Amine Elbahi : "Ces gens qui voient de l'extrême-droitisation partout sont-ils seulement capables de préciser ce qu’ils dénoncent vraiment ?"<!-- --> | Atlantico.fr
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Le ministre de l'Education nationale, Pap Ndiaye, lors d'une conférence de presse.
Le ministre de l'Education nationale, Pap Ndiaye, lors d'une conférence de presse.
©Ludovic MARIN / AFP

Décision salutaire

Le ministre de l’Education nationale a affirmé dimanche que les médias sous le contrôle de Vincent Bolloré « font du mal à la démocratie » et étaient d'extrême droite. Amine Elbahi, juriste et auteur du livre "Je ne me tairai pas !", décrypte le mécanisme à l'oeuvre derrière le chantage de la peur de l'extrême droite.

Amine Elbahi

Amine Elbahi

Amine Elbahi est juriste en droit public.

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Atlantico : Selon vous, « il faut en finir avec le chantage de la peur à l'extrême-droite. Pendant 30 ans, la droite et la gauche ont été les rentiers de la peur à l'extrême-droite. J'avoue bien volontiers que mes premiers engagements politiques et associatifs se sont construits autour de cette peur, sans résolument savoir pourquoi ». Comment s’est traduit cette peur, concrètement dans votre vie publique ?

Amine Elbahi : Ce soir, j'ai pris un moment pour réfléchir à Pap Ndiaye déclarant que CNews ou Europe 1 sont d'extrême droite, ce qui me laisse perplexe. Il y a une certaine réticence en moi, car nous sommes dans une société qui aime catégoriser. Pourtant je doute que tous les journalistes de ces médias soient d’extrême droite.

En grandissant à Roubaix, dans un quartier populaire, j'ai remarqué le paradoxe selon lequel les élus qui ont été élus lors des élections régionales, municipales ou législatives étaient souvent choisis au second tour. Au premier tour, on peut voter pour qui l'on veut, mais au second tour, il n’y a pas de choix. C'est le barrage contre le RN (Rassemblement National) et le barrage Républicain. Sans surprise, cela conduit à un taux d'abstention élevé, ce qui remet en question le sens du vote et l'importance de convaincre puisque le résultat est déjà prévu. On nous désigne l'ennemi sans réellement connaître le candidat, sans se préoccuper de son parcours ou de ce qu'il souhaite exprimer. La menace de l’extrême droite a permis à de nombreux politiciens de construire leur carrière politique en jouant cette carte. Cette stratégie a créé une peur qui revient maintenant comme un boomerang dans la classe politique, car on ne sait plus vraiment qui est désigné comme d'extrême droite. Aujourd'hui, on a le sentiment que la parole est confisquée et que nos choix sont réduits, car certains politiciens ont décidé d'utiliser cette stratégie de marketing électoral en mettant en avant le risque de l'extrême droite. On peut également inverser l'exemple avec certains membres de la NUPES qui ne sont pas du tout d’extrême gauche. Le problème réside dans le fait que le champ lexical de l'extrémisme est devenu si vaste qu'il peut englober n'importe quoi

