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Yves Lacoste : « Nous n'avons jamais eu autant besoin de la nation que dans un monde devenu multipolaire »
©Reuters

Eloge de la nation

Tandis que le monde continue de s'inscrire dans une logique de mondialisation, les nations restent des entités importantes, dotées d'un rôle à jouer sur la scène géopolitique notamment.

Yves Lacoste

Yves Lacoste

Yves Lacoste est un géographe et géopolitologue français. Il est professeur émérite de géopolitique à l’Université Paris-VIII (Saint-Denis), et fondateur de l'Institut Français de Géopolitique (IFG). 
 
 
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Atlantico : Votre livre, Aventures d'un géographe, revient sur les grands moments de votre vie de géographe. En entrelacs, on y retrouve le fil rouge de votre carrière, ou comment la géographie trouve sa justification, d'abord, dans l'action. Depuis une dizaine d'années, la scène géopolitique semble s'être regarnie, ranimée :  printemps arabes, Syrie, Crimée, Corée du Nord ou projet chinois de Route de la Soie, entre autres. Depuis lors, on entend souvent parler de "retour de l'histoire". Ne s'agit-il pas plutôt d'un retour de la géographie ?

Yves Lacoste : C’est l’un et l’autre. L’histoire et la géographie sont indissociables. Parfois, on considère que l’enseignement des deux matières est une sorte de commodité administrative pour n’avoir qu’un professeur : c’est une réduction à une simple réalité pratique dont les enseignants d’histoire comme de géographie ne mesurent pas l’importance. Ce lien entre l’histoire et la géographie est en fait fondamental. La revue que j’ai créé en 1976 porte le nom d’Hérodote, qui a été il y a 25 siècles le premier des historiens disent les historiens, mais je rajoute qu’il fut aussi le premier géographe. C’est indissociable. Certains historiens trouvent qu’il est inutile de parler de géographie. Le grand historien postérieur à Hérodote est Thucydide, lequel peut leur paraitre suffisant. Mais là où Hérodote se soucie tout autant de conflits qui se sont passés avant lui ou qui risquent de se passer après lui, et ce dans de très grands espaces, les Historiens de Thucydide s’intéressent à des espaces grecs, entre petites cités telles Athènes et Sparte. 

On peut donc parler de retour de l’histoire, même si elle n’a jamais vraiment cessé d’être là. Cela voudrait dire qu’on se réfère à une histoire plus ou moins ancienne. A l’heure actuelle, je dirai qu’on ne se réfère plus tant que cela à l’histoire.

L’actualité de la guerre froide, par exemple ? Ou le retour de grands thèmes historiques en Pologne ou en Turquie ?

Oui, l’affrontement de grandes puissances. Mais c’est une histoire relativement récente. A la rigueur on peut remonter à 1917. C’est juste la preuve qu’on ne peut pas se passer de l’histoire. Le phénomène que j’ai appelé géopolitique avait été invoqué par les géographes allemands après 1918, selon leur point de vue, avant que cela soit repris et déformé par les partisans de Hitler. Ils ont fini par raconter qu’il y avait des espaces géographiques qui étaient préparés par la nature, comme d’autres disent par Dieu, et ce en fonction de leurs intérêts. De la même façon que notre pré carré est une construction !

Cette agitation s'explique-t-elle par un retour des nations en résistance à une implosion de l'idée nationale, à une dissolution de l'idée de nation dans la mondialisation ? Vous-même aviez défendu l'idée de nation comme communauté linguistique et politique, contre un nationalisme d'exclusion. Faut-il encore croire et défendre la nation ?

