8 mai 1945, la victoire contre le mal : mais que nous reste-t-il aujourd'hui des principes fondateurs de la reconstruction ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un défilé lors de la libération de Paris, le 26 août 1944.
Un défilé lors de la libération de Paris, le 26 août 1944.
©Bibliothèque du Congrès

Traces du passé

Les hommes politiques qui ont eu la lourde charge de faire repartir économiquement et socialement la France après la Libération ont mis en place des dispositifs dont certains perdurent encore. Mais tous n'ont pas réussi pour autant à exister encore dans la France de 2015, à l'état d'esprit différent par rapport à un pays qui sortait exsangue de la guerre, en partie divisé, mais confiant en l'avenir.

Jean-Claude Angoulvant

Jean-Claude Angoulvant

Jean-Claude Angoulvant est un Expert Senior dans tous les domaines de la sécurité sociale, qui combine une forte expérience opérationnelle dans la gestion d’organisme de protection sociale en France et une longue activité de consultant puis de conférencier dans le même domaine à l’international.

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Pascal Cauchy

Pascal Cauchy

Pascal Cauchy est professeur d'histoire à Sciences Po, chercheur au CHSP et conseiller éditorial auprès de plusieurs maisons d'édition françaises.

Il est l'auteur de L'élection d'un notable (Vendemiaire, avril 2011).

 

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Patrice  Baubeau

Patrice Baubeau

Patrice Baubeau est maître de conférences en histoire économique à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense et à Sciences Po Paris.

 

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Atlantico : Après 6 ans de guerre et plus de 550 000 morts en France dans un pays qui s'est profondément divisé, dans quel état d'esprit la population en liesse le jour de la Libération était-elle ? Et dans quel état d'esprit le Gouvernement provisoire de la République française abordait-il sa tâche ?

Pascal Cauchy : La première urgence de l'époque était d'installer une légitimité dans un Etat de droit, primo vis-à-vis des alliés, mais aussi vis-à-vis de l'administration de Vichy, ce qui était déjà plus facile. Ensuite, très vite, il a fallu penser aux aspects matériels et nourrir une population vivant dans la pénurie alimentaire. Il a fallu aussi remettre en place des institutions et de nouveaux pouvoirs. Elle ne sera pas trop abordée au début pour ne pas altérer l'unanimité de façade des différents résistants. On repoussait donc à plus tard la question du décompte des forces politiques ce qui a gêné la création de nouvelles institutions.

Il y avait aussi une logique de table rase : on a mis bien sûr fin à l'Etat français de Vichy, mais il y avait aussi consensus pour ne plus revenir à la IIIe République. Albert Lebrun n'a jamais terminé son septennat… Mais pour de Gaulle et ses fidèles, l'état d'esprit était au retour à l'ordre dans le cadre d'institutions démocratiques, les autres envisageant plutôt une réforme sociale profonde. Sans bien sûr parvenir à se mettre d'accord.

Jean-Claude Angoulvant :L'état d'esprit de l'époque était tourné vers la volonté de mise en place d'une protection sociale ouverte à tous. La Libération marque aussi une très forte influence de la pensée et du schéma marxiste. Compte tenue de la situation en Union soviétique, il y avait un refus d'aller immédiatement vers une économie administrée, mais les dirigeants plus influencés par le marxisme (les socialistes et les communistes) étaient dans une logique de "révolution différée". Même les composantes du CNR qui étaient opposés au marxisme, le MNR et les gaullistes, qui n'en demeuraient pas moins les défenseurs d'une économie administrée. A la Libération, il faut bien comprendre qu'il ny avait pratiquement aucune pensée libérale en France !

Comment cet esprit s'est-il traduit dans les principales dispositions mises en place ? Quelle était l'idéologie soutenant les grandes mesures qui sont restées dans les mémoires (sécurité sociale, politique redistributive etc.) ?

