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Vous avez aimé la mondialisation (et son impact sur les classes moyennes), vous allez adorer la métropolisation
©Reuters

A inégalité, inégalité et demie

Alors que le gouvernement présente ce mercredi un projet de loi pour répondre à "l'apartheid social" visible en France selon Manuel Valls, les inégalités territoriales françaises sont aujourd'hui accentuées par un phénomène de "métropolisation".

Guillaume Poiret

Guillaume Poiret

Guillaume Poiret est docteur en géographie et aménagement, agrégé de géographie. Maître de conférences à l'Université Paris Est Créteil, il enseigne également à Sciences-Po Paris et travaille au sein du laboratoire Lab'Urba.

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Cynthia Ghorra-Gobin

Cynthia Ghorra-Gobin

Cynthia Ghorra-Gobin est directrice de recherche CNRS au CREDA et professeur invitée à Berkeley.
Docteur d’État en Géographie (Université Paris 1) et Ph.D. en planification urbaine (UCLA), elle est l'auteure de nombreuses publications. Son dernier ouvrage s'intitule La métropolisation en question (PUF, collection la ville en débat, 2015).

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Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Atlantico : En janvier 2015, Manuel Valls dénonçait l'existence, en France, d'un "apartheid territorial, social et ethnique". Pour y faire face, le Gouvernement examine ce mercredi en conseil des ministres la nouvelle loi "Egalité et Citoyenneté". Le constat du Premier ministre n'est-il pas en partie justifié, si l'on en croit le rapport du Secours catholique publié ce 11 avril, qui pointe les grandes disparités territoriales dont souffre l’Île-de-France ? Au-delà de cette région, peut-on dire que les grands pôles urbains français se caractérisent par de fortes inégalités sociales et économiques ?

Laurent Chalard : Si l’emploi du terme "apartheid" par le Premier ministre Manuel Valls était particulièrement maladroit, étant donné sa connotation qui ne correspond pas du tout au contexte français, il n’en demeure pas moins que la métropole francilienne se caractérise par de profondes disparités socio-spatiales, comme les autres grandes métropoles des pays développés, Paris ne se distinguant guère de Londres ou de New York. Comme l’a montré la sociologue nord-américaine Saskia Sassen, les villes globales se caractérisent par un processus de dualisation de leur profil socio-économique, avec d’un côté des cadres surqualifiés et de l’autre des immigrés pauvres peu qualifiés, les effectifs des classes moyennes ayant tendance à s’amoindrir. Ce processus se traduit sur le plan spatial, ces différentes populations n’habitant pas dans les mêmes quartiers, sauf exception. En conséquence, en Île-de-France, le processus ancien de concentration des cadres dans l’ouest francilien se poursuit alors que les immigrés pauvres voient leur part augmenter sensiblement dans le quart nord-est de la métropole, ce qui accentue les disparités de richesse entre les territoires.

La métropolisation touchant aussi les autres grandes agglomérations françaises, le processus de différenciation socio-spatiale s’y retrouve donc, chacune ayant ses quartiers chics (ouest lyonnais, pays d’Aix dans la métropole marseillaise, sud-est toulousain, triangle "BMW" dans la métropole lilloise…) et ses quartiers pauvres (est lyonnais, nord de Marseille, Le Mirail à Toulouse, Roubaix/Tourcoing dans la métropole lilloise…), quelle que soit leur dynamique économique.

Cependant, il ne faut pas être surpris de cette situation car il convient de garder en tête que les disparités socio-spatiales sont une caractéristique intrinsèque du fait urbain, qui ne date pas d’aujourd’hui ! Dans ce cadre, les principales nouveautés concernant le cas français apparaissent de deux ordres. La première relève du changement d’échelle, puisque désormais les différences ne sont plus uniquement au sein de la ville-centre, mais sur un périmètre beaucoup plus large, celui de l’aire métropolitaine, comprenant ville-centre, banlieues et espace périurbain. La seconde nouveauté concerne le caractère ethnique de la différenciation spatiale, qui s’ajoute au caractère social, la rendant plus marquée.

