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Ma nouvelle vie chez Berluti : entretien entre Hugo Jacomet et Anthony Delos
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Atlantico Chic

Anthony Delos, l’un des maîtres bottiers les plus doués et les plus respectés de sa génération navigue depuis 2012 sous pavillon Berluti. Rencontre et entretien avec un artisan aussi discret que talentueux.

Hugo Jacomet

Hugo Jacomet

Fondateur et éditeur de "Parisian Gentleman", Hugo Jacomet est une plume reconnue dans le domaine du style masculin.

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Si vous lisez Parisian Gentleman et Atlantico Chic  depuis quelques années, vous savez que nous tenons en grande estime le jeune maître bottier Anthony Delos auquel nous avons consacré de nombreux articles dans ces colonnes entre 2009 et 2012 (voir Ici et Ici).

En Juillet 2012 la nouvelle avait ainsi un peu fait l’effet d’une bombe sur PG, sur les fora et dans le petit monde des amoureux des très beaux souliers sur mesures : Anthony Delos, l’un des bottiers préférés des calcéophiles de France (et d’ailleurs), allait rejoindre l’atelier Berluti avec sa petite équipe jusqu’alors installée aux Rosiers sur Loire (dans l’atelier d’Anthony) à côté de Saumur dans le Maine et Loire.

C’était, pour beaucoup, une sorte de crève-coeur tant les souliers du jeune Delos faisaient à l’époque l’objet d’une très grand engouement, notamment pour leurs formes d’un équilibre stupéfiant et pour leurs patronages toujours discrets et élégants.

Depuis lors, nous n’avions pas eu l’occasion de revoir Anthony et beaucoup d’entre nous se posaient la question de savoir non seulement comment il s’acclimatait à sa nouvelle vie mais également comment la « patte » Delos allait pouvoir faire pour s’exprimer au sein d’une maison possédant un univers esthétique aussi fort et singulier que Berluti.

J’ai donc le plaisir de retranscrire aujourd’hui dans les colonnes de PG les meilleurs moments d’une longue et passionnante discussion que j’ai eue il y a quelques jours avec Anthony à propos de sa nouvelle vie chez Berluti. Dans cet entretien fleuve , Anthony revient sur son parcours, évoque ses vieux maîtres, partage sa vision du métier de bottier, nous parle de sa nouvelle vie, de ses nouvelles responsabilités et bien sûr, de sa passion, intacte, pour ce métier si difficile et si exigeant.

Parler bottes et souliers avec Delos c’est un peu comme parler rugby avec Jonny Wilkinson. Anthony est en effet  l’archétype de l’artisan humble et discret qui, quelle que soit l’occasion, s’efforcera toujours de parler des mérites d’autrui (ses collègues, ses maîtres, ses compagnons) plutôt que des siens. Mais parler souliers avec Anthony, c’est aussi évoquer et passer en revue tout ce que la France compte de bottiers et de cordonniers de talent, tant son parcours est émaillé , comme tous ses frères Compagnons du Devoir, de rencontres marquantes et souvent décisives avec ceux qui font la richesse de ce noble artisanat en France.

Hugo Jacomet : Pouvez vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi, en 2012, d’intégrer la Maison Berluti alors que vous commenciez à jouir d’une belle renommée nationale voire internationale avec votre propre atelier et que votre production de souliers sur mesures était en pleine progression ? J’imagine que l’aspect économique, quoique important, n’a pas été le seul facteur pesant dans la balance pour prendre une telle décision ?

Anthony Delos : Au moment où Berluti me propose d’intégrer l’entreprise et de prendre des responsabilités au sein de l’atelier mesure, je suis en effet dans une situation en apparence favorable avec mon propre atelier.

