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​La Bundesbank veut siffler la fin de la stratégie par laquelle la BCE a sauvé l’économie européenne et tout le monde s’en moque dans la campagne électorale française
©Capture écran France TV

​Sourds, aveugles et muets

Si Mario Draghi tient bon face aux dernières attaques de la Bundesbank, il serait peut être temps que les candidats à la présidentielle française s'intéressent un peu plus aux questions économiques européennes.

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Ce qui se joue dans les coulisses depuis quelques temps c’est l’avenir de la pseudo-reprise pour 2018 en Europe, et un « Game of Trones » en anticipation du moment où notre suzerain, le boomerang Mario Draghi, reviendra chez Goldman Sachs ou ailleurs (à partir d’octobre 2019). Les enjeux sont titanesques parce que les gens dont je vais parler ici traitent tous les mois d’affaires qui dépassent d’un facteur 10 la marge de manœuvre éventuelle dont disposera peut-être annuellement Macron s’il obtient une majorité (ce dont je doute) et s’il fait mine de vouloir bouger quelques lignes concrètes (ce dont je doute) au-delà d’un service-citoyen de 30 jours et 30 nuits pour les garçons et les filles.

Il y a quelques jours, sans que cela ne fasse beaucoup de bruit dans le paysage médiatique occupé à des histoires bien plus sérieuses (les justificatifs de travail de Penelope pour 1991, l’élimination de Didier dans Koh-Lanta), les banques de la zone euro ont récolté plus de 200 milliards au guichet de la BCE, à des taux négatifs, pour des durées jusqu’à 3 ans : ce qui en dit long au passage sur le non-rétablissement du marché interbancaire quasi-mort il y a bientôt 10 ans et remplacé par des intraveineuses (de la taille de pipelines) que l’on nous présente toujours comme temporaires et techniques ; ce qui en dit long aussi sur les jérémiades de certains banquiers qui se plaignent des effets des « taux trop bas » sur leur activité, confondant au passage cause et symptôme. Ce biberonnage intense, pas du tout infantilisant et pas du tout zombifiant, effectué par l’instance en charge de superviser le secteur (hum hum…) ne fait pas les gros titres, rien que le nom de code du dispositif (TLTRO2) effraie, c’est d’ailleurs un peu fait pour. Allez voter au mois de mai pendant que les choses sérieuses se déroulent sans vous !?!

Imaginez que vous votiez pour une fois en faveur d’un candidat sympathique, propre sur lui et pas trop hostile à un petit retour de la croissance en France. Vous êtes très content de vous : vous avez fait votre devoir citoyen, vous avez mis Mélenchon à la retraite et Le Pen sur la touche, c’est le bonheur dans le vivre-ensemble et les congés à peu près payés. Mais voilà, votre Président n’a jamais connu concrètement les effets d’une crise de la demande agrégée, il n’a vu cela que de loin ou il ne fait pas bien le lien avec la BCE. Il y nomme un de ses anciens camarades de l’inspection des finances ou un de ses futurs employeurs dans une banque, persuadé au fond de lui que tout cela n’a pas une si grande importance (Obama a fait grosso modo la même erreur et cela lui a coûté très cher : deux des trois activistes anti-QE3 à la FED vers 2013 avaient été nommés par un Président que l’on dit pro-relance). Et puis, patatra : à Francfort, en 2019, par un de ces coups tordus dont les élites franco-allemandes à majorité allemandes ont le secret, ils remplacent Draghi-les-bons-tuyaux par un tonton-macoute des taux-qui-remontent, un pote louche de Weidmann, un élève d’Axel Weber (qui a bien failli récupérer le poste en 2011, vous imaginez !), un membre de la secte apocalyptique de saint Trichet des derniers jours, un autodidacte monétaire diplômé de la BRI, que sais-je. Votre beau Président tout propre qui a à peine servit se retrouve aussitôt démonétisé, japonisé et sarkoïsé : parce qu’une baisse d’impôt de 30 milliards ou des réformettes structurelles ne pèsent pas lourd en face d’un arrêt du QE de la BCE et d’une envolée artificielle de l’euro, en face d’une programmation de remontée des taux et d’un retour des spreads périphériques, en face d’une jolie correction des actions et de l’immobilier, en face de banques en panne ou qui doivent recapitaliser. Et si votre Président s’acharne, il risque le scénario Berlusconi 2011, il le sait et ils savent qu’il le sait et il sait qu’ils le savent. Combien pariez-vous que votre Président préférera convoquer une commission pour la croissance et la solidarité et la lutte contre le CO2 (commission confiée à Bayrou, Attali ou Minc) plutôt que de ruer dans les brancards, plutôt que de suivre une stratégie du bord du gouffre ou un « chicken game » face à des gens qui ont plus de moyens et de temps que lui, et qui n’ont pas à répondre de leurs actes ?         