Guillaume Poiret : Le premier Ministre fait de la politique, cela est bien normal. Il cherche donc une formulation choc qui sera reprise et commentée. En cela, il a réussi. Sur le fond cependant, parler d’apartheid pour le cas français est inexact, maladroit et contradictoire. Ce terme renvoie à une séparation raciale des individus, fruit d’une politique spécifique et volontariste à tout le moins. J’emploie le mot race à dessein puisque c’était celui en usage alors en Afrique du Sud. Je rappelle qu’un noir ne pouvait alors loger dans une ville blanche, il n’avait le droit ni d’acheter un terrain ni un logement. Il s’agissait d’une séparation stricte avec des villes racialisées. On comprend l’inexactitude du rapprochement.

Pire, l’emploi de ce terme laisse à penser que le Premier Ministre estime que la situation territoriale qu’il décrit est fruit d’une politique volontaire de séparation des individus. La République aurait donc séparé les individus selon des critères ethniques. On devine la maladresse de la comparaison.

Enfin, le premier Ministre se réclame d’une tradition républicaine égalitaire et méritocratique. Il est dès lors contradictoire d’associer la République tant à l’égalité qu’à la discrimination. Je suis assez circonspect sur l’usage de ce terme qui est daté et doit le rester. Vouloir trouver la formule la plus percutante ne doit pas conduire à des rapprochements ineptes.

On peut à bon droit parler de fragmentation spatiale en France pour montrer qu’au lieu d’un continuum territorial, on voit se succéder des espaces différents sociologiquement et fonctionnellement tandis que les séparations entre chaque espace sont parfois très marquées. En ce sens, les villes françaises sont marquées par une fragmentation croissante entre des territoires pauvres d’un côté et des territoires plus riches de l’autre. Les inégalités dans les grands pôles urbains ont en effet fortement progressé. Elles sont par ailleurs très nettement spatialisées davantage à l’échelle du quartier qu’à celle de la commune.

Pour autant, d'autres graves inégalités géographiques semblent aujourd'hui davantage liées à un phénomène de "métropolisation". Comment analyser ce double niveau d'inégalités territoriales ?

Laurent Chalard : Il n’existe pas de différenciation entre les deux types d’inégalités géographiques pour la bonne raison qu’elle sont les deux faces différentes d’un même phénomène, la métropolisation, dont les effets s’exercent à plusieurs échelles. A l’échelle locale, cette dernière renforce la fragmentation interne au sein des grandes agglomérations, ce que nous venons de voir dans la question précédente. A l’échelle nationale, la métropolisation favorise le développement économique des grandes villes au détriment des autres territoires, qu’ils soient ruraux ou urbains. En effet, les villes moyennes sont fortement concernées par le déclin, leur taille n’étant pas suffisamment importante pour amorcer un processus de métropolisation, leur permettant de créer massivement des emplois dans le tertiaire supérieur, sauf si elles sont des villes-satellites d’une grande agglomération. C’est cet ensemble de territoires hétéroclites que le géographe Christophe Guilluy propose de dénommer "France périphérique", terme qui fait désormais partie du langage courant médiatique.

Guillaume Poiret : La métropolisation est la traduction spatiale de la mondialisation. Elle voit les grands pôles urbains devenir de plus en plus attractifs en concentrant les investissements et les fonctions à forte valeur ajoutée. La mondialisation a conduit à l’existence d’une planète de nœuds et de vides. Certains territoires accumulent les richesses tandis que d’autres semblent négligés. Le rapprochement planétaire n’a pas la même dimension en tout lieu.

Cela amène à parler des territoires « perdants » de la globalisation que l’on oppose traditionnellement aux « gagnants ».