Pascal Cauchy : Il avait tout d'abord une approche "proclamative", le fameux programme du CNR. Mais la réalité, c'est l'œuvre législative, qui avait commencé par les lois d'épuration qui contiennent aussi un contenu économique et social. Et on retrouve dedans aussi bien le statut de la fonction publique que la sécurité sociale. Tout cela est antérieur au CNR, cela a été préparé à Alger.

Il ne faut pas oublier que toutes ces propositions n'ont pas été pensée juste au moment de la Libération : certains sont des projets en gestation depuis les années vingt ou trente, certains datent même du premier régime de Vichy en 1941-42. Les lois de l'assurance sociale, portant les bases de la sécurité sociale datent même de la fin de la Première Guerre mondiale ! 

Jean-Claude Angoulvant : La sécurité sociale a été mise en place car toutes les composantes de la CNR, des communistes aux gaullistes, avaient le souhait de mettre en place une société qui ne doit jamais abandonner ses membres. Que ce soit sous influence de la pensée marxiste ou du capitalisme d'Etat, il y avait un consensus sur l'idée d'une nécessaire prise en charge de toutes les composantes de la société face aux risques de la vie. D'ailleurs les forces qui se sont finalement le plus opposés à cette sécurité sociale sont d'une part les fonctionnaires qui ne voulaient pas rentrer dans un système de protection sociale qui était moins favorable que ce dont ils bénéficiaient déjà (et ils n'y sont toujours pas), et les travailleurs indépendants. Mais ces derniers ne comptaient guère à l'époque face à l'émergence d'un mouvement massif : la généralisation du salariat.

En quoi la vision du monde portée par les dirigeants de la Libération a-t-elle pu être favorable également à la croissance rapide de la classe moyenne dans l'après-guerre ?

Patrice Baubeau : Il est difficile de savoir si l'apparition des classes moyennes est vraiment liée à la Libération. Il y a eu en effet un gros mouvement de naissance des classes moyennes urbaines en France dans les années vingt grâce à une forte croissance assez proche des Trente glorieuses. Il y a un immense sentiment de faillite issu de la défaite de 1940 qui reste prédominent en 1945-46. Le témoignage de Marc Bloch est tout à fait éclairant à ce sujet. Cette faillite des classes dirigeantes signifie que l'on va chercher ailleurs à la fois des dirigeants politiques, mais aussi une sorte "d'ethos" de la direction du gouvernement des entreprises. Et cet "ethos" est celle d'une gouvernance qui se fait au service du plus grand nombre. Et cela dans tous les domaines : investissements publics, gestion de la monnaie, sécurité sociale, cohérence des infrastructures…

Ces dispositions ont-elles permis d'obtenir les résultats que les dirigeants attendaient eu égard de leur positionnement idéologique ?

Pascal Cauchy : Si on regarde les faits, non. Le pays entre dans une crise sévère jusqu'en 1951, on l'oublie d'ailleurs assez souvent. Mais il faut contre-balancer cela par l'apparition d'un formidable optimisme. Si la IVe République ne partait pas sur de mauvaises bases au niveau social, les premières années ont été très dures et n'ont pas permis de voir des résultats marquants.

Patrice Baubeau : Il y a effectivement un paradoxe. Pour reconstruire un pays dévasté, il faut un taux d'épargne élevé. Et pour avoir ce taux d'épargne élevé, cela suppose de restreindre la consommation. L'objectif d'augmentation des revenus des classes populaires et des classes moyennes qui est celui des dirigeants de l'époque n'a donc été accompli qu'à moyen terme. Et une partie de la population, en l'occurrence les retraités, a du payer économiquement et socialement une partie de ces choix.

Soixante-dix ans après, les références à l'esprit de l'après-guerre sont nombreuses, même si une bonne partie des politiques ont disparues ou ont été profondément remaniées. Concrètement, que reste-t-il de cette époque des dispositifs ou de l'état d'esprit de l'époque ? Et qu'est-ce qui différencie ce qui a disparu de ce qui est resté ?

