Uber : l’entreprise qui sponsorise un “mouvement social” de ses propres employés dirigé contre l’Etat et la concurrence<!-- --> | Atlantico.fr
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La société Uber a indemnisé certain de ses chauffeurs qui manifestaient.
La société Uber a indemnisé certain de ses chauffeurs qui manifestaient.
©Reuters

Innovation

Alors que l'entreprise Uber fait face depuis des mois à une opposition virulente de la part de la corporation des taxis, le géant américain, fort de sa puissance financière, utilise même les mouvements sociaux pour innover et sauver sa position sur le marché français.

Erik Neveu

Erik Neveu

Erik Neveu est un sociologue et politiste français, professeur des universités agrégé en science politique et enseigne à Sciences Po Rennes.

Il est l'auteur de l'ouvrage "Sociologie politique des problèmes publiques".

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Atlantico : Cette semaine, des chauffeurs VTC ont manifesté dans les rues de Paris, bloquant plusieurs artères de la ville pour montrer leur opposition aux mesures pro-taxis de Manuel Valls. En soutien à ce mouvement social, l'entreprise Uber a suspendu son application 4 heures mardi et aurait proposé une indemnisation de 100 euros à ses chauffeurs qui manifesteraient. Comment expliquer cette attitude selon vous ? Quelle peut être la stratégie d'Uber derrière cela ?

Erik Neveu : C'est un classique des séquences de mobilisation que de voir des protagonistes battus dans une "arène" (le mot désigne un espace de prise de décision) en investir une autre pour continuer la lutte. Quand la Cour Suprême des USA a consacré le droit à l'avortement, ses adversaires ont abandonné les tribunaux pour manifester et faire le siège des cliniques qui pratiquaient des IVG. Uber a subi une série de défaites juridiques dont la plus récente est une condamnation fin janvier à verser plus d'un million d'euros à une organisation de taxis. Les recours juridiques ne sont pas épuisés. Mais on comprend qu'Uber puisse chercher à utiliser une autre "arène", celle de la mobilisation sociale. Une bonne partie de son personnel, qui sent son statut et son avenir menacés et fait face à la mobilisation des taxis, souhaitait exprimer ses alarmes. L’intérêt de la direction de l'entreprise rencontre ici celui de ses employés : faire pression sur les pouvoirs publics, opposer un autre point de vue à celui des taxis. Car la mobilisation permet aussi d'aller investir une "arène" supplémentaire : celle des médias. Les témoignages que les chauffeurs de VTC expriment devant les caméras ou que relaient les quotidiens montrent la complexité du dossier, l’impossibilité de l'écraser sur un modèle bons contre méchants – où qu'on place les "bons". Leurs récits sont aussi des histoires de personnes qui veulent bouger pour sortir de situation de détresse, de chômage, qui souhaitent une cohabitation avec les taxis. Voilà autant de thèmes qui, même lorsqu'ils viennent de chauffeurs indépendants, ne desservent pas le plaidoyer d'Uber autour des thèmes de la modernité, de la souplesse, de la création d'emplois. En ce sens, les actions de rue des chauffeurs sont un bon outil de communication pour Uber. Reste que, si elle est confirmée, l'offre d'une indemnité de 100 euros est une initiative très originale et à laquelle on trouve peu de précédents. Le quotidien financier La Tribune situait en août 2015 le chiffre d'affaires mondial d'Uber à deux milliards de dollars, montant aussi à prendre en compte pour situer ce que pèsent cent euros vers quelques centaines de chauffeurs manifestants, sans revenir sur le rendement médiatique de l'investissement.

Une telle coopération dirigeants-employés est-elle courante dans le monde des mouvements sociaux ? Historiquement, peut-on faire des comparaisons avec des précédents français ou étrangers ? Est-il courant de voir une entreprise faire des sacrifices financiers pour soutenir ses employés grévistes ?

La réponse est bien sûr négative lorsqu'un mouvement de grève se fait contre la direction de l'entreprise... Les investissements financiers éventuels se feront plutôt pour appuyer la partie du personnel qui n'est pas gréviste ou mobilisée, ou à titre préventif pour soutenir des syndicats qui se montreraient moins conflictuels. Pas plus tard qu'en décembre 2015, des condamnations pénales ont été prononcées suite à un usage acrobatique de plus de 15 millions d'euros venus des caisses de l'UIMM (branche métallurgie du patronat) destinés, selon les mots poétiques d'une des personnes poursuivies à "fluidifier le dialogue social". Comment donc ?