Toutefois, un tel discours doit être fortement nuancé par les faits. Dans les années 1980, les disparités interrégionales en termes de PIB/habitants augmentent à nouveau au profit notamment des métropoles, mettant fin à plusieurs décennies successives d’une forme de convergence entre les régions. Cependant, dans le même temps, les disparités en termes de revenu/habitant ne cessent de diminuer. En d’autres termes, il y a bien concentration des investissements sur quelques espaces riches mais le revenu des habitants de ces espaces progresse moins rapidement que celui des habitants d’autres régions. Ainsi en 1976 l’Ile-de-France représentait 27% du PIB national, elle en représente 29% en 2011 mais dans la même période, le revenu des Franciliens est passé de 25% du revenu national à 22%.

Ce phénomène s’explique comme le démontre les travaux lumineux de L. Davezies par d’importants mécanismes de redistribution publique (transferts de revenus notamment) mais aussi privée (tourisme, retraites, etc.).

Il faut donc se garder d’un tableau simpliste opposant deux France, une périphérique oubliée et une centrale dynamique. Dans les faits, les territoires « oubliés » captent une partie de la richesse produite par les territoires favorisés par la globalisation via une économie résidentielle développée. Il y a bien une accentuation des inégalités dans la production de richesses mais pas dans la répartition des revenus de ces richesses.

Formellement on a donc bien deux échelles d’inégalités territoriales et sociales entre les grands pôles urbains et le reste du territoire d’une part et au sein des grands pôles d’autre part. Néanmoins, cette analyse ne tient compte que du PIB et non du revenu. Les choses sont bien différentes si on prend en considération le revenu puisque les mécanismes de redistribution publics et privés jouent pleinement, tendant à réduire les inégalités territoriales. Ils ne gomment que partiellement les inégalités sociales dont le rapport du secours catholique se fait écho.

Le risque demeure cependant que les régions riches cessent de vouloir participer à la solidarité nationale. Au niveau européen, des tendances de ce type se développent.

Cynthia Ghorra-Gobin : Cette question est un peu ambiguë. Il existe d'importantes inégalités intramétropolitaines tout comme nous faisons face à des inégalités interrégionales. Y répondre exige des programmes différents. Pour ma part, je pense que les inégalités intramétropolitaines ne sont pas vraiment bien étudiées en France. Nous n'avons pas l'équivalent de l'Institute of Metropolitan Opportunity qui étudie les disparités spatiales intermunicipales aux Etats-Unis. Nous parlons de solidarité métropolitaine mais les chercheurs ne disposent pas de données permettant d'avoir une idée précise des redistributions intermunicipales.

Depuis la prise de conscience politique de ce phénomène d'une "France périphérique" laissée pour compte, quelles ont été les réponses apportées par les différents gouvernements ? Avec quelle efficacité ? Les politiques publiques ont-elles les moyens de corriger les inégalités liées à cette "métropolisation" ?

Laurent Chalard : Au-delà des discours s’adressant spécifiquement à cette France des invisibles, malheureusement, il convient de reconnaître que pas grand-chose n’a été fait pour remédier au décrochage de la France périphérique par rapport aux grandes agglomérations, toutes les politiques menées ces dernières années, aussi bien sous la présidence de Nicolas Sarkozy que sous celle de François Hollande, ayant plutôt tendance à renforcer la métropolisation ! En effet, le désengagement de l’Etat comme la politique de concentration des services dans une sélection de bourgs-centres de l’espace rural s’inscrivent dans une politique de reconnaissance du fait accompli. Sur le plan industriel, depuis la fin de la politique des pôles de conversion menée dans les années 1980, à quelques exceptions près, rien n’a été fait pour les territoires touchés par une désindustrialisation massive, les aides se concentrant sur les quartiers populaires des grandes agglomérations dans le cadre de la politique de la ville.

Guillaume Poiret : Comme je  le soulignais, il existe d’ores et déjà des politiques très fortes de redistributions qui nuancent les inégalités territoriales. A l’échelle du pays, rappelons que la politique française de continuité territoriale vise aussi à compenser certaines inégalités. Est-ce à dire que l’on peut lutter contre les inégalités générées par le caractère sélectif de la mondialisation ? Non seulement cela paraît peu probable mais de surcroît, les phénomènes de redistribution privée montrent que ce n’est sans doute même pas souhaitable. 