Pascal Cauchy : Fondamentalement, le grand thème, c'est l'Etat-providence. Il va perdurer jusqu'en 1973-74. Donc pendant toute une génération, avant de marquer un reflux face à l'apparition d'une autre vision du monde. Mais c'est pour moi l'idée centrale de la Libération : la capacité à mettre en place un Etat protecteur qui ne soit pas un Etat autoritaire. Certaines choses sont malgré tout restées, même avec les années. Je pense particulièrement au statut de la fonction publique qui na jamais été remis en cause. Ce statut correspondait à une vision de longue date que la France avait de son administration : neutre et plutôt efficace. On voit d'ailleurs que cela perdure aujourd'hui : quand Nicolas Sarkozy annonçait le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux, il n'y a pas eu tant de protestations que cela. Par contre, on n'imagine pas une remise en cause du statut. Le nombre oui, le statut non. Et c'est la Libération qui l'a gravé dans le marbre. 

Patrice Baubeau : Ce qui a le mieux perduré, ce sont les dispositifs porteurs de valeurs. On pense notamment à la Sécurité sociale qui, malgré les nombreuses réformes, gardent encore un esprit similaire à ce qui a été installé à la Libération. D'autres dispositifs plus techniques ou idéologiques, eux, n'ont pas duré et sont, en quelques sortes, mort de "leur belle mort". On peut citer notamment les nationalisations qui avaient un sens économique – et punitif – à l'époque mais qui ne peuvent plus être comprises dans une logique de globalisation avec des entreprises internationalisées et établies sur plusieurs territoires. C'est un peu la même chose avec la logique monétaire établie en 1945 et qui reposait sur une logique de souveraineté propre à l'époque, qui n'a plus cours aujourd'hui. 

Alors que l'on fête aujourd'hui les soixante-dix ans de la fin de la guerre en France, la vie politique et intellectuelle reste largement traversée par des références incessantes au "fascisme", le rappel aux "heures sombres", et des comparaisons fortement connotés. Pourquoi cet aspect historique reste-t-il aussi vivace (débordant même sur ce qui n'a parfois rien à voir) ?

Pascal Cauchy : Le fascisme, et l'antifascisme sont des postures politiques qui datent des années trente. Il n'y a pas de rapport avec la fin de la guerre. Ce qui va se passer, c'est l'assimilation avec le nazisme. Et elle est largement liée à la pression des communistes et de l'URSS qui ne voulaient pas du mot "socialisme" pour qualifier ces postures. D'ailleurs en Russie aujourd'hui, on ne parle pas de nazisme, mais de guerre contre "le fascisme allemand". Ajoutez à cela dans les années soixante et soixante-dix une qualification de "fasciste" tout ce qui était plus ou moins de droite on a empilé des confusions conséquentes. Le mot a perdu tout son sens pour ne plus être qu'un terme dépréciatif face à un ennemi politique. Alors qu'historiquement, si on restait rigoureux, ce mot ne devrait être lié qu'au parti italien. On allait même en 1958 jusqu'à parler du "complot fasciste du général de Gaulle".

Selon vous, la France de 2015 ressemble-t-elle à la France "rêvée" par les dirigeants de 1945 et des premières années de l'après-guerre ? 

Pascal Cauchy : Non. Pour eux, c'était un horizon inenvisageable. Les hommes et les femmes de 1945 rêvent la France dans un cadre classique d'Etat-nation à l'économie colbertiste, assez typique en fait du XIXe siècle. On n'était sur une "table rase" relative. Leurs modèles sont peut-être novateur pour eux, mais les concepts qu'ils avancent sont déjà anciens Ils sont aussi le produit des deux ou trois générations précédentes : quelqu'un qui a vingt ans en 1930 a un grand-père né au début du règne de Napoléon III. Je rappelle aussi que le maréchal Pétain, mort en 1952, a été élevé au début de sa vie par un prêtre qui est né sous Louis XV… On comprend mieux le décalage avec notre époque actuelle.

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