Il y a slogan qui m’agace depuis son origine : « sans frontières » ! L’Europe est une bonne chose quand on considère qu’après deux guerres, des pays comme la France et l’Allemagne puissent s’entendre et s’écouter. Mais cela ne m’a jamais fait abandonner l’idée de « ma nation », et non pas « la nation ». La France, c’est d’abord ma nation - ce qui n’exclue pas qu’elle le soit aussi pour d’autres. A gauche, on a cru qu’il fallait s’en débarrasser, que c’était l’affaire de la droite. Quand j’ai écrit à la demande d’un éditeur mon livre « Vive la nation ! », on a déclaré que Lacoste est passé à droite. Et quand j’ai sorti avec Frédéric Encel « Géopolitique de la Nation-France », quelle pagaille ce fut ! J’étais à droite ! Et ce même si d’évidence j’ai des liens très étroits avec le Maghreb - et ce tout en ayant conscience des conséquences post-coloniales, par exemple à la fin de la guerre d’Algérie. A l’époque je me disais que les Algériens ne voudraient plus venir en France et ne parleraient plus français ! Ceux qui avaient combattus une partie de l’armée française (les kabyles que Camille Lacoste, ma femme, connaissait très bien) étaient là un an après en France. Et De Gaulle avait considéré que s’ils se tenaient tranquilles, il n’y avait pas de problème à ce qu’ils viennent. Et ceux qui étaient en France pendant la guerre sont restés majoritairement, et ceux qui sont repartis sont généralement revenues très vite, pour des raisons qui sont compliquées à expliquer. 

L’idée de nation n’est-elle pas trop occidentale ?

Je défends l’idée de nation. La nation est une idée géopolitique, qui se réfère à du territoire, qui a ses contradictions. Il y a évidemment plusieurs définitions de la nation, plus ou moins conscientes. Nous avons jamais autant eu besoin de cette idée de nation que dans le monde devenu multipolaire.

Evidemment cela n’a pas toujours été ainsi. On s’insurge contre la colonisation (il y en a eu à peu près partout). Mais la plupart d’entre eux ne se référaient pas à la nation. Il y avait des peuples, ce qui n’est pas la même chose. En Afrique orientale, il y avait des peuples très conscients de leurs identités, de leurs antagonismes. Chez eux, c’est progressivement que l’idée de la nation est venue chez eux. Les tirailleurs sénégalais par exemple, unité qui date du XIXe siècle et où ils étaient dirigés par des officiers français, venaient de tel ou tel peuple. Ils étaient Wolof ou ceci ou cela, et jusque-là ils ne s’aimaient pas plus que cela. Une fois qu’ils ont été tirailleurs sénégalais, sous le drapeau français, ils en ont tiré de la fierté, ce qui fait que pour l’idée de Sénégal est devenue quelque chose d’important. Le Sénégal est devenu indépendant sans rompre, de façon pragmatique, avec la France. 

Dans votre livre, vous évoquez aussi la vitalité dans notre société de "la question postcoloniale", dont vous déplorez qu'elle soit traitée trop souvent de façon anachronique et idéologique. Quel regard le géographe peut-il apporter pour que cesse la polarisation des opinions et des citoyens autour de cette question, toujours brûlante d'actualité ?

Je ne réponds pas en tant que géographe, mais en tant que Yves Lacoste ! Je suis né à l’hôpital militaire de Fès, au lendemain de la guerre du Rif. Cela a été une guerre terrible. Mais il faut bien dire que la domination française au Maroc s’est faite de façon complètement différente de l’Algérie. 

Aujourd’hui, il est grand temps qu’on aborde sérieusement le problème colonial. Il faut en parler pour sortir de cette période post-coloniale. Après la décolonisation, il y a une première phase lors de laquelle les choses se sont plutôt bien passées, par exemple après une guerre terrible de 7 ans avec les Algériens. Mais depuis 2015, cela se passe très mal. Et cela devrait, hélas, continuer. Il serait bon de rappeler que la colonisation n’a pas été menée partout pareil. Par exemple en Afrique du Nord, c’est la cavalerie et l’armée de terre qui a mené la colonisation. Et dans l’Afrique qu’on appelait « noire », c’est la marine et son infanterie de Marine. Et il ne faut pas oublier que les officier de Terre et de la Marine ne s’aiment pas ! Les officiers de la Marine, à commencer parce que les marins savent calculer la latitude et la longitude ce qu’ignorent généralement les officiers de l’armée de Terre. 