Je dis « en apparence » car en réalité, ma situation est assez compliquée : j’ai, en effet, de plus en plus de commandes et de plus en plus de clients. Mais le problème c’est que dans notre métier le temps n’est pas compressible, et que quelle que soit la santé de votre affaire, il vous faut toujours et invariablement entre 40 et 60 heures de travail à la main pour fabriquer et livrer une paire de souliers. Et cela sans compter la prise de mesures, les essayages et tous les imprévus qui font le charme, mais aussi la difficulté extrême de notre métier.

A l’époque je suis donc récemment installé dans mon atelier situé proche de mon domicile et mon emploi du temps est de plus en plus difficile à gérer : la semaine je travaille à l’atelier en province avec ma petite équipe de quatre personnes (dont deux apprentis) quelques jours, puis je fonce dans mon show-room à Paris très fréquemment pour rencontrer les clients, prendre les mesures, faire les essayages et le week-end je fais la gestion et l’administratif.

La dure réalité de notre métier c’est donc que lorsque les petits ateliers comme le mien bénéficient d’un peu d’exposition médiatique (grâce aux forums et à des sites comme PG), ils arrivent en réalité très vite à un goulet d’étranglement lié à la complexité de notre artisanat : en effet, sauf à être capable de recruter très vite des bottiers confirmés pour faire face aux commandes (si toutefois vous avez la chance de les trouver et les moyens de les payer), les délais de livraison s’allongent irrémédiablement et vous vous retrouvez à courir après le temps en permanence.

C’était grossièrement la situation dans laquelle je me trouvais lorsque Berluti m’a contacté pour me proposer d’intégrer la maison.

Je dois avouer qu’entrer chez Berluti était tout simplement un rêve pour moi et je remercie vivement Antoine Arnault de m’avoir donné cette opportunité unique.

Hugo Jacomet : Si je vous comprend bien,  le bottier  court d’abord après les clients, puis après ce sont les clients qui courent après lui car il n’a que deux mains ! C’est un cercle infernal. Est-il encore possible de réussir dans ce métier en travaillant seul ou avec un ouvrier en 2014 ?

Anthony Delos : Tout dépend de votre objectif. Je connais quelques bottiers en province qui ont choisit la qualité de vie, qui préfèrent se contenter de quelques clients par an plutôt que de développer leur affaire et qui sont très heureux comme ça. Dans ce cas, je pense que c’est encore possible mais c’est un choix de vie différent et ce n’était pas ma vision de l’entreprise au moment de mon installation. Après plusieurs années, je vois cependant les choses différemment et je comprends aujourd’hui très bien ce type de choix.

En revanche, s’installer avec l’ambition de venir chasser sur les terres des nouveaux gentlemen élégants qui sont courtisés par tous les bottiers de la planète, est une toute autre histoire.  Et le nerf de la guerre, c’est la main d’oeuvre et donc la capacité à recruter mais aussi, et surtout, à former des jeunes bottiers. Et c’est surtout ce dernier point, capital, qui pose problème aux petites structures qui n’ont souvent pas les reins assez solides pour recruter et pour avoir le temps de former des employés.

Quand j’ai accepté la proposition de Berluti, j’avais deux apprentis en première année d’apprentissage, un jeune ouvrier et mon chef d’atelier, Laurent Maitre, qui est mon compagnon de route depuis 2006 et qui d’ailleurs dirige toujours l’atelier des Rosiers. Non seulement ont-ils tous été embauchés par Berluti, mais à ce jour j’ai déjà aidé à former cinq jeunes bottiers ce qui, pour moi, est très important et fait partie intégrante du métier.

Ce rapprochement avec Berluti a donc été pour moi et pour mon équipe, une formidable opportunité nous permettant d’exercer notre métier dans les meilleures conditions possibles dans l’une des plus grandes et des plus belles maisons du secteur.

Hugo Jacomet : Continuez vous à faire des souliers ?