Je pense qu'en réalité, on ne peut plus parler d'extrême droite ou d'extrême gauche, car il n'y a plus de droite et de gauche. Même si j'ai été opposée à Emmanuel Macron, je ne peux pas nier le fait qu'il a été réélu et qu'il a joué un rôle important dans le brouillage des frontières politiques. J'admets volontiers que j'ai contribué indirectement à ce système, bien que ce ne soit pas mon intention. Lorsque vous êtes engagé dans un quartier populaire comme le mien à Roubaix, vous êtes constamment averti du risque de l'extrême droite, que ce soit dans votre engagement associatif ou à l'école. Certains professeurs, syndiqués ou convaincuus, mettaient vraiment l'accent sur ce risque, notamment lors de certains passages de l'histoire en disant que le véritable danger aujourd'hui était l'extrême droite. Cela montre à quel point le champ lexical de l'extrémisme s'est élargi et ne signifie plus grand-chose. En fin de compte, nous avons créé deux contre-pouvoirs où les Français sont tentés de s'identifier, car cela fait trente ans qu'ils votent tant à droite qu'à gauche, sans succès. En nous désignant toujours les mêmes comme des extrêmes, nous prenons le risque qu'un jour, les gens se tournent vers un contre-pouvoir. Nous en sommes là aujourd'hui. Lorsque nous parlons de la montée des extrêmes, il y a une cause sous-jacente à cela. Je ne comprends pas pourquoi il n'y a pas eu un déclic ou un réveil à ce sujet. Quand vous grandissez dans un quartier où vous êtes constamment alerté sur le risque des extrêmes, cela façonne votre environnement, vos rencontres, les groupes sociaux qui vous entourent, les associations, les intérêts politiques locaux, même les politiques de rénovation urbaine sont construites en tenant compte de ce risque. On vous met toujours en garde, même dans les ateliers financés, contre le risque des extrêmes, sans vraiment définir ce qui représente un investissement réel pour moi. Comme je l'ai dit hier, cela me paraît confus et sans signification. On ne peut plus parler aujourd'hui de droite ou de gauche, ce monde-là est révolu. Regardez comment le Parti socialiste et Les Républicains se terminent maintenant.

Dans quelle mesure cette menace brandie a modelée votre vécu ?

Oui, au début, on nous alerte constamment sur le risque de l'extrême droite. À l'époque, Jean-Marie Le Pen était l'incarnation même de l'extrême droite. Dans les quartiers populaires, nous avons hérité de beaucoup de cette préoccupation. L'élection de 2002 a marqué un tournant, avec le refus de Jacques Chirac de débattre face à Jean-Marie Le Pen. Cela résonne encore aujourd'hui dans le cœur de nombreux habitants des quartiers. Les longues manifestations contre l'extrême droite ont renforcé cette posture chiraquienne qui refusait de s'asseoir à la même table que Jean-Marie Le Pen. Mon engagement s'est construit progressivement à travers des associations politisées ou cherchant à avoir une influence sur les politiques publiques d'aménagement et de rénovation urbaine. Vous y trouverez des élus locaux et des militants politiques marqués à gauche, écologistes, socialistes ou communistes. Il faut dire que nos bâtiments ont été conçus par des architectes communistes des années 60, ce qui montre leur attachement au patrimoine et à la rénovation urbaine. Ensuite, il y a des associations de défense, comme la Ligue des droits de l'homme, où j'ai été adhérent pendant deux ans. J'ai pu constater que la plupart des adhérents étaient des politiques, y compris des élus de droite comme Frédéric Leturque, maire d'Arras. Cela montre que de nombreux militants étaient déjà politisés dans d'autres mouvements ou partis et qu'ils exerçaient une double casquette entre politique et association. Ils ont une influence considérable sur les orientations politiques locales. Leur message est souvent le même : les extrêmes pourraient gagner.

Aujourd'hui, nous réalisons que toutes ces stratégies, y compris la dédiabolisation mise en place par Marine Le Pen, ont pris en compte ces facteurs. Ils se sont adaptés progressivement à la peur et à l'absence de demande politique dans les quartiers populaires. En conséquence, les frontières politiques se sont clairement brouillées. Et le PS et LR sont maintenant main dans la main au gouvernement d’Emmanuel Macron.  

À quel point est-ce salutaire que de se débarrasser de cette peur ?