Mais les cibles de mouvements sociaux qui se déploient dans les entreprises ne sont pas toujours les dirigeants de l'entreprise. La mobilisation peut viser par exemple une réglementation communautaire qui menace un secteur d'activité, dire sa défiance pour une OPA hostile. Elle peut rassembler pour la défense d'une région. Le mouvement des "Bonnets Rouges" bretons de 2013 n'est pas loin de ces situations. S'il a vu manifester côte à côte employeurs et salariés à son apogée à Quimper, c'est une solidarité plus marquée qui s'est exprimée en d'autres moments. On a vu le PDG du groupe agroalimentaire Tilly en tête de son personnel dans une opération escargot sur une voie express Guingamp-Morlaix, et des manifestations du personnel recevoir l'appui des employeurs. Rien ne permet de dire que les gestes de soutien aient été au-dela de ces engagements symboliques. Mais penser la complexité et la variété de ce qu'on nomme "mouvements sociaux", c'est aussi être attentif aux situations ambivalentes, à des collusions troublantes. On peut en rencontrer lorsqu'une mobilisation trouve – ou se voit suggérer – un adversaire hors de l'espace de l'entreprise ou de l'administration. On a vu dans les années 1980 des Présidents d'université et des doyens "oublier" de compter les grévistes et donc d'opérer des retenues de salaire sur les personnes mobilisées contre la réforme de l'université promue par le ministre Savary. Le mouvement des bonnets rouges avait pris parmi ses cibles les portiques écotaxe... Une taxe qui n'était pas même appliquée devenait symbole des causes d'une crise de l'agro-alimentaire breton. Elle faisait manifester côte à côte ouvriers et employeurs, dont tous n'avaient pas fait preuve d'un immense talent d'anticipation sur des évolutions pourtant annoncées du marché de la viande.

Depuis son arrivée en France, Uber fait l'objet d'attaques virulentes de la corporation des taxis, sur fond d'accusation de concurrence déloyale. En quoi la puissance financière d'Uber, qui peut se permettre de suspendre son application et de subventionner des grévistes, contribue-t-elle à stigmatiser l'entreprise américaine ?

Est-il certain que le chiffre d'affaires ou la puissance d'Uber soit très familiers au gros des Français, que cela frappe assez pour produire un effet de stigmatisation ? On peut à l'inverse suggérer qu'Uber a l'habileté de surfer sur des thèmes valorisés par le Gouvernement et son ministre des Finances : flexibilité, innovation, déréglementation, création d'emplois.

Quand il y a stigmatisation, elle peut venir d'une forme d'arrogance de certaines multinationales, si assurées d'être à la pointe de l'innovation, de la modernité sociétale et technologique (on peut penser ici aux déboires de Monsanto sur les OGM) qu'elles ne font guère d'efforts pour s'adapter aux particularismes culturels, aux styles de vie et institutions des pays où elles interviennent. Uber peut certainement revendiquer d'apporter un élément de réponse au problème de l'insuffisance, peut-être du style de service, des taxis sur certaines grandes villes françaises. Mais élargir et diversifier une offre de service, est-ce régler la question de son articulation aux autres offres, de son rapport au droit français et communautaire, les chauffeurs de taxis ou de VTC sont-ils simplement des prestataires de service ou aussi des salariés dont il faut assurer la retraite, l'accès aux droits sociaux ? C'est le défaut de prise en compte simultanée de ces diverses facettes d'un problème global qui suscite difficulté.

Le soutien plus ou moins assumé des dirigeants d'Uber à ses chauffeurs grévistes peut-il faire pencher la balance de son côté dans ce conflit ? Les taxis peuvent-ils lutter à armes égales ?

Bien entendu, le fait de se voir appuyés et indemnisés est pour les chauffeurs d'Uber un élément de motivation. Mais ont-ils l'illusion qu'ils seraient perfusés financièrement pendant des semaines en cas de conflit long ? Et les taxis ont aussi des ressources non négligeables. La profession a marqué à plusieurs reprises sa capacité à s'organiser, à réagir vite (on se souvient peut-être qu'en 2008, les propositions du rapport Attali sur la profession furent promptement enterrées par le tandem Sarkozy-Fillon suite à la mobilisation de la profession). Si les chauffeurs Uber sont très mobilisés par ce qu'ils perçoivent comme une menace sur leur emploi, n'oublions pas que les chauffeurs de taxis ne sont pas moins "remontés". Une série d'informations publiées ces dernières semaines suggèrent que leur chiffre d'affaires a baissé de manière perceptible, et toute redéfinition en profondeur des règles du jeu entre taxis et véhicules avec chauffeur pose la question de la dépréciation des "licences" que les chauffeurs de taxi ont souvent payées autour de 200 000 euros et qu'ils entendent revendre à un niveau comparable. La simple mention de la somme rend intelligible la motivation des taxis. On peut penser que la clé du problème des transports individuels est là : comment sortir du système de licence sans spolier les taxis ? Que l'on piétine sur ce sujet depuis des années dit à la fois la difficulté des solutions et le peu d'imagination et de hardiesse des politiques de droite et de gauche face à une offre de transport notoirement inadéquate. Mais la Cour des Comptes ne vient-elle pas de relever que la modernisation des transports en commun en Île-de-France est encore plus calamiteuse ?

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