tarabiscotées, et malgré les ordinateurs les frais de gestion atteignent à peu près 7 % des prestations versées.

Dans d’autres domaines on peut faire des constats analogues : tout est devenu compliqué à l’extrême, et l’informatisation, souvent mal maîtrisée par les administrations, est plus nuisible qu’utile dans un nombre non négligeable de cas. Le logiciel Louvois, pour la paie des militaires, a plongé dans le désespoir des milliers de familles recevant des sommes erronées, ou rien du tout. Le logiciel Cassiopée, pour les magistrats, fait partie de ceux que le Figaro dénonça un jour sous le titre « ces logiciels qui rendent fous les magistrats ».

Bref, le manque de compétence est devenu le problème numéro un d’une administration pléthorique, à la fois parce qu’il est la cause d’une complication inutile (l’intelligence est la mère de la simplicité) et parce qu’il ne permet pas de gérer habilement ce qui est complexe. Le gaspillage de nos impôts et de nos cotisations tient essentiellement au fait qu’à l’Elysée, au Gouvernement, au Parlement, et dans la haute administration, sévissent en trop forte proportion des personnes disposant d’une intelligence conceptuelle médiocre et d’une capacité organisationnelle insuffisante.

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