Cynthia Ghorra-Gobin : Il ne me parait pas opportun d'opposer comme certains le font la "France périphérique" et la métropole. En effet, comme je l'indiquais dans la réponse 2, les inégalités intramétropolitaines ne sont pas suffisamment étudiées. La métropolisation représente un bouleversement économique, social et culturel d'une grande ampleur parce que liées à la mondialisation et à la globalisation. Cette "révolution" (comme l'écrivent les chercheurs anglo-américains) exige de l'Etat qu'il repense son rapport au territoire national. La réforme territoriale en cours illustre bien la progressive mise en place d'un système territorial d'une nature autre.

Quelles sont les conséquences politiques d'une telle fracture géographique en France ? S'agit-il d'un facteur déterminant dans l'instabilité politique actuelle ?

Laurent Chalard : La principale conséquence politique est la défiance de plus en plus forte d’une partie du territoire vis-à-vis du pouvoir central, c’est-à-dire que la France a tendance à se défaire, puisque de plus en plus de citoyens de la France périphérique perçoivent les grandes métropoles cosmopolites comme des territoires hors-sol mondialisés, ne reflétant plus l’identité française, et qui ne s’occupent pas du devenir du reste du pays. La population et les élus se sentent abandonnés, ayant l’impression que l’on s’occupe plus des "autres", c’est-à-dire des immigrés non européens et de leurs descendants vivant dans les quartiers populaires des grandes métropoles, que d’eux, qui, à leur avis, ont plus de légitimité à être aidés, constituant le peuple autochtone. Il s’ensuit un repli identitaire significatif, qui conduit à la montée du vote d’extrême-droite, désormais sensiblement plus élevé dans l’espace rural que dans les banlieues populaires des grandes métropoles, contrairement à ce qui se constatait dans les années 1980. La fracture géographique contribue donc à renforcer l’instabilité politique actuelle, même si elle a aussi d’autres causes.

Guillaume Poiret : On entend souvent, suite aux analyses de Guilluy que la France périphérique est celle de l’abstention ou du vote FN. Cela est très discutable tout du moins suivant la définition que l’on donne de cette France « périphérique ». Si l’on parle des espaces ruraux et interstitiels entre les grands pôles urbains, ce que l’INSEE appelait le « rural isolé », le vote frontiste est moins élevé que dans d’autres espaces. Il est vrai qu’il progresse cependant mais il existe une forte hétérogénéité entre les territoires ruraux sur ce point. Il semble donc difficile d’établir ici une norme claire.

Si l’on entend les espaces périurbains, périphériques des villes mais appartenant à la dynamique urbaine, le vote FN y est en effet plus élevé. Le phénomène n’est cependant pas nouveau. Dès 1995, le vote frontiste est plus élevé dans les communes périurbaines comme le souligne J. Gombin. Ce sont les communes les plus éloignées du centre qui sont les plus concernées. Ce vote s’amplifie par la suite.

En d’autres termes, ce n’est pas la France périphérique au sens strict qui vote FN mais les franges des centres, des espaces périurbains.

Les inégalités sociales ont assurément un impact fort dans l’instabilité actuelle du pays. Ainsi, dans les territoires les plus inégalitaires, le vote contestataire est régulièrement le plus élevé.

Cynthia Ghorra-Gobin : Les inégalités intramétropolitaines représentent un sérieux enjeu pour l'avenir. Le développement économique d'une nation dépend désormais de la vitalité de ses métropoles. Les inégalités représentent une menace pour la soutenabilité des métropoles à moyen terme. L'instabilité de la situation actuelle relève principalement du fait que nous vivons une transition métropolitaine inhérente à la mondialisation et à la globalisation. Mais nous ne sommes pas tous d'accord sur ce diagnostic. Nombreux d'entre nous rêvent d'une époque qui n'est plus d'actualité et encore plus nombreux sont ceux qui militent pour ne rien changer et préfèrent vivre dans l'immobilisme. En d'autres termes, nous ne partageons pas une vision commune susceptible de nous mobiliser de manière pertinente.

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