On pense donc qu’il est évident que la colonisation a été menée, comme en France, par l’armée. Mais pour les colonies britanniques, ce n’est pas l’armée qui a colonisé. Par exemple pour la conquête de l’Inde, c’est la Compagnie des Indes Orientales qui date du début du XVIIe siècle qui engageait des armées privées. Et cela s’est fait progressivement, sans conflit. On appelait cette armée des cipayes, et ils étaient d’ailleurs plutôt bien payés. Dans les colonies britanniques d’Afrique, c’étaient d’autres compagnies qui ont acheté le privilège d’avoir dans un espace le privilège du monopole du commerce et de l’exploitation des richesses. Au Nigéria, grand Etat, c’était une compagnie qui avait sa propre armée, dont les officiers pouvaient avoir été par telle ou telle puissance en Chine ! 

En revanche, quand les Anglais se sont en allé, les choses se sont dégradées entre musulmans et hindouistes. A l’indépendance de l’Inde, les leaders du Pakistan et de l’Inde en sont venus à demander à un avocat anglais, qui n’avait jamais mis les pieds dans la région, de tracer leur frontière. L’apprentissage de la nation a été douloureux, avec des migrations de millions de musulmans.

Parler de « colonialisme » pour englober toute les colonies du XIXe et XXe siècle consiste donc en une simplification qui ne dirait plus rien du fait colonial ?

Il faut se refuser à la simplification, et considérer que tout est « le colonialisme ». C’est un raisonnement marxiste, raisonnement que je connais bien. Mais la vérité, c’est qu’il y a des faits coloniaux différents, à des périodes différentes… il ne suffit pas de dire « c’est le colonialisme » ou « c’est le capitalisme ». Le capitalisme, ça fonctionne de manière différente, à commencer par son début en Italie, au Moyen-Age qui n’a rien à voir avec ce qu’on a connu au XIXe siècle ou ce qu’on connait aujourd’hui. Le capitalisme, le colonialisme… et bien sûr tout cela allait changer avec le socialisme ! Evidemment, tout est plus compliqué que cela. Mais il faut que ceux qui peuvent tenir un discours, être entendus, se rendent compte que les choses sont beaucoup plus compliquées afin d’être capables de sortir des caricatures et simplifications néfastes qui ont tendance à polariser le débat actuel.

Le problème de la France, c’est qu’elle a pris le phénomène colonial comme une chose de son fait. Si on se penche sur la conquête de l’Algérie en 1830, on voit qu’il est très étonnant qu’on y soit resté, que ce n’était pas du tout évident. L’expédition d’Alger se fait d’abord au dépens des Anglais, qui trouvent que cela diminue beaucoup l’importance de Gibraltar. Au même moment, il ne faut pas oublier qu’en Belgique éclate, une révolte où l’on chante la Marseillaise ! Parce que par opposition en Algérie, cela ne devait durer que trois semaines. Et l’Algérie est complètement différent du Maroc, ne serait-ce parce que l’Algérie fait alors partie de l’Empire Ottoman et que le Maroc non. Le bey d’Alger est un fonctionnaire turc. Et son coup d’éventail lancé à l’ambassadeur français en 1827 entraine une intervention conjointe des Russes, des Anglais et de ce qui reste de la flotte française après Trafalgar. La flotte ottomane est alors détruite lors de la bataille de Navarin. Les Marocains regardent cette défaite avec satisfaction. Il faut savoir que quand l’armée turque a tenté d’envahir le Maroc, elle a subi une défaite dont les Marocains sont encore très fiers. Et le Maroc ne devait normalement pas être un protectorat, Lyautey ne devait normalement pas se rendre au Maroc, c’est le Sultan qui, après les émeutes du Rift qui entraine le massacre de sa propre garde, fait venir Lyautey. Et c’est Lyautey qui a relancé l’idée de la continuité marocaine, s’appuyant sur la grande histoire des Almohades et Almoravides qu’il exhume avec l’aide d’historiens. Entre l’Algérie et le Maroc, on a une histoire pré-coloniale différente, une histoire coloniale différente et une histoire post-coloniale différente. C’est cette complexité là qu’il faut faire ressortir aujourd’hui. 

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