Soudan : les massacres s’intensifient au Darfour, le reste du monde regarde ailleurs<!-- --> | Atlantico.fr
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Un enfant regarde le Premier ministre soudanais visiter un camp de personnes déplacées à El-Fasher, la capitale de l'État du Darfour Nord, le 4 novembre 2019.
Un enfant regarde le Premier ministre soudanais visiter un camp de personnes déplacées à El-Fasher, la capitale de l'État du Darfour Nord, le 4 novembre 2019.
©ACHRAF SHAZLY / AFP

Géopolitico scanner

Une guerre civile déchire le Soudan, un des plus grands pays d'Afrique. La ville d'El Fasher, qui abrite 1,8 million d'habitants, est encerclée par des combattants. Les fusillades font rage, les hôpitaux ont fermé et les habitants manquent de nourriture.

Marc Lavergne

Marc Lavergne

Marc Lavergne est géopolitologue, directeur de recherche émérite au CNRS. Il a notamment travaillé pour : 

- Laboratoire Cités, Territoires, Environnement (CITERES), 
- Equipe Monde arabe et méditerranéen (EMAM), 
- Université de Tours (France).
 
Parallèlement à sa carrière de chercheur, j'ai occupé successivement les fonctions de : 
 
- Directeur de l'Unité scientifique française à l'université de Khartoum et du Centre Culturel Français de Khartoum (1982-1987),
- Chargé de mission de Médecins sans frontières au Darfour et au Soudan du Sud (1985, 2004, 2011 et 2012), 
- Conseiller politique et juridique de la Mission internationale  de cessez-le-feu dans les monts Nouba (2002)
- Expert humanitaire et coordinateur du groupe d'experts du Conseil de Sécurité de l'ONU pour le Darfour (2005).
- Directeur du Centre d'Etudes et de Documentation Economique, Juridique et Sociale (CEDEJ) Le Caire/Khartoum (2008-2011)
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Atlantico : La situation à El-Fasher est de plus en plus grave. Quelles pourraient être les conséquences d’une chute de la ville ? Faut-il craindre un massacre, alors que 20 000 bâtiments auraient été détruits ou endommagés depuis la prise de l’est de la ville par les FSR ?

Marc Lavergne : La situation est catastrophique. D’un point de vue humanitaire, notamment, puisque El-Fasher, capitale historique de la province, a accueilli des réfugiés venus de tout le Darfour: la ville a d’ailleurs grandi en accueillant des réfugiés à la suite de multiples crises humanitaires avant celle-ci. Mais aujourd’hui, il s’agit d’une ville encerclée, bombardée, affamée, et les réfugiés y dorment à même le sol, dans les rues, au milieu des ruines, à la merci des bombes et des obus. L’afflux de la population est devenu ingérable, et les hôpitaux comme celui de MSF, ne sont plus en mesure de faire face à la situation. 

Il faut rappeler que le conflit en cours oppose l’armée nationale non pas à des rebelles, mais à ses complices des Forces de Soutien Rapide (FSR).. De soutien à quoi ? A l’armée. Un conflit qui oppose deux chefs de guerre complices dans la mise à l’écart de leur patron, le général Omar el Béchir, au pouvoir de 1989 à 2019. Les deux hommes cherchaient à se débarrasser du dictateur dont ils étaient respectivement le chef des forces armées et le garde du corps, car le Soudan était en faillite et la population dans la rue contre l’effondrement de l’économie. Et l’image du Soudan était ternie par la mise sous mandat d’arrêt d’Omar el Béchir par le Tribunal pénal international de La Haye, pour les crimes commis au Darfour déjà entre 2003 et 2005 : une contre-insurrection meurtrière qualifiée de « génocide »… Il s’agissait donc de présenter un nouveau visage aux bailleurs de fonds occidentaux. La Transition démocratique exigée par ceux-ci devait conduire à des élections, après une période de partage du pouvoir entre l’armée et les civils. Mais l’armée, ayant repris tout le pouvoir en octobre 2021, a voulu imposer en avril 2023 aux FSR de rejoindre ses rangs ; mais ceux-ci, riches de leurs prédations sur les trafics transfrontaliers, sur l’exploitation des gisements aurifères, et soutenus par le groupe Wagner et certains pays africains ou du Golfe, ont refusé et se sont repliés sur leur base du Darfour, pour entreprendre la conquête de l’ensemble du pays.

