Voilà pourquoi l’Occident aurait tort de croire que la confrontation avec la Russie cessera avec une potentielle fin de la guerre en Ukraine<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président russe Vladimir Poutine préside une réunion via une liaison vidéo à la résidence d'État de Novo-Ogaryovo à l'extérieur de Moscou, le 31 mars 2022.
Le président russe Vladimir Poutine préside une réunion via une liaison vidéo à la résidence d'État de Novo-Ogaryovo à l'extérieur de Moscou, le 31 mars 2022.
©Mikhail KLIMENTYEV / SPUTNIK / AFP

Objectifs du Kremlin

Alors que la télévision russe présente « l’opération spéciale » comme une entreprise de libération du peuple frère ukrainien du joug imposé par l’Occident, est-il illusoire de considérer que la confrontation avec la Russie cessera lorsque la paix reviendra en Ukraine ?

Jean-François Cervel

Jean-François Cervel

Jean-François Cervel est inspecteur général de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche (IGAENR) honoraire.

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Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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Atlantico : Alors que l’on évoque des pourparlers en Ukraine, certains croient que la confrontation avec la Russie s’achèvera avec la fin de la guerre en Ukraine ? En quoi est-ce illusoire ?

Françoise Thom : D’abord ces pourparlers ne laissent nullement espérer la fin de la guerre en Ukraine. Poutine a simplement compris qu’il ne pourrait faire une bouchée de ce pays et il a décidé de le débiter en tranches. Poutine n’est pas un homme du compromis. La guerre ne prendra fin que par la capitulation de l’Ukraine ou la défaite complète de l’armée russe. A supposer que Poutine parvienne à ses fins en Ukraine, il trouvera d’autres prétextes d’affrontement avec les Occidentaux. N’oublions pas que son objectif est la destruction de l’ordre international. Vladislav Sourkov, un des idéologues du régime, a récemment écrit que la Russie ne pouvait assurer sa stabilité interne qu’en exportant le chaos. Pour maintenir sa dictature, Poutine a besoin d’attiser l’hystérie de la « citadelle assiégée ». Comme l’écrit un autre idéologue du régime, Alexandre Douguine, en ces temps de guerre « les querelles idéologiques à l'intérieur et la méfiance à l'égard du Commandant Suprême [Poutine], voire la critique [de ce dernier] » n’ont plus lieu d’être.  « Ces deux attitudes héritées de l'ère d’avant l’opération Z  reviennent aujourd'hui à du sabotage. »

Jean-François Cervel : Nous sommes dans une situation d’affrontement global. Par conséquent, la guerre en Ukraine n’est qu’un épisode. Quelle que soit la sortie de cette guerre, lorsque Vladimir Poutine décidera de l’arrêter, cela ne sera qu’une étape dans le cadre de la guerre beaucoup plus générale que nous avons désormais entre régimes totalitaires et démocraties libérales. Nous sommes dans un dispositif d’affrontements qui va se généraliser.

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Que ce soit à la télévision russe ou dans les propos de ses idéologues, le discours comme quoi l’opération russe est en fait une guerre contre l’Occident semble fort. A-t-on insuffisamment conscience de cette rhétorique ? Quel est concrètement le discours des médias russes, de la télévision et des canaux de communication du Kremlin auprès des Russes et vis-à-vis de l'Occident ?

Françoise Thom : Les thèses de la propagande russe sont les suivantes. « L’Occident collectif » veut détruire la Russie car celle-ci défend sa souveraineté. Cet « Occident collectif » ayant pris la défense des « nazis » de Kiev, il est lui-même devenu porteur de l’idéologie du nazisme. Les Russes en Occident sont victimes de pogroms russophobes comme les Juifs sous le IIIe Reich. Il ne faut pas oublier que la télévision russe ne montre pas les villes ukrainiennes bombardées, les crimes commis par l’armée russe, elle présente « l’opération spéciale » comme une entreprise de libération du peuple frère ukrainien du « joug nazi » imposé par l’Occident. En même temps, répètent les propagandistes, la guerre justifie une « épuration » en Russie, l’expulsion ou l’arrestation des « nationaux-traîtres » de mèche avec l’ennemi occidental, récemment comparés par Poutine à des moucherons qu’il faut recracher. Les Occidentaux doivent comprendre que le régime russe voit dans la confrontation avec les démocraties libérales la condition de sa survie. Aucun « dialogue » ne changera cela.

Jean-François Cervel : Sur le fond effectivement, il s’agit d’une guerre contre l’Occident. Cet affrontement est clairement affirmé par tous les idéologues qui sont aux côtés de Vladimir Poutine. Certains estiment qu’il est temps de sortir de la dictature libérale qu’on leur impose depuis le XVIIIème siècle. Ils considèrent qu’il est nécessaire de revenir aux fondamentaux : l’identité, la nation, la religion.

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Nous sommes donc clairement dans un affrontement de type idéologique. La Russie tente de réaugmenter sa puissance et cherche à affaiblir l’Europe occidentale et les Etats-Unis. Mais il ne s’agit pas seulement d’un affrontement de puissance. Il y a avant tout un affrontement de système et d’idéologie. Il est théorisé et évoqué par Vladimir Poutine et par les idéologues qui sont dans l’entourage du dirigeant russe.

Vladimir Poutine a le plus grand mépris pour la démocratie libérale et tous ses excès. Ces considérations et ces opinions sont aussi partagées par le Parti communiste chinois.  

