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"Les pires minutes de ma vie" : quand les "espions" racontent leurs missions
©AFP

Bonnes feuilles

Pour la première fois en France, mais également dans le monde, des agents clandestins de la DGSE acceptent de briser le silence. Jean-Christophe Notin donne la parole à ces « espions » qui courent les plus grands dangers. Leur expérience, complétée par celle de chefs de poste et de membres du Service action, permet de brosser un portrait de l’officier de la DGSE sur le terrain. Un portrait intime de ces hommes et ces femmes, engagés souvent seuls, sans arme, où les fantasmes sont confrontés à la réalité, les réussites professionnelles aux échecs sentimentaux, les motivations aux risques encourus… (Extrait de "Les guerriers de l'ombre" de Jean-Christophe Notin, publié aux éditions Tallandier. 2/2)

Jean-Christophe Notin

Jean-Christophe Notin

Jean-Christophe Notin est l’auteur de nombreux ouvrages tant sur la Seconde Guerre mondiale (La Campagne d’Italie, 2002 ; Leclerc, 2005), que sur les conflits récents (La Guerre de l’ombre des Français en Afghanistan, 2011 ; La Guerre de la France au Mali

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L'auteur a interviewé plusieurs anciens membres du service clandestin.

Jean-Christophe Notin : De quelle mission clandestine gardez-vous un souvenir singulier ?

Patrick : J’évoquerai pour ma part un sujet particulier, aller au contact d’un chef de mouvement insurrectionnel pas très sympathique, le général Aïdid en Somalie. Se retrouver au contact de personnes comme ça, même si on passe par des recommandations, c’est toujours un moment un peu tendu, parce qu’on sait qu’on a en face de soi un homme qui n’a pas d’état d’âme et qui peut, d’un simple claquement de doigts, vous envoyer ad patres. J’étais tout seul, toujours tout seul, c’est des missions clandestines où on va au contact en faisant confiance aux personnes qui vous recommandent. Cet homme-là, en l’occurrence, était recherché, il vivait de manière très cloisonnée avec le risque permanent de se faire flinguer. Ce n’était pas une brute sur le plan physique du terme, en revanche, j’ai senti un homme déterminé, peu sympathique, un chef de guerre, avec beaucoup de dureté dans son regard. Il a longuement regardé mes papiers, qui étaient bien entendu faux […] – je n’étais pas reconnu comme agent des services parce que, sinon, mon sort était réglé. Il les a regardés, scrutés pendant de longues secondes de manière soupçonneuse. On était dans une cave, dans un quartier complètement paumé d’une ville africaine, avec ses hommes, armés de Kalachnikov, avec une petite lumière, et pendant ce temps-là, à la façon dont il me regardait, je me demandais si je n’allais pas rester dans cette cave ad vitam aeternam.

JCN : Et qu’est-ce qu’on se dit, à ce moment-là ?

Patrick : Vous vous dites, pendant ces deux minutes, que votre sort est entre les mains de gens que vous ne connaissez pas, que vous n’avez jamais vus. C’est un moment intense, c’est difficile à décrire parce que c’est à l’intérieur de vous-même. Ce n’est pas une action violente comme une action de guerre où vous avez des bombardements, où on vous tire dessus, ce n’est pas ça. C’est un contexte de tension extrême où vous vous sentez totalement vulnérable et totalement lié à ce que vous avez appris en stage, les notions de couverture, respecter totalement la règle de l’agent clandestin qui est de rester dans sa ligne directrice, tenir ce qu’il a à dire […]. Vous savez pertinemment que la moindre émotion négative que vous allez manifester, le moindre stress que vous allez ressentir, trembler, avoir des sueurs ou être nerveux peut être mal jugé, mal perçu et peut insinuer que vous êtes un espion. Tout ça, ce n’est pas rien. Pour moi, [ce sont les] deux minutes les plus intenses de ma vie professionnelle de clandestin. Pourtant, j’ai vu beaucoup de situations, j’ai vu beaucoup de pays en guerre, mais là, ces deux minutes au fin fond d’une cave, je ne les oublierai jamais. De loin, les pires de ma vie.

JCN  : Et en l’occurrence, si les Somaliens vous avaient capturé, comment le service aurait-il pu l’apprendre ?

Patrick  : J’avais un système d’appel téléphonique démarqué : si je n’appelais pas la centrale, au bout d’un certain temps, on savait où j’étais approximativement, dans quel quartier de cette ville. JCN : Que pouvait espérer la DGSE de ce genre de rencontre ? Patrick : Aïdid était un des chefs de mouvements insurrectionnels qui tenaient une partie du territoire somalien. Ce n’était certes pas le plus sympathique, mais il avait beaucoup de pouvoir à l’époque. Aller à son contact, et essayer de connaître ses intentions en termes de développement politique, en termes d’échanges d’informations pour essayer de trouver une solution [au] problème grave dans lequel se trouvait la Somalie, ce n’était pas idiot. Je pense qu’on aurait pu établir ce contact, mais il n’a pas duré puisqu’il s’est fait supprimer dans les semaines suivantes…

François : Toutes les missions, vous avez peur. Celui qui n’a pas peur est un menteur. C’est une fois l’opération déclenchée qu’on a de l’adrénaline et qu’on n’y pense plus, mais ce n’est pas parce qu’on n’y pense plus qu’on n’a pas peur. Toutes les missions sont à risque, avec tous les dommages collatéraux qui peuvent en découler. Patrick : Je me suis aussi retrouvé au fin fond de forêts africaines, à devoir marcher, tout seul, pendant plusieurs kilomètres. Il y a toujours en effet un no man’s land entre le gouvernement [et] le mouvement insurrectionnel […]. J’ai été amené par un moyen tout à fait classique, par des personnes recommandables, qui, à un moment, m’ont dit  : « Descendez de la voiture. Au-delà de cette limite, nous, on n’y va pas. C’est par là, débrouillez-vous. » C’est toujours un peu délicat de se retrouver comme ça, dans un lieu qu’on ne connaît pas, qu’on n’a pas repéré, et de devoir aller au contact de gens qui sortent de la forêt avec des armes, et vont se demander ce qu’ils vont faire de vous…

Extrait de "Les guerriers de l'ombre" de Jean-Christophe Notin, publié aux éditions Tallandier.

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