Anthony Delos : Lorsque j’ai dit oui à Berluti, j’ai posé deux conditions : tout d’abord le maintien de mon atelier aux Rosiers sur Loire avec mon équipe (ce qui est le cas) et ensuite la possibilité pour moi de continuer à faire des souliers. Je n’y peux rien, je suis fait ainsi : il m’est en effet  impossible de m’éloigner de mes outils plus de trois semaines sans commencer à sentir un manque.

Donc oui, je continue à faire des souliers et des bottes même si, évidemment, mes responsabilités dans l’atelier couvrent également d’autres domaines, comme la création des formes, l’organisation du travail, le contrôle qualité et la formation des jeunes bottiers. En fait je veille à faire en sorte de fabriquer directement au moins une paire par mois. J’ai par exemple récemment refait, pour un client, la bottine Balmoral avec laquelle j’avais remporté mon concours de Meilleur Ouvrier de France. Cette bottine, d’une haute technicité (voir photo ci-dessous) a ceci de particulier qu’elle propose trois types de couture différents : le cousu trépointe, le cousu norvégien, mais aussi le « tressé norvégien » pour souligner le talon.

Hugo Jacomet : Parlez nous de votre nouvelle vie chez Berluti. Comment vous êtes vous acclimaté au fait de travailler sous la direction de quelqu’un alors que vous étiez seul maître à bord chez vous ?

Anthony Delos : Le monde des bottiers en grande mesure est un petit monde très spécial dans lequel tout le monde se connait et surtout se respecte.

Lorsque je suis arrivé chez Berluti en 2012 pour travailler comme adjoint aux cotés du chef d’atelier Patrice Rock, c’était pour moi un peu comme un retour aux sources. En effet il se trouve que j’avais déjà travaillé à deux reprises avec Patrice Rock : D’abord en 1999 comme ouvrier de pied (je travaillais sur ses commandes) et ensuite en 2001 comme formier, toujours chez Lobb. En fait je peux même dire que c’est Patrice qui m’a fait faire mes premières formes alors que je venais tout juste de terminer mon Tour de France.

Donc pour moi, entrer chez Berluti pour travailler avec Patrice Rock et Jean-Michel Casalonga (un autre bottier de grand talent), ce n’était pas une révolution, mais plutôt une évolution, certes spectaculaire, mais finalement très naturelle. C’était un peu comme revenir à la maison…

D’ailleurs, j’ai été recruté en 1993 par Hervé Brunelle, alors bottier d’équitation à Saumur, et, pour l’anecdote, la même année quand je suis entré en formation chez les Compagnons, mon maître d’apprentissage, Christian Dumoulin, était bottier chez Berluti.

Donc entre Berluti et moi, c’est en réalité déjà une longue histoire qui a démarrée bien avant 2012.

Hugo Jacomet : Quels sont les personnes qui vous ont marqué dans ce métier ?

Anthony Delos : Il y en a beaucoup par définition, car c’est l’esprit même des Compagnons du Devoir du Tour de France : rencontrer des maîtres, recueillir leur savoir avant, à notre tour, d’exercer et de transmettre.

J’ai ainsi beaucoup appris de grands professionnels bien connus dans le métier comme Christian Dumoulin (à l’époque chez Berluti donc) ou comme Philippe Atienza chez Lobb. Mais j’ai aussi beaucoup appris de personnalités comme mon vieux maître Michel Boudoux (aujourd’hui âgé de 85 ans), bottier pour femmes avenue Montaigne ou Stéphane Jimenez cordonnier bottier à Bordeaux. Mon Tour de France m’a également permis d’apprendre l’orthopédie qui reste, selon moi, un complément très important pour un bottier. Avec René Gervais, déjà à l’époque de mon Tour de France l’un des tous derniers bottiers orthopédistes, puis en Allemagne (en 97 et 98) où j’ai eu la chance d’être formé par Peter Brummer, un patron exceptionnel spécialiste des pieds diabétiques.