Dans ce combat des chefs, les civils ne sont que des victimes collatérales, voire des boucliers humains. El-Fasher reste la dernière ville du Darfour où l’armée résiste encore, isolée du reste du pays, encerclée par les FSR qui contrôlent désormais une grande partie de cette région qui est leur berceau. Cette situation chaotique a provoqué la résurgence de nombreux mouvements armés, sur une base ethnique : les groupes les plus vulnérables sont ceux qui ne disposent pas d’une milice et de sources de revenus permettant de l’entretenir. C’est le cas des peuples d’agriculteurs de la plaine, en particulier des Massalit du Sud-Ouest, à cheval sur la frontière du Tchad. Ils sont l’objet d’un véritable génocide, de la part de groupes nomades comme leurs voisins Rizeigat, paupérisés par le changement climatique et la croissance démographique. Ceux-ci peuvent désormais massacrer impunément les Massalit sans défense, en particulier les hommes, tandis que les femmes et les enfants tentent de trouver refuge au Tchad voisin. 

Ma première mission au Darfour remonte à la grande famine de 1984-85. A l’époque, El Fasher comptait 85 000 habitants, et une centaine d’OBNG venues du monde entier tentait d’y porter secours, déjà, à la population qui y affluait des campagnes affamées. La ville avait dès lors explosé, passant à 700 000 habitants, après le fameux « génocide »  de 2003-2005, qui avait vu l’apparition des redoutables « janjawids », ces « cavaliers du diable » qui dévastaient, pillaient et brûlaient les villages. Aujourd’hui, la population de la ville est estimée à 1,8 million d’habitants, pris en tenaille entre l’armée et les FSR qui voudraient s’en emparer.

La prise imminente de la ville permettrait aux FSR de faire du Darfour une base pour la conquête, déjà largement entamée, du reste du Soudan, et une base logistique pour la déstabilisation des régions limitrophes et de l’ensemble du Sahel. 

Est-ce que les appels de l’ONU en faveur d’un arrêt du siège d’El-Fasher ont une chance d’aboutir ?

Je ne pense pas : la communauté internationale est très divisée. La Russie et la Chine, si l’on parle du noyau dur du Conseil de sécurité de l’ONU sont intéressées à déstabiliser les pays liés à l’Occident, tout en cherchant à s’approprier les ressources minières et des marchés. Quant aux pays arabes, ils sont divisés, avec d’un côté l’Egypte, dictature militaire, soutenant ses homologues du Soudan, tout comme l’Iran, pour des raisons idéologiques ; en revanche, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis soutiennent énergiquement les FSR, qui sont leurs partenaires dans l’exploitation des gisements d’or du pays, et qui leur ont fourni des mercenaires au Yémen. lI en va de même pour la plupart des pays voisins, dont les dirigeants penchent vers les FSR.. Quant à l’Ethiopie, elle saisit l’occasion de mettre dans l’embarras l’Égypte, sa grande rivale dans le bassin du Nil.  Le Tchad, pour sa part, fournit un soutien logistique crucial aux FSR, ce qui pose la question de la position de la France : entre présence militaire au Tchad et alliance/dépendance à l’égard des Emirats où elle entretient une base militaire importante : le choix inavouable est un soutien passif aux Forces de Soutien Rapide, à contrepied de son soutien initial, déclamatoire, à la Transition démocratique, et de tout son engagement antérieur au Sahel. 

Quant à l’ l’ONU, elle manque d’abord de bras armés pour faire entendre sa parole : le temps est révolu où le Darfour était parsemé de contingents militaires africains et onusiens, dont les responsables étaient certes inefficaces et largement corrompus, mais qui imposaient une certaine retenue aux acteurs locaux, dans leurs exactions ; Et le Conseil de sécurité de l’Onu est aujourd’hui focalisé sur des crises qui ne lui laissent guère de loisir pour traiter d’un sujet apparemment mineur et local, par comparaison avec les conflits d’Ukraine ou de Gaza. Ayant assumé la fonction d’expert humanitaire et de coordinateur du groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU pour le Darfour, il y a une vingtaine d’années, après avoir servi de Conseiller politique et juridique d’une mission internationale de cessez-le-feu dans les monts Nouba, je ne peux guère nourrir d’illusions sur la capacité ou sur la volonté de la « communauté internationale » de s’investir efficacement dans un règlement de la crise soudanaise. Ce qui se passe au Soudan n’empêche personne de dormir, bien qu’il soit porteur de conséquences sur toute l’Afrique. 

Comment acheminer l’aide humanitaire et lutter contre la famine, à l'heure ou 500 000 personnes vivent dans des camps de déplacés (comme le camp de Zamzam où un enfant meurt de faim toutes les deux heures en moyenne) ? Faut-il penser que la faim est utilisée comme une arme ?