Il y a longtemps, on m’avait expliqué que « les gens intelligents parlent des idées, les gens moyens parlent des événements, les gens médiocres parlent des personnes ». La formule est jolie, a été diffusée par des auteurs très estimables (comme le grand Hyman Rickover), et elle s’applique certainement à de nombreux sujets. Mais j’ai pu repérer, dans le domaine qui est le mien depuis des années, celui de l’analyse de la politique monétaire et de ses effets sur les finances et sur nos démocraties, que cette formule et quelques autres participaient d’un mouvement excessif et trompeur d’évacuation totale de la question du casting et de la comitologie, au moment même où les banquiers centraux n’ont jamais eu autant de pouvoirs après des années d’OPA institutionnelles (sur les taux de changes, sur la supervision bancaire, sur le chantage aux réformes budgétaires et structurelles, etc.), au moment même où la vieille prophétie de Milton Friedman (selon laquelle l’indépendance des banquiers centraux allait de pair avec une personnification croissante des dossiers, contrairement à ce qu’on imagine souvent) s’accomplie pleinement sous nos yeux, ou plutôt derrière nos yeux car nous regardons ailleurs.

On n’a jamais vu une telle déconnection entre l’importance de leurs pouvoirs et l’opacité de leurs nominations puis de leurs décisions. Ils peuvent agir à leur guise sur les taux d’intérêt (taux courts mais aussi, de plus en plus, taux longs), autant dire que l’immobilier sur tout un continent dépend d’eux, crucialement. Ils font et défont les taux de changes, modifiant tous les jours des différentiels de coûts et de productivité que les boites exportatrices mettent des années à se disputer. Ils achètent des actions directement (Banque du Japon, Banque de Suisse…) ou régentent plus indirectement ce marché comme la FED, à la prochaine crise ils achèteront assez pour pouvoir rentrer en théorie dans tous les conseils d’administration. Ils peuvent acheter la moitié d’une dette publique, et/ou reverser le produit des coupons vers le budget général (91 milliards pour la seule FED pour l’exercice 2016, c’est 5 fois le budget de la NASA…), et rien ne les empêcherait (à part eux !) d’annuler progressivement ces dettes une fois mises dans leurs bilans, ce qui accomplirait non seulement un pas vers la doctrine sociale de l’Eglise, mais aussi un grand bond vers le retour pérenne de la confiance en Europe. Bref…  

« Grands pouvoirs, grandes responsabilités » est-il dit dans Spiderman et dans toute la tradition libérale classique. Mais de nos jours la politique monétaire est exonérée du principe selon lequel on n’accorde une large indépendance qu’à des gens aux pouvoirs limités, et du principe selon lequel on doit pouvoir faire appel d’une décision.  

La politique monétaire est un business archi complexe, contre-intuitif, où les erreurs sont inévitables, tout le temps. Le grand truc, c’est de faire en sorte que ces erreurs restent négociables, quelles ne dégénèrent pas en grosses fautes directes, et si possible qu’on apprenne ensuite un peu de ces erreurs. Si vous regardez les séquences kafkaïennes de hausses des taux BCE, en 2008 comme en 2011, vous voyez qu’il y a du travail, et que les biais cognitifs sont coriaces à Francfort. Après tout, tous les pouvoirs mentent, les plus dangereux sont ceux qui finissent par croire à leurs propres mensonges. Les gens de la BCE sont persuadés qu’ils ont été accommodants depuis 2008, je veux dire qu’ils croient désormais VRAIMENT qu’il n’y a jamais eu de déflation, nulle part sur le continent et à aucun moment, depuis 2008 ; ce n’est pas le « mentir vrai » de Bernard Tapie, c’est une croyance enracinée par des années de langue de bois en béton armé. A force de regarder des indicateurs trompeurs ils tombent dans leur propre piège. A force de dire que la Grèce est un aléa moral king size, ils ne l’incluent pas dans leur programme de QE, etc. Certes, nous passons tous une bonne partie de notre temps à renforcer dans notre cerveau un story telling douteux, parfois jusqu’à l’absurde. Les fans de John McEnroe sont persuadés qu’il avait fait le break contre Ivan Lendl dans le 3e set de la finale de Roland Garros en 1984, ils n’en démordront jamais ; et les fans d’Elvis savent bien qu’il a été enlevé par des extra-terrestres ; mais les conséquences ne sont pas tout à fait les mêmes avec la cristallisation d’une histoire-fiction dans les esprits de la BCE. Le plus souvent, l’Histoire est écrite par les vainqueurs, et depuis que la BCE contrôle les banques, les marchés et les budgets (appelons un chat un chat), il est à craindre qu’on ne s’achemine pas vraiment vers la constitution d’un écosystème de la pensée critique en zone euro.   