C’est à cette époque que j’ai compris l’importance capitale du « chaussant. » En effet les personnes atteintes d’une certaine forme de diabète n’ont plus de sensations au niveau des pieds et donc ne peuvent pas se rendre compte si un soulier leur fait mal ou pas. Ils peuvent même se blesser sans le sentir et cela peut avoir des conséquences très graves, d’où l’importance d’un chaussant parfait.

Hugo Jacomet : Vous êtes reçu Compagnon du Devoir en 1999. Que se passe t’il ensuite ?

Anthony Delos : En 1999 je rentre chez Lobb pendant un an avant de prendre, en 2000 et 2001, la responsabilité de la formation des aspirants et des apprentis compagnons du Tour de France pour le compte de notre association.

Puis de 2001 à 2004, je reviens chez Lobb comme formier aux côtés de Patrice Rock sous la direction de Philippe Atienza. Pendant quatre années, j’ai ainsi pu parfaire ma technique de formier avant de décider de me mettre à mon compte en 2004 car j’avais envie de faire aussi des souliers et plus seulement des formes.

C’est ainsi que je rachète une petite cordonnerie rue Constance à Montmartre (qui donnera son nom à l’un des modèles les plus célèbres de Delos, le « Constance » ndlr). Mes débuts sont évidemment très modestes puisqu’en 2004, à coté des travaux de cordonnerie qui sont l’essentiel de mon activité, je ne réalise que quatre paires sur mesures. En 2005, je réalise quinze paires. A cette époque je décide de mettre en place un site internet pour faire connaître mon travail. Dans les années qui suivent ma production augmente de façon stable pour finalement atteindre quarante paires en 2007.

C’est à ce moment que je décide de fonder mon atelier dans ma région d’origine près de Saumur afin d’avoir un outil de travail digne de ce nom et de faire face à l’évolution de ma clientèle et de mon activité. Cet atelier, organisé en U, je l’ai dessiné, conçu et réalisé avec mon père.

En 2009, en pleine crise, je décide de reprendre un petit show-room à Paris (rue Volta) pour recevoir mes clients et ma vie est alors rythmée par d’incessants voyages entre les Rosiers sur Loire et Paris, avant que Berluti ne décide finalement de me proposer d’intégrer l’entreprise.

Hugo Jacomet : Quelles sont vos responsabilités exactes au sein de l’atelier mesure de Berluti ?

Anthony Delos : Je suis l’adjoint de Patrice Rock avec des responsabilités spécifiques de contrôle qualité pour les deux ateliers (Les Rosiers et Paris). J’ai également la responsabilité des clients mesure en Russie, au Moyen Orient et au Japon (où les hommes ont un pied très particulier ndlr). Je voyage donc énormément pour mesurer les clients, faire les essayages et les livraisons. J’ai également des clients à Londres, en Italie et en France. Une vie bien remplie !

Hugo Jacomet Berluti possède un univers esthétique et stylistique très fort et reconnaissable entre tous. Comment avez vous fait pour vous adapter à celui-ci ? Est-ce une contrainte pour vous ?

Anthony Delos :Berluti est un très grand nom de notre métier car cette maison possède, avant tout, une vision très singulière du soulier masculin. Les formes, les patronnages, le cuir utilisé (le Venezia, très adapté pour donner une profondeur incroyable aux patines), tout est particulier dans cette maison qui a été parmi les premières à faire rêver les hommes avec des souliers.

Pour un bottier comme moi, avoir un tel outil de travail, de telles équipes et un tel univers esthétique est donc loin d’être une contrainte. C’est plutôt une formidable chance de mettre mon savoir-faire au service d’une maison à laquelle le monde du soulier sur mesures à Paris dans son ensemble doit évidemment beaucoup. Et il me reste tellement de choses à apprendre…

Entretien réalisé  le 10 juin 2014.

A noter une belle série de mini-vidéos sur le site de Berluti montrant les différentes étapes de la fabrication d’un soulier sur mesure : LE SUR-MESURE BOTTIER

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