Evidemment. La faim est une arme essentielle. Que ce soit à Gaza ou à El-Fasher, d’ailleurs. Ce n’est pas une question d’argent, quand bien même cela compte évidemment. Indéniablement, il y a un problème d’accès qu’il serait pourtant très facile de bousculer. L’armée française, qui est stationnée à Abéché ou N’Djamena, voire à Adré, regarde tout cela sans bouger, l’arme au pied. Et c’est proprement scandaleux puisqu’il y a un génocide en cours, à 30 kilomètres de là chez les Masalit, dont la communauté considère que la France a une responsabilité dans son destin, puisqu’elle a partagé le territoire de cet antique sultanat avec la Grande Bretagne, au début du XXème siècle.

Ne perdons pas de vue que les FSR sont composées de jeunes qui n’ont pas de formation militaire, pas de logistique, pas de hiérarchie bien établie. Il ne fait aucun doute que la France serait en mesure d’acheminer une aide humanitaire si elle le voulait, en mobilisant à la fois ses obligés de Ndjamena et ses alliés émiriens. Même si aujourd’hui MSF est bien seul à maintenir une image décente de la France, on peut se souvenir qu’à l’été de 1985, ce sont des Transall de l’armée française qui livraient depuis Khartoum des vivres à El Fasher envahie par les déplacés affamés. J’étais à bord de l’un d’eux…Une opération symbolique sans doute au regard des besoins, mais c’est l’illustration même de ce que nous pourrions faire pour soulager le malheur soudanais, et qui sait, pouvoir faire entendre une voix de paix au cœur de la violence. Une occasion pour la France de retrouver un crédit au Sahel, tout en exprimant un sens de l’Histoire et de ses responsabilités. 

Faut-il penser que les FSR se livrent aujourd’hui à des crimes de guerre ? Que dire, par exemple, des vidéos d’El-Fasher, qui montrent des maisons rasées et les traitements infligés aux captifs, l’assaut porté sur hôpital géré par Médecins Sans Frontières ?

On peut suivre aujourd’hui la guerre en direct, filmée par les combattants eux-mêmes : les jeunes qui font partie des FSR sont des soldats perdus, sans formation et sans avenir. Les mêmes qui chaque jour, embarquent sur les côtes libyennes pour gagner l’Europe Il faut bien comprendre que les racines du conflit, c’est l’absence d’école, de formation, d’emploi, d’Etat, d’avenir. En assurant un meilleur développement du Darfour, ces jeunes ne seraient pas livrés à des chefs criminels et prédateurs. Ils construiraient au lieu de détruire. Il n’y a pas de spécificité soudanaise dans cette équation, qui est celle du Sahel dans son ensemble. Et le réchauffement climatique global y a aussi sa part, puisque la désertification ruine les nomades, qui par un effet domino, s’en prennent aux paysans, très relativement mieux lotis. 

Comment expliquer l’absence de prise de conscience sur ce drame ?

C’est un problème au niveau des dirigeants et des peuples d’Europe qui ont colonisé l’Afrique, avant de s’en débarrasser lorsque cela n’était plus utile, sans se préoccuper de son devenir. Tous les discours, tous les crédits consacrés au développement n’ont servi qu’à aggraver la dépendance de la population à l’égard des dirigeants que nous avons installés. Tandis que la mémoire de notre responsabilité sur ce continent africain qui nous est si proche s’éloigne, et que nos propres responsables, de plus en plus jeunes et inexpérimentés, sont tournés vers d’autres horizons, plus dynamiques et plus stratégiques.

Ils ignorent souvent ces autres évolutions contemporaines, qui restent sous l’écran des radars médiatiques ou technologiques. Ainsi en va-t-il des causes de la croissance démographique exponentielle de ces pays, de l’échec du développement, à l’origine de ces crises, et de l’apparition de nouveaux acteurs, prédateurs sous le masque de la religion ou de la haine de l’Occident, de Boko Haram à Wagner.

Les vagues migratoires qui déferlent sur l’Europe ne sont qu’une conséquence de ces échecs et de ces incompétences, sinon d’exploitation des richesses du continent qui s’apparentent plus à un pillage qu’à un commerce mutuellement bénéfique…

Marc Lavergne

Directeur de recherche émérite au CNRS

Laboratoire CITERES

Université de Tours

Marc Lavergne a publié "Vingt ans après : Soudan, le choc en retour de la crise du Darfour ?

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