Que faire ? Ce n’est pas évident car il y a toujours eu des surprises avec les nominations, et il y en aura toujours. « Le grand perturbateur des systèmes monétaires a toujours été l’homme lui-même », je crois que c’est du Knut Wicksell, ce qui ne nous rajeunit pas. Si vous croyez qu’il suffit de nommer enfin des spécialistes de politique monétaire aux affaires monétaires (en lieu et place des bureaucrates et des banquiers mondains qui trustent 95% des postes à Francfort depuis 20 ans et plus), vous vous faites des illusions : parmi les banquiers centraux les plus calamiteux de l’Histoire, on trouve aussi des économistes très « compétents » (un bel exemple fut Arthur Burns à la FED à l’époque de Nixon), et après tout la crise de 2008 s’est déroulé sous l’aimable patronage d’une FED dirigée par quelques uns des meilleurs connaisseurs académiques des enchainements déflationnistes des années 30. La « compétence » ne nous sauvera pas beaucoup plus que les diplômes du généralissime Gamelin n’ont sauvés l’armée française en 1940 : parce que la matière monétaire n’est pas figée mais évolutive (attention aux vieilles gloires !), parce qu’il faut du caractère au moins autant que des savoirs (face aux Etats, et plus encore face aux marchés : Bernanke par exemple avait du cran mais il était souvent à l’arrêt), parce que l’institution change les hommes (j’ai écris tout un livre sur l’histoire non-officielle de la Bundesbank, c’est un phénomène qui frappe par sa régularité), et parce que mettre des experts autour d’une table ne garantit pas toujours la rationalité des décisions (l’Etat-major japonais fin 1941 n’est pas peuplé d’imbéciles, et pourtant il attaque à 1 contre 3). (Bon, OK, s’ils nommaient demain Scott Sumner, Narayana Kocherlatoka, Adam Posen, Lars Svensson et Christina Romer à la tête de la BCE, je ne me ferai pas trop d’inquiétudes sur notre avenir monétaire, même avec une monnaie aussi dysfonctionnelle que l’euro ; mais ce scénario est assez improbable…). Et si vous croyez qu’imposer quelques règles élémentaires de transparence à la BCE peut suffire pour progresser vers des délibérations plus sages et plus démocratiques, vous êtes aussi naïfs que je l’étais il y a encore quelques années : un banquier central sait très bien manier la langue de bois quand on le force à dialoguer avec un parlementaire, et si vous réclamez les minutes du Comité sachez qu’un compte-rendu peut être aisément retravaillé, après tout ils font croire depuis des années qu’ils votent alors que ce n’est pas vraiment le cas. Quant à la transparence des nominations et des « transferts », ce n’est ni dans leur intérêt ni dans l’intérêt de certains Etats, sans parler de l’incompétence proverbiale du Parlement européen dans sa mission de contrôle (l’affaire Yves Mersh, pour ne citer qu’un exemple).

Il faut avancer dans d’autres directions ; je pense surtout à deux axes :

Un axe qui prend du temps : populariser une évaluation correcte de la politique monétaire via la promotion de la croissance du PIB nominal. Tant qu’il n’a pas de benchmark (en dehors de la règle stupide et violée dans un seul sens des 2%/an d’inflation), le banquier central est libre dans le poulailler libre, il n’a pas de force de rappel et peut mettre en œuvre toute une technologie de diffraction du blâme dans laquelle il excelle. Mais si à l’inverse on lui impose une règle stricte, il est en pilotage automatique, et ce n’est pas une bonne chose quand le vent tourne et qu’on s’approche des rochers. Il faut que le grand public s’empare du raisonnement en termes de PIB nominal, qu’il comprenne la responsabilité pleine et entière du banquier central sur la stabilisation de cette mesure, et qu’il pilonne les déviations marquées ou répétitives. Je rêve, bien entendu, mais c’est bien la solution de 1er rang, qui laisserait à la BCE une belle autonomie tout en lui retirant de facto son indépendance.

Un axe qui ne va pas du tout dans le sens des dernières années : retirer à la BCE la supervision bancaire, ou au moins garantir une vraie « muraille de Chine » (si cela existe) pour ne pas trop contaminer la politique monétaire. Prétendre bien piloter les taux dans le sens de l’intérêt général et prétendre contenir les conflits d’intérêt ne cadre pas du tout avec l’orientation en cours, comme Friedman là aussi nous avertissait nettement dès 1962 (les banques centrales indépendantes ont toujours eu tendance à se rapprocher dangereusement des banques commerciales ; ce qu’il appelait la « dérive créditiste »). Quand on connait les pratiques de certains, qui font davantage circuler leurs CV que la monnaie, quand on connait les montants en jeu et les dérives possibles sinon probables, on se dit que la focalisation sur les affaires de Fillon ne respecte pas pleinement le sens des proportions.  

En attendant, j’espère que la BCE va se rendre compte que ses prévisions idiotes sur la montée de l’inflation sous-jacente sont une nouvelle fois périmées à peine l’encre séchée (nous sommes à 0,7% en glissement annuel ! ce n’est pas le moment de chercher à imiter les erreurs de la FED par orgueil déplacé !), j’espère que la pseudo « normalisation » des taux et du QE attendra, j’espère en bref que la ligne du moindre mal (Draghi), la politique du chien crevé au fil de l’eau, peu glorieuse mais pas trop violente, va l’emporter sur la ligne des tontons macoutes de la Bundesbank. Il n’y a plus qu’à prier, et qu’à attendre en France l’arrivée d’un Président inoffensif qui s’occupera du RSI ou de la directive sur les travailleurs détachés.         

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