Dans son opposition à l’Occident faut-il lire la crainte de Vladimir Poutine d’un modèle attractif à ses frontières qui pourrait ébranler le régime ?

Jean-François Cervel : J’en suis profondément convaincu. Il s’agit d’une des raisons profondes de l’invasion de l’Ukraine. La Russie souhaite reprendre l’Ukraine dans le cadre de cette volonté de puissance afin d’accroître son territoire et pour revenir aux contours de l’Empire russe traditionnel.

Vladimir Poutine n’a pas accepté le mouvement de Maïdan car c’était une révolution à caractère démocratique. Pour le dirigeant russe, tout ceci était manipulé par les Américains et il était intolérable qu’il y ait un régime de type de démocratie libérale à ses portes.    

Quelle est la position et la mentalité des Russes vis-à-vis de la stratégie occidentale dans le cadre du conflit en Ukraine ? Qu’est-ce que les Occidentaux ne parviennent pas à saisir chez les Russes ?

Jean-François Cervel : Le régime poutinien est un régime totalitaire. Il a détruit toute liberté d’opinion et d’expression en Russie et fonctionne par  une propagande intégrale comme tout régime dictatorial. Le discours identitariste et nationaliste est certes très fort mais quand ils en ont la possibilité les peuples demandent la liberté et la démocratie.

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On l’a vu à Hong Kong contre la dictature chinoise ou à Minsk contre la dictature prorusse.  Seule la force aveugle des dictateurs écrase la volonté de liberté des peuples. C’est cette liberté que doit défendre le monde libéral.

Vladimir Poutine a notamment ouvert un nouveau front économique en exigeant que les « pays hostiles » paient le gaz russe en roubles. Vladimir Poutine veut forcer l'Europe à contourner ses propres sanctions et soutenir sa monnaie pour lui. L'Europe a-t-elle les moyens de refuser de jouer ce jeu ?

Jean-François Cervel : Il s’agit d’une des questions centrales à l’heure actuelle. Nous répondons à la guerre de Vladimir Poutine de manière très raisonnable par des sanctions économiques et en faisant très attention à ne pas aller sur le champ des enjeux militaires.

En se plaçant sur ce terrain-là, nous sommes dans une situation de faiblesse. Les relations économiques et financières entre l’Europe et la Russie et entre l’Europe et la Chine sont tellement fortes qu’il est difficile de les dénouer en un instant. Les liens économiques et financiers avaient été développés pendant plus de trente ans avec ces deux pays. Pour la Russie, les achats énergétiques occupaient une part importante des échanges. Des pans entiers de l’économie et de l’industrie dépendaient également de la Chine. Dénouer des liens qui ont un tel degré d’importance pour les Occidentaux est très difficile. Il est possible de le constater avec les entreprises qui se trouvent brutalement mises en porte-à-faux alors qu’elles avaient investi depuis vingt-cinq ans ou trente ans pour développer leur présence sur le marché russe et chinois.

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Il est donc très difficile d’interrompre tout cela en l’espace de quelques semaines. Il est certain que cela va avoir des conséquences extrêmement difficiles pour nous.       

Assistons-nous à un nouveau choc entre l’Occident et les démocraties autoritaires ? Comment sera-t-il possible de sortir de cette spirale négative ?

Jean-François Cervel : Il ne sera pas possible d’en sortir. Nous sommes dans une guerre de longue durée. Il y a désormais dans le monde un axe des totalitarismes qui a pour volonté d’abattre l’Occident en tant que puissance et en tant que système. Cet axe des totalitarismes risque d’être dominé de plus en plus clairement par l’oligarchie du Parti communiste chinois qui veut être la puissance dominante du monde en 2049. Nous sommes donc dans un conflit de systèmes. Il sera difficile de sortir de cette spirale-là et de trouver des arrangements. La dépendance de l’Europe à l’énergie, au gaz et au pétrole russes suscite l’inquiétude. Cela sera encore pire lorsqu’il faudra défaire les liens avec la Chine. Nous sommes actuellement totalement dépendants de nos ennemis. Que fait-on dans ce type de situation ? Des revirements stratégiques seront nécessaires.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, une série de régimes autoritaires se rallient à la Chine et à la Russie. Un certain nombre de partis de gauche de pays d’Amérique Latine disent ouvertement qu’ils soutiennent la Russie par anti-impérialisme américain. Un basculement et des cristallisations ont été constatés en l’espace d’un mois depuis le début du conflit.

Vladimir Poutine est sorti du bois avec cette guerre en Ukraine. Le conflit était larvé. Il y avait des cyberattaques, un espionnage industriel, des réseaux d’influence, de la corruption par l’argent russe et chinois. Le conflit était souterrain et engagé depuis des années. Maintenant, il faut prendre la mesure de ce conflit ouvert et de ce que vont être les conséquences de ce conflit ouvert pour nos systèmes. L’impact économique sera redoutable sur les questions du gaz et du rouble. L’avenir politique peut aussi être déterminant. Si Donald Trump revenait au pouvoir lors des futurs scrutins aux Etats-Unis ou qu’un candidat aux idées similaires l’emporte, le basculement serait total. Il n’y aura presque plus personne pour défendre la démocratie libérale. Nous serons revenus à une logique d’affrontements de puissances exclusives et donc d’identitarisme, ce que souhaitent les Chinois et les Russes.

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