Parce que cela est devenu une sorte de compétition intellectuelle, avec un chantage idéologique. On nous dit qu'on ne tient pas nos promesses, mais on vote par défaut, par dépit, en se disant "Bon, d'accord". Mais en réalité, on passe la moitié de notre temps à critiquer. Et lors des élections, les politiques et les médias nous rappellent toujours les enjeux, car il est normal que les médias participent aux débats avec leurs lignes éditoriales. Cependant, pendant cinq ans, sur des sujets essentiels tels que les réformes des retraites ou les grands changements institutionnels de l'État, il n'y a pas eu de véritable débat. Je pourrais prendre l'exemple de la fusion des régions ou de la décentralisation. Aujourd'hui, on nous parle de l'environnement, demain ce sera peut-être de l'immigration, peu importe. Il ne devrait pas y avoir de tabou. Ce que je constate, c'est que l'on nous ressort toujours la menace de l'extrême à la dernière minute, sans tenir compte des choix politiques du quotidien. Lorsque je prends des décisions politiques, je me dis que les personnes élues sont comptables de leur bilan, mais elles ne le défendent jamais. Même Emmanuel Macron a mené sa campagne en 2022 sans vraiment défendre son bilan. Il a tout entrepris pour se retrouver face à Marine Le Pen afin de faire campagne pendant deux semaines sur le risque et la peur de l'extrême droite. Mais au gouvernement, il faudrait nous dire en réalité quel est le contenu de cette menace. Si vous ne l'identifiez pas et ne définissez pas son contenu, quel est le risque réel ? Je suis l'un de ces Français qui se posent des questions. Qu'est-ce que cela signifie réellement de s'opposer à cette menace ? Ce qui ne change pas, c'est qu'à chaque fois qu'il y a une menace, on nous demande d'adopter une attitude républicaine. Cela crée une véritable culpabilité chez l'électeur, car celui qui ne suit pas cette voie républicaine est exclu du champ républicain. Le front républicain a été créé pour faire barrage au Front national, mais cela crée également un sentiment de culpabilité chez les électeurs. Paradoxalement, il y a un sérieux problème de légitimité politique. Je prends l'exemple du retrait de Pierre de Saintignon de la liste des élections régionales en 2015, au profit de Xavier Bertrand face à Marine Le Pen. Cela a suscité beaucoup d'émotion chez Pierre de Saintignon, montrant son dégoût de la politique. Cependant, derrière cela, Xavier Bertrand s’est servi du Front républicain pour justifier sa légitimité. Il y a donc un problème de légitimité, car cela ne repose pas sur un projet, mais plutôt sur un rejet.

Bruno Retailleau, a dit en avoir marre du politiquement correct et que finalement à la question de est-ce que son programme est en train de se rapprocher du RN, Il s'en fichait. Est-ce une prise de conscience pour vous ?

En réalité, le problème de fond, c'est celui de l'identité politique. Aujourd'hui, le problème est que nous n'avons pas effectué de restructuration idéologique ni étudié en profondeur la sociologie des électeurs, notamment le comportement des électeurs de droite, qui ont en grande partie basculé vers Macron. Et surtout, nous n'avons pas redéfini notre corpus idéologique et nous nous sommes enfermés dans le politiquement correct. Cela me fait penser à François Fillon, qui a capitalisé sur le rejet du politiquement correct lors de la primaire en 2016. Il y a une forme de supercherie, voire de tricherie intellectuelle à droite, à croire que la droite sera plus pertinente en adoptant un discours fort ou radical. Cela constituerait peut-être une forme de politiquement incorrect, mais ce n'est pas ça, sortir du politiquement correct. Ce que j'aimerais vraiment, c'est qu'on aborde les vrais sujets, qu'on diversifie le débat. Lorsqu'on parle des quartiers populaires, on ne devrait pas seulement les aborder sous le prisme de la pauvreté, mais aussi sous celui de l'autorité, de la migration et du prisme social. Aujourd'hui, les jeunes de 16 à 25 ans dans ces quartiers ont un taux de chômage de 30%, contre 6% en France. Il y a un réel problème d'offre politique sur ces sujets. Les partis de gouvernement sont confrontés à un véritable problème d'identification de la part des électeurs, car ils n'apportent aucune offre politique pertinente sur des sujets tels que l'emploi, l'environnement, la sécurité, l'immigration, et bien d'autres. C'est un problème d'identité politique et de cohérence politique. J'ai beaucoup de respect pour Jean-François Copé, qui reconnaît que les idées portées par Macron correspondent aux attentes des électeurs de droite, même s'il prône une alliance avec lui, ce qui n'est pas du tout mon idée. Au moins, Jean-François Copé a le mérite de la clarté. Nous devrions avoir de véritables débats politiques avec différentes personnalités politiques, afin que les électeurs puissent comprendre les différentes idées et positions. Il y a un véritable besoin de redéfinir notre corpus idéologique à droite. En conclusion, cela crée un effet boule de neige, une sorte d'effet boomerang, car en désignant Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon comme les extrêmes, les partis au pouvoir ont créé leur propre contre-pouvoir.

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